Patrick Bougeard est un paysan à la retraite. Toute sa vie, il a cultivé 34ha en Ille-et-Vilaine et a élevé 40 vaches laitières. Il s’est aussi impliqué dans de nombreux mouvements citoyens et associations, comme Solidarité Paysans dont il a assuré la présidence durant plusieurs années. A ce titre, Emmanuel Macron a voulu le faire chevalier dans l’ordre national de la Légion d’Honneur en fin d’année 2021. Une décoration qu’il a catégoriquement refusé. Nous publions aujourd’hui avec son accord les raisons de ce refus.
Monsieur le Président de la République,
Par décret en date du 31 décembre 2021 vous me nommez, sur proposition du Ministre de l’Agriculture et de I’Alimentation, au grade de chevalier dans l’ordre national de la Légion d’Honneur ».
Plusieurs raisons m’obligent aujourd’hui à décliner cette distinction honorifique.
L’association à laquelle vous faites référence, Solidarité Paysans, ne s’est jamais résumée, de sa création à la période où j’en assurais la présidence, à une action « de lutte contre l’exclusion en milieu rural ».
Son objet premier, ce qui est fort différent, est la lutte pour la défense et l’émancipation des agriculteurs en difficulté, victimes du complexe agro-industriel.
Cette nomination, d’autre part, a suivi de quelques jours l’annonce du plan gouvernemental pour « la prévention du mal-être et l’accompagnement des agriculteurs en difficulté ». Oui, les conditions d’exercice du métier de paysan continuent de se dégrader. La Mutualité Sociale Agricole recensait 529 suicides en 2015 parmi les 1,6 million d’assurés du régime agricole chefs d’exploitation et salariés.
Ce plan entend apporter une réponse… Or, Monsieur Véran, ministre de la Santé, renvoie le suicide des paysans à un problème de santé mentale, donc à leur responsabilité individuelle. Pour Monsieur Denormandie, ce sont les consommateurs qui sont les responsables de I’absence de revenu des paysans : ils devraient acheter français en circuits courts.
La responsabilité de la question du suicide des paysans est donc liée pour les ministres aux paysans eux-mêmes et aux citoyens français, exonérant ainsi le complexe agro-industriel de ses responsabilités. Lui confier, en plus, le pilotage du dispositif mis en place est un affront pour ses victimes.
Cette nomination, enfin, a été concomitante avec l’arrivée dans les Organisations Nationales à Vocation Agricole et Rurale, des notifications financières auxquelles elles pouvaient prétendre sur les fonds Cas-Dar pour leur contribution au Programme National de Développement Agricole et Rural.
Alors que le Secours Catholique alerte sur la progression de la pauvreté en France, du recours à l’aide alimentaire et de l’insécurité alimentaire ;
Alors que le recensement agricole confirme la poursuite de l’hémorragie des exploitations agricoles ;
Alors que l’artificialisation des sols et l’intensification des pratiques agricoles sont en partie responsables de l’effondrement de la biodiversité ;
Alors que de nombreux travaux scientifiques relayés par le GIEC montrent que l’homme a transformé la planète de manière définitive et appellent à des modifications urgentes et importantes des politiques publiques et de nos modes de vie…
Rien ne change !
Or, vous aviez la possibilité sur la programmation 2021 du pNDAR de donner le signe de votre volonté d’infléchir la politique agricole et alimentaire ou pour le moins de soutenir les acteurs du développement agricole qui oeuvrent et contribuent à répondre aux enjeux sociétaux et environnementaux en présence. Il n’en a rien été.
Sur la programmation précédente (2014 – 2021), les sommes allouées aux acteurs agro-industriel (Chambres d’agriculture, instituts techniques, coopération, etc) représentaient 97% du budget.
Seuls 3% étaient réservés aux associations dans lesquelles j’évoluais (Solidarité Paysans, Atelier Paysan) ou leurs partenaires (InPact). La nouvelle programmation reconduit ce rapport de force.
Ce faisant, vous confortez les moyens des acteurs responsables des désordres énumérés plus haut et vous organisez la précarisation des associations dans lesquelles j’évoluais ou de leurs partenaires d’Inpact en augmentant au mieux leur dotation de 4,5% pour 3 d’entre-eux, et maintenant au même niveau la faible dotation de quelques-uns, ou pire en réduisant leur enveloppe ou en les associant à une clause de « revoyure annuelle ».
Ainsi, rien ne change pour les agriculteurs fragilisés par le modèle de développement industriel ; rien ne change pour les acteurs associatifs engagés pour une transformation sociale profonde et ambitieuse.
La richesse ne ruisselle pas pour tous. Les acteurs économiques du complexe agro-industriel et leurs alliés agricoles ont encore de beaux jours devant eux et peuvent continuer à se « gaver ».
Toute ma vie, et ce fut le sens de mon engagement associatif et citoyen, j’ai combattu le complexe agro-industriel. Je ne peux accepter votre nomination qui signe certes la reconnaissance de l’intérêt général de mes activités au service des agriculteurs fragilisés alors qu’en même temps vous vous engagez aux côtés du complexe agro-industriel et que vous méprisez les acteurs qui le combattent.
Je reprends à mon compte les propos de Gustave Courbet en juin 1870 : « L’honneur n’est ni dans un titre, ni dans un ruban : il est dans les actes, et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. »
Je reste, si vous le souhaitez, bien entendu à votre disposition pour discuter des voies et moyens à mobiliser pour sortir de l’impasse créée par la politique industrielle privée mise en œuvre par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le Président de la République, mes sincères salutations.
Patrick BOUGEARD
Crédit photo couv : JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP