Le gouvernement a décidé de fermer les marchés ouverts, mais aussi certaines AMAP, pour limiter la propagation du coronavirus. Face à cette décision, de nombreux supermarchés se sont déclarés solidaires en s’engageant à s’approvisionner « local ». Problème, cette annonce est irréaliste par rapport aux capacités de la paysannerie, l’agriculture qui est vraiment mise en danger par la décision du gouvernement. Les organisations paysannes le dénoncent : la mise à l’arrêt des marchés risque seulement de signer la faillite des paysan.ne.s qui en dépendent, au profit de la grande distribution et l’agriculture industrielle. Les organisations paysannes appellent donc les maires des communes à mettre en place des solutions plus pérennes, dans le respect des consignes sanitaires, pour maintenir l’approvisionnement d’une nourriture locale, écologique et résiliente sur leurs territoires.
Coronavirus et Alimentation
Depuis le début de la pandémie, l’approvisionnement en nourriture est une inquiétude chez de nombreux français.es. La réaction la plus vive a été la ruée de nombreuses personnes dans les supermarchés pour faire des stocks de pâtes et de riz dans la crainte d’une pénurie ou de difficultés, laissant des rayons entiers complètement vides.
Si les supermarchés disposent, a priori, de réserves de nourriture suffisantes, c’est justement ce stockage massif de nourriture par les particuliers qui a provoqué un certain nombre de ruptures dans la chaîne d’approvisionnement, comme l’explique le dirigeant de Système U, Dominique Schelcher, mais aussi le fait que la population ne peut plus manger à l’extérieur ce qui augmente le nombre de foyers devant cuisiner chez eux. Parmi les denrées qui se font déjà plus rares : les pâtes et les œufs.
Face à l’inquiétude, la continuité de la chaîne de production alimentaire est devenu l’une des priorités politiques du moment. Le Ministre de l’Economie Bruno Le Maire et le Ministre de l’Agriculture Didier Guillaume se sont même fendus d’une lettre aux entreprises de l’agro-alimentaire pour les remercier de « soutenir l’effort de la communauté nationale ».
Cette lettre, à elle seule, est assez symbolique du choix du gouvernement depuis le début de la crise sanitaire : privilégier la grande distribution dans l’approvisionnement alimentaire, en ignorant presque totalement les petits producteurs qui vendent sur les marchés ou en vente directe.
L’annonce tonitruante de la grande distribution
La situation sur les marchés, notamment, était assez floue. Elle a été clarifiée de façon franche et brutale par le Premier Ministre, Edouard Philippe, lundi, lorsqu’il a annoncé la fermeture des marchés ouverts, avec des dérogations permises pour les communes qui n’ont pas d’autres moyens pour approvisionner leur population.
Dans le même temps, le Premier Ministre a appelé « les grands distributeurs à un nouvel effort » : s’approvisionner en produits français. Le « patriotisme économique » demandé par le gouvernement a été très rapidement suivi d’une annonce tonitruante par les acteurs de la grande distribution : oui, ils s’engagent à se fournir à 100% de fruits et légumes français.
Si de nombreux internautes se sont réjouis de cette annonce, elle n’est en fait pas compatible avec les réalités de celles et ceux qui sont le plus touchés par la fermeture des marchés : les paysan.ne.s, souvent non-éligibles pour recevoir les aides de la PAC car trop petit.e.s, et dépendant entièrement des circuits courts.
