Alors que la France compte près de 620 000 kilomètres de cours d’eau, leur définition et leur cartographie suscite des tensions entre acteurs agricoles, institutions publiques et défenseurs de l’environnement. Un enjeu majeur à l’heure où le dérèglement climatique fragilise déjà ces écosystèmes essentiels.
Le déclassement des cours d’eau en fossés
La France compterait-elle trop de cours d’eau ? Longtemps définis de manière floue, ils représentent un enjeu majeur pour de nombreux acteurs, dont la profession agricole. Alors qu’aucune cartographie officielle des cours d’eau n’existait avant 2015, la FNSEA, syndicat agricole majoritaire, fait pression cette année-là sur le gouvernement afin de lancer une nouvelle cartographie.
La raison invoquée : clarifier les critères d’intervention de la police de l’eau pour réduire les zones de litige sur le terrain. Dans les faits, le statut protecteur du cours d’eau impose surtout aux acteurs du monde agro-industriel de nombreuses contraintes, comme la limitation d’épandage de pesticides, les travaux de calibrage ou la construction de barrages hydrauliques à proximité.
Ces tensions s’inscrivent dans un conflit de longue date. En 2006, la Loi sur l’eau et les milieux aquatiques (Lema), qui interdit notamment l’usage de produits phytosanitaires à proximité d’un cours d’eau, soulève de nombreuses inquiétudes. En 2010, une circulaire du ministère de l’Écologie rappelant la nécessité de « consolider la pratique des contrôles et de mieux coordonner l’intervention des services et établissements chargés des polices de l’eau et de la nature » provoque un tollé chez une partie des agriculteurs.
Quelques mois plus tard, les contrôles de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques (Onema) épinglent plus de six mille cas – soit un tiers des contrôles – non conformes à la réglementation. Peu disposée à se soumettre aux instances de contrôle, la FNSEA entame une série de manifestations, qui aboutissent au déversement de fumier devant les locaux départementaux de l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques.
Parallèlement, la Fédération nationale de la pêche en France et de la protection des milieux aquatiques (FNPF) et ses partenaires tentent aussi de faire pression sur le ministère de l’Écologie afin d’être associés à l’élaboration d’une nouvelle cartographie des cours d’eau.
Pour la FNPF, l’enjeu est de taille : « la qualification d’un cours d’eau en fossé revient à son appropriation et à une gestion privative non maîtrisée, l’excluant ainsi du patrimoine commun ».
Un patrimoine commun, des méthodologies différentes
La Loi sur l’eau, officialisée en 2015, fixe trois critères pour définir un cours d’eau : « posséder un lit d’origine naturelle, être alimenté par une source autre que les précipitations seules et avoir un débit suffisant une majeure partie de l’année », rappelle l’Institut National de Recherche pour l’Agriculture, l’Alimentation et l’Environnement (INRAE).
À partir de cette définition, les départements ont été chargés d’établir une cartographie de leur territoire, en s’appuyant sur les données topographiques de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) et les expertises locales.
Dans ce contexte, des chercheurs de l’INRAE ont également mené une évaluation nationale pour mesurer la représentation réelle des cours d’eau en France et en analyser les conséquences sur la protection des milieux aquatiques.
En comparant leurs données avec celles de l’IGN, les chercheurs constatent que la nouvelle cartographie des cours d’eau – pour laquelle la FNSEA se satisfaisait d’avoir obtenu gain de cause – déclasse près d’un quart des cours d’eau.
Des territoires comme la Mayenne ou le Maine-et-Loire ont ainsi vu disparaître des milliers de kilomètres de linéaires protégés. Cet écart s’explique, selon l’Institut, par « des interprétations différentes de la définition de cours d’eau, notamment sur la notion de débit suffisant, par une hétérogénéité des moyens d’expertise et l’implication des parties prenantes locales dans le processus de cartographie ».
Crédit : Fédération Nationale de la Pêche en France et de la protection du milieu aquatique
Recenser pour protéger
La France compte environ 620 000 kilomètres de cours d’eau. Ce maillage hydrographique impressionnant – l’équivalent de treize fois le tour de la Terre – joue un rôle essentiel. Ces tracés alimentent les sols, les forêts et les zones humides, qui contribuent elles-mêmes à la recharge des nappes phréatiques et participent à la régulation du climat.
Corridors écologiques indispensables à de nombreuses espèces terrestres et aquatiques, la moitié des zones humides ont disparu depuis 30 ans.
En outre, un tiers des espèces en danger dépendent des rivières, tout comme 50% des oiseaux et la totalité des amphibiens et des poissons. Depuis 1970, 93% des populations de poissons migrateurs ont disparu. Certains, comme l’anguille, sont aujourd’hui au bord de l’extinction.
Pollutions industrielles, eaux usées non traitées, micropolluants, pesticides et nitrates : ce sont plusieurs décennies de politiques publiques visant à industrialiser ou aménager le territoire qui entravent la capacité des petits cours d’eau à fournir des services écologiques essentiels.
Crédit : Fédération Nationale de la Pêche en France et de la protection du milieu aquatique
Dans ce contexte, la Fédération nationale de la pêche en France et de la protection des milieux aquatiques poursuit sa campagne de communication Sauvons les rivières, lancée en 2021. Le quatrième acte, intitulé « SOS petits cours d’eau », vise à « alerter décideurs et citoyens sur les menaces qui pèsent sur ces écosystèmes fragiles et défendre des solutions concrètes et ambitieuses pour leur préservation ».
Parmi ses revendications, la FNPF demande « la publication d’une cartographie globale des cours d’eau dans chaque département, assortie d’une protection juridique forte » afin de limiter les flous juridiques, qui ont pu profiter à certaines chambres d’agriculture et conduire à des requalifications importantes.
La mobilisation d’associations comme France Nature Environnement (FNE), de fédérations départementales de pêche et de groupes citoyens ont permis d’intenter des recours juridiques, certains ayant débouché sur des condamnations historiques. Dans le Loiret, 500 kilomètres de cours d’eau sont désormais reconnus comme réservoirs biologiques. L’Indre, elle, voit 2 000 kilomètres de ruisseaux supplémentaires inscrits dans le patrimoine commun du département, rapporte la FNPF.
Pour l’INRAE, les tensions entre les pratiques de cartographie illustrent « la nécessité d’une mise en cohérence à l’échelle nationale, qui plus est dans le contexte du changement climatique où de nombreux ruisseaux pourraient s’assécher une partie de l’année ».
Les organismes de défense de l’environnement appellent de leur côté à « ne plus penser l’eau de façon sectorielle, mais comme un bien commun ».
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