Centre névralgique de la démocratie représentative, l’Assemblée Nationale traverse néanmoins aujourd’hui, de son propre aveu, une crise de légitimité auprès des citoyens qu’elle a vocation de servir, à tel point que certains députés deviennent la cible de violences verbales et physiques. Malmenée par des pratiques gouvernementales qui court-circuitent son rôle de modérateur, attisant la défiance des citoyens, et globalement sclérosée par le carriérisme politique, nombreux sont les paramètres de ce malaise. Plongée au cœur du pouvoir.
A quoi sert l’Assemblée Nationale ? Sous sa forme actuelle, celle de la Vème République, elle permet à des élus du peuple d’amender, de discuter, de proposer et d’élaborer des lois, et leur remet la responsabilité de contrôler l’exercice du pouvoir présidentiel.
L’élection du président au suffrage universel, combiné au fonctionnement de l’Assemblée, est censé garantir le caractère démocratique de l’organisation politique Française. En principe, les députés sont d’ailleurs directement mandatés par les citoyens Français.
Leur mandat leur demande de représenter la vision de l’intérêt général qui a convaincu leurs électeurs, et de défendre cette dernière sur les bancs de l’assemblée, à la fois face au pouvoir en place et face aux autres visions politiques qui s’y rencontrent.
Le fossé de l’incompréhension
Le 23 Novembre2021, la présidence de l’Assemblé recevait sa commande : une étude indépendante portant sur la perception qu’ont les Français de l’Assemblée Nationale et de leurs élus. A cette occasion, une base de données récoltées par un institut de sondage privé a été analysé et synthétisé par deux think tanks, la Fondation Jean Jaurès et la Fondation pour l’innovation politique.
Le contenu de l’enquête est sans appel : sur un échantillon diversifié de 4 500 personnes, 56% disent ne pas avoir confiance en l’institution.
Autre chiffre indiquant un malaise : alors qu’en 1985 une étude de ce type avait recensé que seulement 13% des Français considéraient que l’Assemblée Nationale était « inutile », ce pourcentage est monté à 40% en 2021. Une très nette aggravation de l’opinion publique à l’égard de l’institution devant garantir l’état démocratique.
Cette défiance est cependant à tempérer. La même étude montre que, lorsqu’il s’agit de parler des députés qui les représentent, les répondants sont globalement plus conciliants. Ainsi, 50% d’entre eux se disent satisfaits du travail de leur député. Il faut alors noter que ce jugement positif est plus présent chez les personnes qui savent qui est leur député et qui s’intéressent à la politique, que chez ceux qui ignorent l’un et se désintéressent de l’autre.
Ceci invite à penser que la crise de légitimité de l’Assemblée émane moins de l’incompétence des députés que de l’effacement de leur travail sur la scène publique.
Interrogés à ce sujet, seulement 38% des répondants considèrent être bien informés sur l’Assemblée nationale, le reste exprimant le sentiment de ne pas l’être. Ce sentiment d’ignorance des citoyens vis-à-vis des défis auxquels font face leurs députés se combine avec le sentiment que les députés abandonnent systématiquement les préoccupations du territoire qui les a élus.
Au total, 70% des Français considèrent que les députés devraient s’occuper en priorité des problèmes de leur territoire d’élection, alors qu’ils n’étaient que 58% à être de cet avis en 1985.
Distance, opacité, abandon… le sentiment général exprimé à l’égard de l’institution dissone avec sa promesse de représenter leurs intérêts dans l’écriture des lois et dans le contrôle du gouvernement en place.
Dissonance qui s’exprime encore lorsque, interrogés sur la question des violences et insultes envers les députés, 13% des interrogés approuvent la méthode, et 60% ne l’approuvent pas, mais comprennent la colère. Face à une institution démocratique qui ne tient pas ses promesses, la colère monte envers les agents qui échouent à leur mission.