« Cette annonce est une véritable hypocrisie. Nombre de petits paysans et paysannes dépendent énormément des marchés et AMAPs et ne peuvent pas fournir les grandes surfaces ! Il s’agit de circuits de distribution complètement différents et les grandes surfaces se fournissent principalement auprès de producteurs industriels : livraisons en palox, légumes calibrés, beaucoup de production issue de l’agriculture chimique et industrielle, prix cassés… Les petits paysans et paysannes seront incapables de se rattraper via les grandes surfaces, cette mesure va au contraire favoriser l’agriculture chimique industrielle et faire couler la petite paysannerie bio ! A Pornic, l’AMAP est interdite de distribution depuis une semaine alors qu’elle fait 100 paniers. Mais le plus dur va être pour ceux qui dépendent des marchés ouverts : on est en pleine saison maraîchère qui commence, les paysans sont déjà bien pris et n’ont pas le temps de trouver de nouveaux débouchés commerciaux, et encore moins d’aller livrer directement chez les gens. » s’insurge Yoann Morice, maraîcher bio à Chauvé, auprès de La Relève et La Peste
Cet effet d’annonce peut-il donc vraiment ne laisser aucun paysan sur le carreau ? La grande distribution peut-elle payer les producteurs qui font de plus petites quantités à prix juste en acceptant des fruits et légumes non formatés ?
Privilégier la grande distribution, facteur de propagation du virus ?
Pénurie de masques, employé.e.s mal protégé.e.s, longévité du virus de plusieurs jours sur certaines surfaces : autant de phénomènes qui interrogent la pertinence de privilégier les supermarchés, qui sont des lieux confinés, pour distribuer la nourriture en période de pandémie. Pour la Confédération Paysanne, ce choix est même carrément irresponsable.
« Qu’ils soient à la ferme, dans des points de distributions itinérants, ou sur des marchés réorganisés, nombreuses sont les initiatives qui se mettent en place au niveau local dans le respect strict des règles sanitaires en vigueur : espacement des bancs sur les marchés, distanciations entre les personnes, absence de caddie, panier à disposition, interdiction du libre-service ou des emballages en plastique… Un guide de bonnes pratiques a été proposé. Il permet d’ouvrir le dialogue avec des mairies qui doivent allouer plus de moyens humains pour la tenue de ces marchés. Ces initiatives vont d’ailleurs bien plus loin que ce qui se pratique dans la GMS ou il n’y a pas eu d’analyse des risques, avec des personnes laissées à elles-mêmes, touchant les mêmes produits, et se rapprochant les unes les autres dans des espaces clos. » précise ainsi l’organisation dans son communiqué
Certaines petites fermes bio s’en sortent ainsi mieux que d’autres. C’est le cas de Cultures Solid’ère, dans Les Landes, qui a choisi dès le début de son activité d’écouler sa production en vente directe. Pour eux, l’annonce du confinement a été suivie de l’augmentation directe du nombre de consommateurs, soucieux de s’approvisionner en fruits et légumes frais de qualité, cultivés dans le respect de l’environnement.
En effet, la demande en bio en France est en forte hausse depuis quelques années, +15,7% entre 2017 et 2018, à tel point que la France est obligée d’importer des produits pour répondre à la demande. Ainsi, la part de l’alimentation issue de l’agriculture biologique produite hors de France est passée de 29 % à 31 %.
« Le samedi d’avant confinement, on a eu près de 200 personnes en une seule journée. Nous sommes une association, et il faut normalement payer une cotisation annuelle de 10 euros pour acheter ici, mais vu l’urgence nous avons accueilli tout le monde, avec et sans adhésion, dans le respect des règles sanitaires bien sûr. C’était étonnant de voir toutes ces nouvelles personnes débarquer d’un coup, elles savaient très bien que nous existions. Est-ce que c’est dû aux rayons vides dans les supermarchés ou au besoin de s’assurer qu’il existe une nourriture saine produite près de chez eux ? Nous le saurons sans doute très bientôt. » explique Vanessa, la fondatrice, dans un sourire à La Relève et La Peste
Depuis, l’association, qui compte plus d’une dizaine de salariés en reconversion professionnelle, a posté les photos des semis sur sa page Facebook pour rassurer ses adhérents sur les prochaines récoltes : « Ne vous inquiétez pas, pénurie il n’y aura pas ! »
La souveraineté alimentaire de nos territoires
Pendant la pandémie, cette peur de manquer de nourriture pose de façon aigue la question de la souveraineté alimentaire de nos territoires. Si le métier d’agriculteur, quelle que soit la taille de son exploitation ou sa spécialité, est difficile, vital et doit être soutenu ; le système alimentaire industriel privilégié depuis la fin de la deuxième Guerre Mondiale, lui, fait de nombreux ravages et il est plus que jamais primordial de le remettre en question.
