« Réensauvager » leur ferme, tel est le pari réussi d’Elsa et Sébastien dans la Drôme. Ils ont transformé 50ha de maïs industriel en polyculture élevage bio grâce à des pratiques vertueuses. Dernier chantier en date : la réouverture d'un cours d’eau enfoui sous terre en imitant les castors pour réhydrater la ferme du Grand Laval. Cette technique venue des Etats-Unis donne des résultats incroyables pour lutter contre la sécheresse et multiplier la biodiversité.
Réensauvager les fermes
La ferme du Grand Laval, 50ha en polyculture élevage bio, a été reprise en 2006 par Sébastien Blache. Il y a 2 ans, il a co-créé une association pour montrer les effets des pratiques menées sur le site pour la biodiversité, et la revitalisation du lieu qui s’opère grâce à une agriculture « laissant de la place au Vivant ».
Parmi les membres de l’association : le philosophe du Vivant Baptiste Morizot (co-auteur de notre livre-journal Forêts), l’ingénieur agronome Brice Le Maire, l’écologue Maxime Zucca, l’Historienne des représentations du vivant Estelle Zhong Mengual et la porteuse de projets engagés Madline Rubin.
« Réensauvager la ferme propose une autre approche à l’égard de l’hospitalité envers la biodiversité sauvage. De notre point de vue, le grand enjeu, ce n’est pas de faire venir un nombre d’espèces quantifiable, c’est de faire revenir des dynamiques écologiques » explique le fondateur Sébastien Blache sur leur site
Pour y parvenir, Sébastien Blache et Elsa Gärtner ont mis en place différents processus : des pratiques agricoles basées sur l’agroécologie avec zéro traitement chimique, laisser du « sauvage » et du bois mort un peu partout, jouer avec l’eau, replanter des haies assez larges et denses, ne pas être dans un contrôle et un entretien permanent, et enfin créer des mares.
Le but : « reconstituer un réservoir de mares ultra connectées et expérimenter les effets de la surdensité (1 mare par hectare sur la ferme en propriété) de dispositifs sur les populations de libellules, d’amphibiens, et d’animaux en tout genre »
Depuis 2 ans, la Ferme du Grand Laval a un partenariat avec l’agglomération Valence-Romans dans le cadre du Marathon de la biodiversité qui lui a permis de créer 17 mares, alors qu’il y en avait seulement 5 auparavant ; mais aussi de rouvrir un petit ruisseau qui était busé (enseveli avec un tuyau) depuis plusieurs dizaines d’années.
« On a mené une grande réflexion pour savoir si on le rouvrait en assumant que c’était sur une zone plutôt dédiée au pâturage des bêtes, donc le gain en terme de qualité de fourrage compensait la perte de surface. On veut vraiment cohabiter avec le sauvage. La grande philosophie du projet est qu’on assume d’être des coproducteurs avec l’ensemble des êtres vivants, que ce soit avec la faune du sol, les chauve-souris, les oiseaux, etc. On mise sur la complexité de l’écosystème de la ferme pour être plus résilients face aux ravages potentiels, et s’assurer une diversité des productions pour faire face aux aléas climatiques » explique Maxime Zucca, naturaliste et coordinateur de l’association, pour La Relève et La Peste
Le ru fait désormais 80m de long sur 6m de large ce qui équivaut à 500m2. Rouvert seulement en février 2023, le ru a déjà favorisé des changements spectaculaires avec l’arrivée d’insectes aquatiques, de libellules en grande quantité, de canards cols verts et d’oiseaux menacés comme des Gorgebleues à miroir ou un Merle à plastron. Le lieu est même devenu le seul site d’hivernage connu dans la Drôme de la Bécassine sourde.
Imiter les castors
En avril 2023, l’équipe de la ferme a poussé la démarche encore plus loin lors d’un chantier participatif impliquant les paysans du réseau « Fermes paysannes et sauvages » et les techniciens de l’agglomération. Ils ont élargi le lit de ce nouveau ruisseau en y construisant trois barrages comme ceux des castors. Ces structures temporaires ont des propriétés et des effets assez différents des ouvrages maçonnés par l’homme.
Ces ouvrages sont low-tech : réalisés à base de branches de saules, de luzerne, de terre et de cailloux, en mimant l’action des castors, guidés par le philosophe naturaliste Baptiste Morizot et un spécialiste américain des ouvrages castor mimétiques, Joe Wheaton, de passage en France. Les feuilles vertes sont importantes pour l’imperméabilisation et la tenue des barrages, en plus de tenir longtemps dans le temps dans l’eau.
« On a répliqué la façon dont les castors font leur barrage étape après étape, ils mettent les branches de manière parallèle au courant ou perpendiculaire quand il n’y en a pas beaucoup, ajouter du vert régulièrement, faire du mortier avec de la terre. Et comme il y a eu pas mal de gros orages ce printemps, on est venu réparer les ouvrages de temps en temps à la manière des castors, à la main avec les ressources sur place, c’est vraiment du low-tech zéro pétrole, facile à retirer ou à entretenir » explique Maxime Zucca pour La Relève et La Peste
La démarche va précisément à l’inverse de ce que les humains ont fait jusqu’alors. Durant des dizaines d’années, nous nous sommes efforcés de canaliser les rivières pour qu’il n’y ait plus d’obstacles à l’écoulement de la rivière. Résultat : les rivières vont droit à la mer et sont déconnectées de leurs nappes d’accompagnement qu’elles ne contribuent plus à remplir.
