Le Parlement européen est un lieu de compromis, le nombre d'États membres l’exige. Quand on s’approche de trop près des problématiques écologiques ou industrielles, on comprend rapidement les rouages d’une institution autour de laquelle une multitude de gens gravitent et avec qui il faut discuter. Caroline Roose, eurodéputée écologiste, dénonce aujourd'hui l'influence de l'industrie de la pêche dans les tractations politiques au Parlement européen.
Élue au Parlement européen en juin 2019, elle s’est orientée rapidement vers la Commission pêche. Rien de plus logique pour elle, son père était mécanicien bateau, elle-même a son diplôme de professionnel de la mer et a navigué. Engagée dans un combat pour l’écologie et la défense de la pêche artisanale, qui représente 98% de la flotte française, elle a fait de la préservation des ressources halieutiques une priorité, sachant qu’environnement et pêche sont les deux faces d’une même pièce. Elle s’est retrouvée au cœur des jeux de pouvoir entre lobbyistes et eurodéputés.
LR&LP : Pouvez-vous nous raconter vos débuts au Parlement européen et vos rapports aux lobbys ?
Caroline Roose : Au début de mon mandat, on avait beaucoup d’audits avec les lobbys. Ils venaient se présenter dans nos bureaux. C’est ma première mandature, je ne savais pas trop qui était lobbyiste et qui ne l’était pas. J’ai vu beaucoup de monde défiler. J’ai commencé à recevoir, par mail, des propositions de listes de votes, des propositions d’amendement. Tous les eurodéputés en reçoivent.
Aujourd’hui, j’ai beaucoup moins de contact avec les lobbyistes. Ce sont les députés européens qui leur donnent ou non de l’importance, si vous n’acceptez pas leurs arguments, si vous restez sur vos positions, ils viendront moins toquer à la porte de votre bureau.
Ils auront toujours tendance à vous attaquer avec des mails incendiaires. Ils envoient des contres arguments à d’autres groupes politiques pour contrer vos propositions. Ils essayent de mettre des doutes à certains propos ou idées que vous pourriez exprimer.
LR&LP : Quels sont les principaux lobbys du secteur ?
Caroline Roose : Le principal lobby est Europêche. Je les ai d’ailleurs reçus lors de mon rapport d’initiative (texte préalable à un dépôt de résolution devant le Parlement). Ils étaient très étonnés de ma proposition. Une écologiste qui reçoit un lobby ce n’est pas conventionnel. Mais je restais dans ma logique de dialogue et de construction.
Un autre lobby important avec qui j’ai été en contact est le lobby du chalutage de fond espagnol qui, lorsque l’on a proposé l’interdiction de cette technique de pêche dans les aires marines protégées, m’a interpellé en me disant que j’allais « détruire la pêche ». Alors même que nous proposions un accompagnement des pêcheurs et une interdiction progressive.
LR&LP : Quel est l’ampleur de leur influence ?
Caroline Roose : Pour vous donner un exemple, durant chaque mandature, les différentes Commissions conçoivent des Plans d’action, c’est à dire des listes d’engagements qu’elles sont obligées de respecter. Fin 2023, un Plan d’action qui a pour but de fixer un cap pour la protection des océans et la justice sociale dans le secteur a été déposé. À la suite de sa publication, le PPE (Parti populaire européen, droite libérale) a obtenu un rapport d’initiative, qui lui permet de proposer au Parlement des modifications du texte originel. Leur but était de contrecarrer les volontés de la Commission.
On a alors reçu un certain nombre de propositions d’amendements par les ONG et les lobbys, notamment Europêche. En parcourant le rapport d’initiative, je me suis rendue compte avoir déjà lu les amendements qui y étaient inscrits. J’ai repris le mail d’Europêche, le rapporteur avait fait un copier-coller, au mot prêt, des amendements du lobby. La ligne officielle du groupe majoritaire (Parti Populaire Européen) au Parlement est donc calquée sur Europêche.
Rassemblement National, ECR (Conservateurs et Réformistes européens) et PPE votent d’ailleurs tout le temps la même chose. Ils sont sur une ligne pro pêche industrielle.
(Le Parlement a fini par voter en faveur de ce rapport d’initiative, qui supprimait les engagements environnementaux du Plan d’action, le 18 janvier 2024, ndlr.)
LR&LP : Et à l’échelle française, qui tire les ficelles ?
Caroline Roose : Le Comité national des pêches, l’équivalent de la FNSEA. Lorsque l’Union européenne a dévoilé son Plan d’action de lutte contre les techniques de pêche destructrice début 2023, les pressions de ses représentants sont montées en puissance.
On parle de chalutage de fond, d’interdiction progressive de pêcher dans les aires marines protégées. Ce plan n’était ni contraignant, ni un texte de loi, mais uniquement des recommandations envers les États membres. Cela a provoqué leur gronde. Le message politique a été manipulé.