« Qui dit local ne dit pas forcément bio et résilient. Pour la grande distribution, c’est très pratique de jouer sur le mot local alors que l’agriculture française est l’une des plus polluantes au monde : parmi le plus d’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques. Au niveau européen nous sommes régulièrement épinglés sur la pollution des nappes phréatiques, et on est en train de suivre les Etats-Unis au niveau de l’élevage avec la création de fermes industrielles. En plus de ça, l’agriculture industrielle est entièrement dépendante des énergies fossiles entre les intrants chimiques, les engrais azotés, la mécanisation, la transformation et la distribution. Le mot local s’applique ici à l’échelle du pays, lui-même découpé en spécialités par régions, alors qu’idéalement il faudrait viser une autonomie dans un rayon de 30km à 50km. » détaille Yoann Morice pour La Relève et La Peste
La logistique est d’ailleurs l’un des points de friction les plus tendus en période de pandémie. C’est même Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, qui a identifié une possible rupture d’approvisionnement si les salariés dans la grande distribution et les transporteurs faisaient valoir leur droit de retrait pour se protéger du coronavirus.
Et à court terme, l’agriculture française fait face à d’immenses défis :
- le départ à la retraite d’un agriculteur sur trois va mettre à mal, dans les prochaines années, la continuité des exploitations qui ont du mal à trouver des repreneurs
- la négociation de la prochaine PAC qui privilégie l’agriculture industrielle au détriment de la paysannerie bio et dont la France est majoritairement bénéficiaire
- le pic pétrolier prévu en 2025, la déplétion a d’ailleurs déjà commencé avec la chute du prix du baril de pétrole à son plus bas niveau depuis 18 ans
- l’effondrement de la biodiversité là où les animaux (appelés aussi auxiliaires de cultures) pourraient prendre le relais face à la baisse des rendements des solutions chimiques industrielles
- le tout avec un climat de plus en plus instable et la raréfaction de l’eau !
Consciente de la gravité de la situation, la sénatrice Françoise Laborde avait défendu le 12 décembre 2019 au Sénat le projet de résolution « Résilience alimentaire et sécurité nationale » basé sur le travail mené depuis 2008 par le locavore Stéphane Linou. Il n’avait manqué que 16 voix pour valider le projet. Elle propose aujourd’hui la constitution d’un groupe de travail pluridisciplinaire pour préparer l’après-crise et construire les bases d’une réelle résilience alimentaire de nos territoires.
Face à tous ces enjeux, il est aujourd’hui vital de tout faire pour maintenir et développer une agriculture locale et respectueuse du vivant. Alors que la grande distribution, et la construction d’immenses centres commerciaux, est l’une des premières causes de l’artificialisation des terres agricoles en France, les petits producteurs existants et les nouveaux paysans peinant à trouver des terres pour s’installer ont vraiment besoin de soutien.
Durant cette période de confinement, il devient alors impératif de prendre le temps de s’interroger sur la résilience alimentaire de son territoire, trouver et soutenir les paysan.ne.s près de chez soi. La Confédération Paysanne a répertorié sur son site Internet les moyens de s’approvisionner en circuits courts et vente directe durant le covid-19, cette liste sera régulièrement mise à jour.
Pour reprendre une célèbre citation : n’attendons pas que le dernier arbre soit abattu, la dernière rivière empoisonnée et le dernier poisson capturé pour réaliser que l’argent ne se mange pas.