L’effet « chambre d’enregistrement »
Mais ce sentiment n’est pas seulement le fruit d’un manque de proximité ou de communication entre les élus et leurs électeurs. C’est aussi l’effet généré par la composition actuelle de l’Assemblée : depuis le début du quinquennat Macron, la majorité des députés sont affiliés au parti du gouvernement.
Une nouvelle donne, qui a effacé l’affrontement traditionnel entre PS et UMP (ex-LR), et a de ce fait redistribué la balance des jeux de pouvoir dans l’hémicycle – d’autant plus que ces députés sont des nouveaux-venus sans expérience préalable à l’assemblée.
Selon le sociologue Etienne Ollion, qui s’est spécialisé sur cette question, cette introduction d’une nouvelle génération de députés a bousculé le fonctionnement normal de l’Assemblée Nationale. Depuis les années 2000, des files d’attentes d’étudiants sortis de l’ENA ou de Sciences Po se constituent derrière les sièges de l’Assemblée, sous la forme de postulants à l’assistance parlementaire ou autres métiers satellites.
Les députés LREM arrivés en 2017 sont au contraire, pour la plupart, de véritables novices en ce sens qu’ils n’avaient jamais eu de telle expérience. Pour autant, leur arrivée n’a pas signifié un renouvellement de la composition sociale de l’Assemblée, bien au contraire.
Deux tiers des députés viennent des métiers de cadres ou professions intellectuelles supérieurs, tandis que, par contraste, les ouvriers et employés, qui représentent presque la moitié de la population française, ne représentent pas plus de 5% des députés.
Le sociologue a aussi observé que les nouveaux députés n’ont pas réussi à assumer de fortes responsabilités politiques par leur mandat, du moins pas autant que les novices sortis des « files d’attentes » carriéristes.
Les nouveaux-venus étaient ainsi plus disposés à voter les lois du parti leur ayant ouvert la porte que d’assumer un mandat propre en tant que parlementaire autonome.
Certes, le bloc majoritaire LREM s’est quelque peu effrité depuis le début du quinquennat – mais il reste largement dominant. Lorsqu’un projet de loi est proposé par le président et ses ministres, les oppositions faisant valoir amendements ou révocations sont largement minoritaires, phénomène aggravé par la pression mise sur les nouveaux députés de voter les lois du gouvernement.
Lire aussi : L’hémorragie continue : LREM perd sa majorité absolue à l’Assemblée nationale
Libération rapporte par exemple cette phrase de Richard Ferrand, chef des députés LREM, à ses collègues lors du vote sur le projet de loi asile et immigration, qui les menaçait d’exclusion s’il votaient contre : « Abstention, péché véniel, vote contre, péché mortel ». Une pratique pourtant interdite par le règlement de l’Assemblé Nationale, selon laquelle « Le droit de vote des membres du Parlement est personnel. »
La façon dont Richard Ferrand a lui-même accédé à ce poste est éloquente. Forcé de démissionner de son poste de ministre de la Cohésion des territoires suite au scandale de l’affaire des Mutuelles de Bretagne, Richard Ferrand est devenu Président de l’Assemblée nationale en septembre 2018 grâce à Emmanuel Macron. Ces révélations dévoilaient qu’il avait attribué un marché public à l’entreprise de sa compagne lors d’un précédent poste.
Le 15 février, Richard Ferrand a encore défrayé la chronique en proposant la magistrate Véronique Malbec, actuelle directrice du cabinet du ministre de la justice, pour siéger au Conseil constitutionnel. Et pour cause, Véronique Malbec était procureure générale de la cour d’appel de Rennes, soit la supérieure hiérarchique du procureur de Brest lorsque celui-ci a décidé, le 13 octobre 2017, le classement sans suite de l’enquête préliminaire concernant l’affaire des Mutuelles de Bretagne.
Lire aussi : Quinquennat Macron : « nous sommes gouvernés par une association de malfaiteurs »
Dans un tel contexte, la fonction de garde-fou du pouvoir exécutif s’émousse. Les séances d’Assemblée apparaissent plus souvent comme une « chambre d’enregistrement » des opérations législatives menées par le gouvernement, que comme un lieu d’élaboration démocratique des lois.
