Aéroports, entrepôts, autoroutes, usines, supermarchés : l’État français peut-il multiplier les infrastructures polluantes au niveau local, tout en défendant des objectifs écologiques ambitieux à l’échelle nationale ?
C’est la question à laquelle a répondu le cabinet BL Évolution, dans une étude (« Projet local, impact global ») commandée par Terres de Luttes et publiée ce mercredi 11 mai.
Dans la continuité directe d’un précédent rapport sur les mobilisations locales (« Les David s’organisent contre les Goliath »), la nouvelle publication de l’ONG spécialisée dans la résistance à la bétonnisation analyse cette fois-ci l’impact individuel et cumulé de 65 projets d’infrastructures polluantes, parmi les 400 qui seraient en préparationsur le territoire français.
Sans surprise, constatent les auteurs, aucun de ces 65 projets ne va « complètement dans le sens de la transition écologique ». Pire, tout se passe pour l’instant comme si les élus, les pouvoirs publics et les promoteurs n’avaient pas pris « pleinement conscience », à l’échelle locale, de « l’incompatibilité parfois forte » des grands travaux avec « le cadre d’ambition » de la France – et plus largement de l’Europe.
Qu’il s’agisse des extensions des aéroports de Nice, Marseille ou Lille, des mines guyanaises, des parcs d’activités logistiques de Belfort ou Petit-Couronne, des mégabassines de Nouvelle-Aquitaine ou des écoquartiers de Bagneux et de Besançon, tous ces projets tirent « leur justification » de « besoins » présumés et de « projections tendancielles », sans jamais prendre en compte « les bifurcations » nécessaires à la transition et « l’évolution » inéluctable « des modes de vie ».
SNBC et ZAN
Outre le plan biodiversité et la Feuille de route pour l’économie circulaire, la politique écologique de la France se décline en deux grandes orientations : la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) et l’objectif Zéro artificialisation nette à l’horizon 2050 (ZAN).
La première ambitionne de réduire, d’ici 2030, les émissions de gaz à effet de serre (GES) de 40 % par rapport à 1990, et d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Cela implique de faire passer le budget carbone de la France de 551 millions de tonnes d’équivalent carbone (Mt CO2e) en 1990 à 310 Mt en 2030 et finalement à 80 Mt par an à la moitié du siècle, soit 5 100 Mt sur la décennie.
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Défini en 2018, l’objectif ZAN aspire quant à lui à diviser par deux le rythme de la consommation d’espaces naturels d’ici 2030, ce qui reviendrait à ne pas bétonner plus de 164 300 hectares entre 2021 et la fin de la décennie.
À terme, en 2050, l’Hexagone est également censé « ne plus urbaniser sans compenser », c’est-à-dire ne plus artificialiser un seul hectare sans en « revégétaliser » un autre.
Explosion des budgets décennaux
Sur les 164 300 hectares disponibles pour la décennie actuelle, 15 000 ont déjà été dépensés en 2021 dans le secteur du bâtiment.
« Même en limitant à 80 000 hectares l’artificialisation due aux logements individuels », aux énergies renouvelables et aux mobilités douces (sanctuarisées), « cela ne laisserait [donc] aux autres secteurs qu’un budget d’environ 53 000 hectares d’artificialisation », écrit BL Évolution.
Or, les grands projets publics sont extrêmement gourmands en espaces naturels. Rien que les 32 segments autoroutiers en cours de construction sur notre territoire s’apprêtent à consommer près de 17 000 hectares, là où les sites industriels « clés en main » en engloutiront 6 000 et l’ensemble des bassines agricoles environ 7 000.
En ce qui concerne les émissions de GES, le constat est identique : « En cumulant ces projets avec ceux nécessaires à la transition énergétique et avec la trajectoire actuelle, continuent les auteurs de l’étude, l’empreinte carbone de la France, entre 2021 et 2030, devrait être supérieure à 5 500 Mt CO2e, soit près de 400 Mt de plus que le budget maximum » fixé par la stratégie nationale.
Bref, l’étude démontre qu’il sera impossible de continuer à construire comme avant, et que ce qu’on surnomme les « grands projets (inutiles et) imposés » risquent d’enterrer, par leur accumulation, tout espoir de transition environnementale réelle.
Des pistes à suivre
Pour remédier à cette situation, Terres de Luttes et BL Évolution formulent plusieurs recommandations : suspendre et réévaluer la plupart des projets, notamment ceux qui ont été conçus il y a plus de 10 ans ; réviser les notions d’intérêt ou d’utilité publique ; traduire à l’échelle locale les stratégies nationales, « afin de définir des budgets d’émissions et d’artificialisation » pour chaque territoire.
Et enfin, intégrer dans les études d’impact un critère d’adéquation du projet avec la SNBC et le ZAN, « en prenant en compte les émissions directes et induites », ce qui impliquerait de centraliser les procédures d’autorisation, déléguées aux préfectures.
Rappelons que le 5 mai dernier, l’Autorité environnementale a averti que l’écrasante majorité des projets d’aménagement, publics comme privés, ne prenaient que trop peu ou pas du tout en compte l’impact des infrastructures sur le climat et la biodiversité.
« La transition écologique n’est pas amorcée en France », résumait alors Philippe Ledenvic, le président de ce collège d’experts indépendants.
Crédit photo couv : Réalisation d’un centre thermal et aquatique comprenant des espaces de stationnement et une résidence hôtelière dans le cadre du projet Grand Nancy Thermal. Alexandre Prevot