« Ma rencontre la plus marquante a été celle avec un mâle âgé solitaire. C’était un moment extrêmement intense d'une relation avec un animal sauvage qui savait que je ne lui voulais pas de mal, et qui m'avait accepté. » La forêt primaire de Bialowieza accueille la plus grande population de bisons d’Europe. Ayant frôlé l’extinction, le bison d’Europe connaît aujourd'hui une forte expansion et pâture à nouveau sur ses anciens territoires.
Le plus gros mammifère d’Europe
Le bison d’Europe (Bison bonasus) est un cousin du bison d’Amérique (Bison bison). Avec sa taille de 2 à 3,50 m de long et de 1,50 à 2,00 m de hauteur au garrot, c’est le plus grand animal terrestre du continent. Les femelles vivent en hardes de 10 à 30 individus, tandis que les mâles forment des groupes plus restreints, généralement de 2 à 5 animaux. Ils ne rejoignent les femelles qu’en période de reproduction.
Malgré son poids pouvant aller de 350 kg – pour les plus petites femelles adultes – à une tonne – pour les plus gros mâles -, le bison d’Europe reste un animal agile. « Il peut faire des pointes de 50 km heure et qui peut sauter des obstacles de deux mètres de haut » explique Pierre Chatagnon, secrétaire général adjoint de l’association Francis Hallé, créée pour reformer une forêt primaire en Europe de l’Ouest.
Crédit photo : Pierre Chatagnon
Sa carrure lui confère une protection vis-à-vis des loups et des lynx, les deux grands carnivores de Bialowieza : « il n’y a pas de meute de prédateurs suffisamment grande pour pouvoir attaquer un bison adulte qui n’est pas malade, explique Pierre Chatagnon, fasciné par cet animal. C‘est vraiment le roi de cette forêt. »
Figurant parmi les derniers représentants de la mégafaune européenne, autrefois composée de chevaux sauvages, d’élans ou encore d’aurochs, les bisons jouent un rôle écologique important dans cette forêt. Par leur excrément, ils participent à la redistribution de la matière organique et donc à la fertilité du milieu. Comme tous les grands mammifères, les bisons permettent aussi un meilleur stockage du carbone par les sols.
Ils disséminent également des graines sur de longues distances : participant ainsi à la régénération de la forêt. Enfin, leur passage crée des trouées dans la végétation et favorise l’ouverture du milieu, essentielle à de nombreuses espèces.
Une rencontre avec le roi de la forêt
Croiser le chemin de ce bovidé sauvage est l’objectif de nombreux visiteurs de Bialowieza. Des guides assermentés emmènent ainsi des touristes aux abords de la forêt, dans des zones ouvertes, pour observer l’animal. Dans les bois, il est plus rare de le rencontrer, même si sa présence est visible de par les nombreuses empreintes, les bouses séchées et les sentiers laissés par son passage.
« Couché dans la forêt avec sa toison marron, il est totalement invisible, explique Pierre Chatagnon pour La Relève et La Peste. Il sait que vous êtes là un kilomètre avant que vous ne le perceviez. Dans une rencontre, c’est lui qui décide. Il fait presque une tonne, mais il peut disparaître comme un fantôme et vous ne le retrouverez plus. » Ce photographe animalier amateur est un amoureux des bisons d’Europe, dont il a croisé le chemin au cours de ses voyages à Bialowieza.
Crédit photo : Pierre Chatagnon
« Ma rencontre la plus marquante a été celle avec un mâle âgé solitaire, raconte-t-il à La Relève et La Peste. C’est un animal sauvage, extrêmement robuste. Donc la première rencontre se fait de manière très sécuritaire. Il faut du temps, de l’observation et un petit peu de connaissance aussi. J’ai rencontré à nouveau ce bison le lendemain et tous les jours pendant plus de 15 jours. Progressivement, j’ai pu constater par son comportement qu’il n’était pas dérangé par ma présence et j’ai pu m’approcher relativement près de lui. C’était un moment extrêmement intense d’une relation avec un animal sauvage qui savait que je ne lui voulais pas de mal et qui m’avait accepté. Pourquoi cette histoire m’a marqué ? Parce que j’ai retrouvé ce bison quelques semaines après à l’état de carcasse dans une prairie. Il avait été dévoré par une meute de loups. »
La disparition de l’espèce
Cette magnifique rencontre aurait bien pu ne jamais arriver : le bison d’Europe a frôlé l’extinction au début du XXe siècle. Autrefois présent dans presque toute l’ Europe de l’Atlantique à l’Oural, le bison connaît une forte régression dès l’Antiquité, du fait de l’expansion de l’agriculture et de la chasse.