Si la contradiction constructive existe quand même, elle tend ainsi à être court-circuitée par le pouvoir en place partout où ce dernier cherche à faire passer en force un projet de loi.
Sur ce point, la tactique est la même depuis 5 ans : prétextant à chaque fois l’urgence, le gouvernement laisse aux députés et à leurs assistants le temps minimal autorisé (six semaines) pour évaluer un projet de loi venu du président – puis, le jour du vote arrivé, les députés de la majorité répondent tous présent sur les bancs de l’assemblée, et valident le projet.
Pris de court, l’opposition, elle, peine à développer des amendements ou des révocations appuyées par des considérations de fond. La députée LFI Mathilde Panot, exprime ce malaise lors de l’assemblée du 14 Janvier :
« D’abord, M. Emmanuel Macron apparaît à la télévision pour faire des annonces. Puis vous vous précipitez, monsieur le secrétaire d’État, pour les corriger. M. Jean Castex n’a ensuite même pas le temps d’enfiler ses lunettes que M. Véran hurle déjà dans cet hémicycle qu’il faut aller le plus vite possible, au risque de causer des morts. »
En ce sens, l’épisode du Mardi 4 Janvier 2022 autour du pass vaccinal fût justement révélateur de cette distorsion du rôle de l’Assemblée Nationale, et de son écho dans les médias. Alors que le gouvernement essaie de faire valider au plus vite possible son projet de loi, l’opposition parlementaire, de droite comme de gauche, cherche à prendre le temps de discuter des problèmes qu’il pose.
Vient alors le moment de voter si, oui, ou non, le projet de loi sera discuté tout au long de la nuit pour accélérer sa mise en place. Or, par un rare concours de circonstance, l’opposition est majoritaire lors du vote. La discussion est suspendue ; le gouvernement se voit obligé de faire preuve de patience avec les élus parlementaires.
Les raisons de l’opposition sont diverses : atteintes aux libertés civiles, sérieux doutes sur l’efficacité sanitaire du pass vaccinal, non prise en compte d’alternatives proposées, considérations pratiques non résolues dans le texte de loi proposé…
Pour que les députés puissent proposer des amendements éclairés ou révoquer le projet de loi au nom de raisons précises, il fallait que ces derniers puissent prendre le temps de le faire. C’est, au fond, ce à quoi leur oblige leur mandat.
Pourtant, le lendemain, lorsque l’histoire est relayée partout dans la presse, sur les réseaux sociaux et sur les plateaux, elle est présentée comme un évènement hors norme, tendant vers le scandaleux. « Suspension surprise », « coup de théâtre », « couac » lit-on dans les dépêches de France Info. Devant les journalistes, le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal accuse l’opposition d’avoir voulu faire un « coup », le Parisien rapporte que Jean Castex dénonce « l’irresponsabilité » des députés.
Dans les médias dominants, la vision du gouvernement selon laquelle les députés de l’opposition n’ont pas à faire valoir leurs résistances au projet de loi l’emporte sur la vision démocratique selon laquelle les députés doivent contrôler les mesures gouvernementales.
Au final, le texte sera adopté quelques jours plus tard. Aujourd’hui, cet épisode apparaît comme ayant vainement retardé l’inévitable – mais ce sentiment d’inévitabilité révèle justement à quel point le gouvernement Macron court-circuite le travail parlementaire, et sa vocation de garantie démocratique.
Quelles tendances face à la crise ?
L’antiparlementarisme du président n’est toutefois pas une nouveauté au sein de la Vème République. Au contraire, la possibilité de gouverner par ordonnances ou de faire passer en force une loi par le 49.3, ou même la possibilité pour le président de dissoudre l’Assemblée une fois par an s’il le souhaite, sont inscrites dans la Constitution rédigée par le Général de Gaulle.