« C’est tout un apprentissage ! J’ai été surpris lorsque Joe Wheaton nous a recommandé de mettre les branchages dans le sens du courant, moi j’aurais fait tout l’inverse. Au début, le cours d’eau faisait 1m de large. C’est prodigieux de voir à quelle vitesse le ruisseau répond avec seulement 3 ouvrages castors mimétiques. Le niveau a remonté de plusieurs dizaines de cm alors que l’eau s’écoule toujours à travers les branches, et cela a ré-imbibé les nappes tout en amont. » détaille Maxime Zucca pour La Relève et La Peste
Ralentir les rivières permet de les remettre en contact avec les nappes : lors des hautes eaux au printemps avec les inondations du lit majeur, l’éponge souterraine se remplit et va restituer l’eau à la rivière l’été. Une formule gagnante qui fait déjà ses preuves à la ferme du Grand Laval : la prairie est encore humide en plein été !
« Les feuilles de toutes les herbes et les plantes alentour sont bien plus vertes que l’an dernier, la nappe reste très haute à côté et du coup on a encore un marais au mois de juillet ce qu’on n’avait jamais vu auparavant, sur une prairie située à 50m du ruisseau ! L’eau passe sous la terre plantée de luzerne et va réhydrater la prairie adjacente » s’enthousiasme Maxime Zucca auprès de La Relève et La Peste
Ces ouvrages n’empêchent pas les poissons de vivre, bien au contraire. Ils ont évolué avec les castors pendant des millions d’années : leurs barrages permettent d’avoir des zones de frayère (nids pour les alevins) le long des cours d’eau et de refroidir la température de l’eau lors des chaleurs estivales lorsque l’éponge créée par les nappes d’accompagnement restituent l’eau stockée au printemps à la rivière.
« Beavers Believers », un mouvement international
Si elle détonne en France, la démarche grandit aux Etats-Unis depuis plusieurs années grâce au travail de pionniers dans le domaine comme Wally Macfarlane et Joe Wheaton qui ont développé un programme de restauration autour du castor (the Beaver Restoration Assessment Tool ou BRAT) à l’Université de l’Utah.
En Idaho, ranchers et écologistes œuvrent de concert pour restaurer les zones humides : alors qu’elles ne représentent que 5% du paysage, elles sont vitales pour plus de 90% des espèces vivant dans la zone pendant la saison sèche. Or, lorsque la neige fond au printemps, s’il n’y a pas d’interruption, l’eau douce coule directement sur la terre, dans les rivières et jusqu’à l’océan.
A l’inverse, lorsque les castors construisent des barrages sur les cours d’eau, ils dispersent naturellement l’eau et la retiennent sur la terre plus longtemps, ce qui profite à de nombreuses plantes et crée des habitats comme des étangs et des prairies.
Le pêcheur Cory Mosby, membre de l’« Idaho Fish and Game », a observé que les écosystèmes restaurés offrent de meilleurs endroits où vivre pour les espèces aquatiques – comme le saumon et la truite – et les créatures terrestres – tel le tétras des armoises et le cerf hémione. De la même façon, un projet à Bridge Creek, dans l’Oregon, a entraîné une augmentation de 170% de la truite arc-en-ciel, selon Nicolaas Bouwes, chercheur à l’université d’État de l’Utah.
Les barrages créent également plus d’eau potable fraîche et de meilleurs pâturages pour le bétail, et ils rendent le paysage plus résistant aux incendies, grâce à une végétation très humide, et à la sécheresse. Un constat validé par les données satellites de la NASA qui s’est joint au programme pour observer l’évolution des paysages une fois les castors revenus.
L’engouement étasunien pour les rongeurs est tel que ses nouveaux fans ont un nom : les « Beavers Believers ».
Jay Wilde, éleveur dans l’Idaho, est l’un d’entre eux. Il a commencé la restauration des cours d’eau grâce au « castor rewilding » en 2014. Il y a maintenant plus de 200 barrages de castor le long du ruisseau Birch près de Preston, ce qui fait que le ruisseau coule 40 jours de plus dans l’année.
Comme aux Etats-Unis, les paysans drômois espèrent que la reproduction de leurs habitats inciteront les castors à revenir, en leur laissant assez d’eau pour qu’ils construisent leurs terriers-huttes, et qu’ils n’auront plus besoin de s’occuper des ouvrages. Surtout, ils souhaitent que des expériences de ce type se multiplient dans toute la France et que notre regard change sur cet animal qui a longtemps été considéré comme un « nuisible ».
« Le castor a été harcelé, notamment par les pêcheurs ou les riverains qui détruisaient ses barrages par méconnaissance ou peur qu’il coupe certains arbres. L’humain se sent en compétition avec l’ingénierie du castor mais le castor peut être un allié extraordinaire dans ce contexte de sécheresse qui inquiète tout le monde. Il est temps de former des alliances. Plutôt que creuser des bassines, utilisons le savoir-faire des castors quand ils ne sont pas là et valorisons leur présence quand ils sont là » plaide Maxime Zucca pour La Relève et La Peste
Les pêcheurs y ont tout intérêt grâce à son aide pour faire revenir les poissons, tandis que les paysans peuvent tester d’autres types de cultures et de fourrages, ou encore étaler les périodes de fauche ou de pâturage grâce à des sols plus humides.
Le retour du castor à lui seul ne suffit pas : il faut aussi lui mettre à disposition des forêts alluviales le long des cours d’eau qui lui permettront de se fournir en matières premières. Un cercle vertueux pour la restauration de nos cours d’eau et zones humides, et pour l’entièreté de nos écosystèmes.
Pour aller plus loin : Après avoir frôlé l’extinction, le castor explose en France et nous protège de la sècheresse et des inondations