Les villages de montagne de la province de Nuoro en Sardaigne, l’île grecque d’Ikaria, l’île japonaise d’Okinawa et la péninsule de Nicoya au Costa Rica ont en commun d’accueillir en leur sein un nombre particulièrement élevé de centenaires et de supercentenaires. Ces « zones bleues » où l’alimentation est locale, où le contact avec la nature est omniprésent et où les liens sociaux sont très forts ont beaucoup à nous apprendre.
Un soutien social au-delà du cadre familial
En 2000, le démographe belge Michel Poulain et le médecin italien Gianni Pes constatent qu’un nombre particulièrement élevé de centenaires vit dans la province de Nuoro en Sardaigne. « Nous avons validé leur âge. Mais au-delà de la longévité individuelle, c’est la longévité d’une population qui a attiré mon attention », raconte le démographe pour La Relève et La Peste. « Au printemps 2000, j’ai utilisé mon marqueur bleu pour identifier la zone de haute longévité dans les montagnes de Sardaigne : les zones bleues sont nées, il y a un quart de siècle déjà. »
Avec Dan Buettner, explorateur pour le National Geographic, Michel Poulain et Gianni Pes identifieront ensuite les trois autres zones bleues. Si depuis les trois découvreurs ont pris des chemins différents, Michel Poulain a de son côté identifié en 2023 la Martinique comme une zone bleue potentielle. « J’ai commencé à collecter les données, j’ai rencontré une vingtaine de centenaires, mais cela demande du temps et des moyens d’identifier avec précision une zone bleue », raconte-t-il pour La Relève et La Peste.
Aïna Queiroz, biologiste, experte du biomimétisme et conférencière, a eu l’occasion de parcourir ces régions entre 2018 et 2022 avec Michel Poulain qu’elle nomme « le père des zones bleues », alors qu’elle dirigeait la recherche et l’innovation au sein d’un grand groupe.
« Michel Poulain interrogeait les centenaires avec une approche très holistique et, de mon côté, j’ai réalisé des enquêtes ethnobotaniques sur la longévité. Je ne cherchais pas de plante miracle, mais plutôt à trouver des familles de plantes et éventuellement des molécules, des classes phytochimiques associées à cette longévité », explique-t-elle pour La Relève et La Peste.
« Dans ces différentes régions, j’ai identifié sur place plus de 470 plantes qui étaient au cœur de l’alimentation ou des rituels de soin chez ces centenaires et qui pourraient être explorées en tant que potentiels contributeurs de cette longévité exceptionnelle. »
Au-delà des plantes et d’une alimentation saine, sans excès, basée sur des produits locaux et saisonniers, de nombreux autres facteurs contribuent à faire des zones bleues des endroits hors du commun.
« Ce qui m’a le plus marquée pendant ces enquêtes de terrain, c’est le fait qu’aucun des centenaires rencontrés n’était isolé : chacun d’entre eux était implanté dans sa sphère psychosociale et, chez eux, le vieillissement est souvent perçu positivement, ce qui contrastait beaucoup à mes yeux avec la situation de nos seniors français », note Aïna Queiroz.
Ainsi, les maisons de retraite se font rares. « Je n’en ai vu qu’une seule fois, au Costa Rica, et c’était très festif, très joyeux. Les murs étaient colorés, tout le monde était dehors, jouait de la musique », se souvient-elle. « Mais généralement, les anciens vivent au sein de leur famille et participent à la vie familiale. » Ce lien social fort dépasse aussi le cadre strictement familial. A Okinawa au Japon, par exemple, le Moai est un groupe de soutien social, qui regroupe des individus qui s’apportent mutuellement de l’aide pour se soutenir aussi bien sur le plan affectif que financier.
Et si les centenaires ne font pas de sport à proprement parler, ils sont constamment en mouvement du fait de leurs activités quotidiennes, alors qu’ils s’occupent des enfants, participent activement à entretenir le potager, promènent les troupeaux et vivent parfois dans des zones montagneuses escarpées.
« Ce qui m’a également surprise, c’est leur connaissance très vaste de la biodiversité et leur lien avec la nature », ajoute Aïna Queiroz, soulignant les effets positifs aujourd’hui documentés par la recherche de cette exposition quotidienne à des environnements naturels diversifiés. Des facteurs génétiques associés à l’histoire de ces populations entrent également probablement en ligne de compte. « Ainsi, par exemple, en Sicile, les conditions de vie sont très similaires à celles de la Sardaigne, mais la probabilité pour les habitants d’y atteindre 100 ans n’y est pas aussi élevée », constate Michel Poulain.
Sept principes de vie issus des zones bleues
De l’étude de ces zones bleues, le démographe en retient sept principes de vie : bouger naturellement, manger sainement, éviter le stress, maintenir des liens familiaux forts, stimuler un soutien communautaire fort, respecter la planète et garder un objectif de vie.
Désormais, plutôt que de chercher à découvrir de nouvelles zones bleues, Michel Poulain emploie son énergie pour développer et promouvoir le concept de « Living Blue Zone », qui consiste à s’inspirer du mode de vie des habitants des zones bleues pour améliorer la qualité de vie des individus.
Il s’implique ainsi dans la « Lifetime Medicine » ou médecine du mode de vie. « Je rencontre de nombreux médecins spécialistes de la qualité de vie à travers le monde, au Chili, en Espagne, au Brésil… », poursuit-il. « Nous mettons sur pied une association à but non lucratif regroupant toutes les initiatives visant à transférer les leçons des zones bleues dans nos sociétés, qui ont un besoin immense de nouveau souffle. »
« Si on me sollicite pour des projets qui vont permettre à la société d’évoluer en ce sens, je ne peux pas dire non », souligne-t-il, âgé de 78 ans. « J’espère que le processus de mise en œuvre du concept de « Living Blue Zone » va prendre de l’ampleur, notamment en France, à l’instar d’autres pays européens comme les Pays-Bas et l’Espagne. »
Son rêve : que les gens se disent bonjour dans la rue, que les habitants d’un même quartier se connaissent. « On a perdu cet esprit communautaire », déplore-t-il, évoquant les fêtes locales d’Ikaria, où tous les villageois se retrouvent autour d’un même repas. « Il faut créer des endroits dans les villes où les gens peuvent réellement vivre ensemble, tels que des jardins partagés. N’oubliez pas que vous n’êtes pas seul sur cette terre. »
Mais les zones bleues n’échappent pas à nos modes de vie occidentaux délétères, comme à Okinawa où l’influence américaine a modifié le régime alimentaire de ceux nés après la seconde guerre mondiale. Même son de cloche à Nicoya, où fleurissent les Burger King et les McDonald’s. « Les jeunes préfèrent boire un Coca ou un Fanta plutôt qu’un jus local », regrette Michel Poulain.
Les villages sardes semblent encore résister et restent relativement préservés. « Ils maintiennent les traditions, avec notamment une alimentation locale, sans pesticides », explique Michel Poulain.
Concernant la Martinique, le démographe souhaite poursuivre ses recherches sur la longévité exceptionnelle des habitants en impliquant largement ceux-ci dans la recherche. « Les premiers chiffres confirment que la probabilité de devenir centenaires parmi les Martiniquais est 50 % plus élevée que celle observée en métropole, du moins pour les Martiniquais qui y restent », rapporte-t-il. Toutefois, le spectre du chlordécone inquiète. Ce pesticide ultratoxique utilisé dans les bananeraies de Guadeloupe et de Martinique de 1972 à 1992, qui continue de contaminer les sols et une grande partie de la population, risque de réduire l’espérance de vie des générations suivantes.