C’était d’ailleurs la volonté explicite du Général que d’amoindrir le pouvoir du parlement lors du passage à la Vème République, la démocratie reposant pour lui en l’élection d’une figure providentielle bienfaisante, plutôt qu’en l’utilisation du débat contradictoire comme tremplin pour élaborer des lois fidèles à l’intérêt général.
La crise actuelle que traverse l’institution se joue donc à plusieurs niveaux : d’abord, l’on peut dire qu’elle souffre de la place que lui donne notre constitution actuelle, qui met au premier plan la volonté du président élu, et lui donne un contrôle réduit sur ce dernier.
Ce phénomène est aggravé par la composition actuelle de l’assemblée, majoritairement alignée sur les décisions de l’exécutif, et par l’instrumentalisation méthodique de cette situation pour court-circuiter le contrôle parlementaire.
Or, ces deux constats impliquent que les députés peinent à réaliser leur mission, celle que les citoyens remettent aux mandatés : porter une vision de l’intérêt général pour laquelle ils ont été élus, dans l’élaboration des lois et dans le contrôle du pouvoir.
Cela veut aussi dire que l’institution perd sa raison d’être : servir de garde-fou contre les excès autocratiques du pouvoir en place. C’est pourquoi l’expression finale de la crise est une perte de confiance en l’institution elle-même, et une défiance, voir une rancune, contre les députés qui échouent dans cette mission que leur ont remis leurs électeurs.
Deux options s’offrent alors pour les citoyens jugeant que, en l’état, l’institution est devenue caduque. La première est un anti-parlementarisme, la deuxième, un alter-parlementarisme. Les premiers, ne voyant pas à quoi servent les députés, les voient comme un surplus institutionnel coûtant de l’argent public, et prônent la disparition de l’Assemblée Nationale, et/ou de ses « privilèges », comme ses indemnisations économiques par l’Etat.
Lire aussi : L’augmentation de la dotation des députés : « une mesure hors-de-propos et indécente »
Consciemment ou non, ils abondent alors dans le sens de la disparition d’un outil démocratique certes imparfait, mais existant. Il ne reste alors plus beaucoup de pas à franchir avant d’abolir la séparation entre le législatif et l’exécutif qu’a permis la Révolution Française. Sans surprise, cette tradition antiparlementaire séduit la droite radicale.
Les deuxièmes, reconnaissant que la forme actuelle de l’Assemblée Nationale ne lui permet pas de tenir ses promesses, proposent d’y opérer des changements. Ces derniers vont des plus subtils aux plus radicaux.
Lors de l’écriture de cet article, nous avons interrogé un assistant parlementaire de Matthieu Orphelin qui suggérait des réformes simples, comme de laisser plus souvent l’opposition fixer l’agenda des séances – aujourd’hui, l’opposition n’a le droit de fixer l’ordre du jour qu’une fois par mois.
Le sociologue Etienne Ollion suggérait d’augmenter la somme dont dispose chaque parlementaire pour assurer l’aspect technique de son mandat et rémunérer ses assistants.
Le rapport des deux Fondations dont nous avons discuté ici proposent quant à eux de rééquilibrer la répartition du pouvoir entre l’exécutif et le législatif, afin de valoriser la responsabilité nationale des députés et remettre au premier plan l’importance du débat contradictoire en régime démocratique.
Enfin, et cette dernière proposition le suggère implicitement, il pourrait aussi être question de repenser, lors d’une assemblée Constituante, comment les députés sont formés et désignés pour mieux représenter le peuple : doivent-ils être tirés au sort ou élus ? Doit-il y avoir un quota minimum venu de chaque catégorie de la population ou maximum ? Les conseillers parlementaires doivent-ils être permanents ou temporaires ? Doit-il y avoir des plateformes de réclamations aux députés sur chaque territoire ou bien des enquêteurs parlementaires répondant de chaque territoire ?
Autant de questions qu’il vaut la peine de garder en tête, à un moment où l’absence de vie politique authentiquement démocratique est tranquillement suggérée comme un état de fait inévitable.