Le président de la Commission pêche, Pierre Karleskind (macroniste du groupe Renaissance), avec l’aide du président du Comité national des pêches Olivier le Nézet, ont fait escalader l’agressivité des pêcheurs, expliquant que l’on allait détruire le secteur. On s’est retrouvés avec l’Office Français de la Biodiversité qui a brûlé à Brest.
LR&LP : Olivier le Nézet cumule au moins vingt-quatre mandats. Il est à la tête du Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (ou Comité national des pêches) – l’équivalent de la FNSEA chez les agriculteurs – mais aussi de ses échelons locaux en Bretagne. Il est également président du port de Lorient, le premier port de pêche breton et le deuxième au niveau national. À ce titre, il est cogestionnaire d’un gigaport industriel en développement à Duqm dans le sultanat d’Oman. En a-t-il profité pour accentuer la pression ?
Caroline Roose : Après l’événement à Brest, il est monté à Bruxelles voir le Commissaire européen. Quand il est revenu de Belgique, il s’est posé en sauveur de la pêche et expliqué qu’il n’y aura pas de Plan d’action.
LR&LP : C’est à ce moment-là que des menaces spécifiques envers votre personne ont été émises ?
Caroline Roose : En Commission pêche, comme dans toutes celles du Parlement Européen, nous avons des missions officielles durant notre mandat. Cela consiste à aller sur le terrain pour analyser l’état actuel du secteur. Un député par groupe politique est présent. On a toujours un président de délégation.
Une mission officielle du Parlement européen en Bretagne était prévue en avril 2023. Durant celle-ci, le président de délégation était Pierre Karleskind (eurodéputé macroniste du groupe Renaissance), mais nous nous sommes aperçus qu’elle était gérée au niveau local et national par Olivier Le Nézet. Il était présent partout.
Au début de la mission, Monsieur Le Nézet me faisait part dans mon oreille de certaines phrases. Jusque-là, c’était tendu sans être très agressif. Je me suis retrouvée en sa compagnie sur un bateau de pêche sur lequel ma présence n’était pas prévue. Il m’a dit alors qu’il allait reprendre les votes des députés, les transmettre aux pêcheurs et « vous vous arrangerez avec eux ».
Pour finir, le soir de l’avant-dernier jour de la mission, alors que je suis sortie en mer plus tôt avec Sea Shepherd, Olivier le Nezet m’a dit « les députés qui travaillent avec des ONG extrémistes, on va leur cramer leurs maisons ».
LR&LP : Comment avez-vous réagi ?
Caroline Roose : J’en ai parlé au président de la Commission pêche, Pierre Karleskind, qui m’a répondu : « oui c’est vrai, hier soir, Olivier était lourd ». Mais il n’était plus simplement lourd, il était menaçant. Dans le rapport de la mission parlementaire, j’ai notifié les menaces d’Olivier Le Nézet, ce à quoi Pierre Karleskind a réagi en disant : « je ne pensais pas que cela avait été jusque-là ». En l’absence de réaction, j’ai déposé une main-courante auprès de la gendarmerie.
La suite de l’histoire est connue, Pierre Karlesnkind, eurodéputé Renaissance, et Hervé Berville (secrétaire d’État à la mer et à la biodiversité) ont obtenu le recul de la Commission pêche, qui a assuré qu’elle n’imposera pas d’interdiction des engins de fond dans les aires marines protégées.
LR&LP : Pierre Karlesnkind et Hervé Berville ne réfléchissent qu’à travers les doléances de la pêche industrielle, ils n’ont jamais les échos des pêcheurs artisanaux ?
Caroline Roose : Jamais ! Tout au long de mon mandat, je suis allée à la rencontre des pêcheurs artisanaux, et ils me disent qu’ils ne sont absolument pas entendus ni écoutés par le Comité national des pêches. Ils sont en mer quand il y a les votes. Il n’y a que les gros industriels qui ont les moyens humains d’avoir à la fois des hommes en mer et des personnes administratives qui sont sur les réunions.
Vu l’historique de ce qu’il s’est passé avec la senne démersale (type de chalutage de fond), on s’aperçoit que seule la pêche industrielle est reconnue par le Comité national des pêches.
LR&LP : Pourtant, la régulation de la pêche industrielle est une question de justice sociale pour les pêcheurs artisanaux, majoritaires dans le pays ?
Caroline Roose : Quand on montre à Pierre Karlesnkind ou Hervé Berville les chiffres dévastateurs des techniques de pêche industrielle, quand on leur explique les dégâts que vont provoquer leur non-régulation, leur seule réponse est « il ne faut pas penser qu’à l’environnement ». Mais la pêche et l’environnement vont de pair. Le premier ne peut exister sans l’autre. Si on continue à pêcher comme cela, un jour, il n’y aura plus du tout de pêcheur.
Les pêcheurs artisanaux subissent cette absence de politique protectrice. Après le passage des chalutiers industriels, les zones sont vidées de toute biodiversité. Les pêcheurs n’ont plus de ressources.