S’il est encore mentionné dans des textes du VIIIe siècle comme figurant parmi le gibier chassé par Charlemagne, le bison d’Europe disparaît d’Europe occidentale au cours du Moyen Age. Il subsiste alors en Europe orientale, mais sa régression se poursuit. L’animal devient si rare qu’il sert de cadeaux de prestige entre souverains européens. Au début du XIXe siècle, il ne reste que quelques centaines d’individus dans la forêt de Białowieża : du gibier de chasse pour les tsars de Russie. Le dernier bison d’Europe de plaine sauvage y est tué autour de 1920, le dernier bison du Caucase – une autre sous-espèce de bison d’Europe – est quant à lui abattu en 1927. Il ne reste alors qu’un peu plus d’une cinquantaine de bisons d’Europe en captivité.
Une réintroduction réussie
Pour éviter la disparition de l’espèce, une réserve pour bison est créée dans la forêt de Bialowieza. Mais les animaux qui y sont transportés en vue de garantir la survie de l’espèce comprennent des hybrides de bisons d’Europe – de plaines – et d’Amérique, ainsi que des animaux issus de croisement entre les deux sous-espèces de bisons d’Europe : celle de plaines et celle du Caucase. À partir de 1932, par crainte d’une dilution du patrimoine génétique des bisons d’Europe de plaine, les gestionnaires de la réserve séparent les bisons d’Europe « non-hybridés » des autres animaux. Entre 1952 et 1967, des individus issus de reproduction au sein de la réserve sont relâchés dans la nature. Depuis, ces derniers se reproduisent et évoluent en toute liberté à Bialowieza. La forêt accueille aujourd’hui la plus grande population de bisons d’Europe – environ 870 individus – et certains animaux essaiment désormais vers d’autres régions.
Femelles avec leurs petits, dans la forêt de Bialowieza – Crédit photo : Pierre Chatagnon
Outre la recolonisation progressive de nouveaux territoires en Pologne, les bisons progressent également ailleurs en Europe. Des animaux sont par exemple réintroduits en Russie à partir de 1999 et dans les Carpates roumaines en 2014. Entre 2003 et 2023, le nombre d’individus sauvages est ainsi passée de 1800 à près de 7 000. Ils sont répartis en près d’une cinquantaine de troupeaux en Europe centrale et de l’Est : aussi bien en Allemagne qu’en Azerbaïdjan. Les plus grandes populations se situent aujourd’hui en Pologne, en Biélorussie et en Russie. En 2020, le bison d’Europe est sorti de la liste rouge de l’UICN : de « vulnérable », ils ont été reclassés en « quasiment menacée ».
Quel futur pour l’espèce ?
Malgré cette croissance importante, la population de bison d’Europe reste en danger. Leur faible diversité génétique due à la renaissance de la population à partir d’un nombre très faible de géniteurs – environ une dizaine d’individus seulement – pourrait avoir des conséquences dramatiques et encore méconnues. De plus, la plupart des troupeaux actuels sont isolés les uns des autres et trop restreints pour être génétiquement viables à long terme : « L’espèce reste tributaire des mesures de conservation en cours, telles que le déplacement de bisons vers des habitats ouverts plus optimaux » rappelait l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN), en 2020.
Aujourd’hui en effet, s’ils évoluent en parfaite liberté et participent aux cycles naturels de la forêt, les bisons de Bialowieza sont encore nourris avec du foin à la mauvaise saison.
« Historiquement, les bisons d’Europe ont été réintroduits principalement dans des habitats forestiers, où ils ne trouvent pas assez de nourriture en hiver, expliquait Rafał Kowalczyk, spécialistes des bisons au sein de la Commission pour la sauvegarde des espèces de l’UICN, dans un communiqué en 2020. Cependant, lorsqu’ils quittent la forêt pour des zones agricoles, ils se retrouvent souvent en conflit avec les humains. Afin de réduire le risque de conflits et la dépendance des bisons à l’égard de l’alimentation complémentaire, il sera important de créer des aires protégées incluant des prairies ouvertes où ils puissent paître ».
L’association Rewilding Europe, qui œuvre au retour du bison sur le vieux contient regrette ainsi « une absence d’une stratégie de réintroduction à l’échelle européenne soutenue par les autorités nationales ». L’ONG souligne toutefois que le retour du bison d’Europe est « l’une des histoires les plus encourageantes de rétablissement de la faune sauvage en Europe ».