Derrière les promesses de l’intelligence artificielle et du progrès technologique se cache une réalité matérielle brutale : celle de milliers de data centers qui engloutissent des quantités astronomiques d’eau pour assurer leur fonctionnement. Dans un monde confronté à une crise climatique sans précédent, et où l’accès à l’eau est un enjeu crucial, ces infrastructures numériques sont de véritables gouffres écologiques. Et leur prolifération à grande vitesse ne laisse entrevoir qu’un désastre aggravé.
Véritable colonne vertébrale du monde numérique, les data centers sont de vastes infrastructures abritant des milliers de serveurs qui stockent, traitent et transmettent les données de nos activités en ligne. Alors que les technologies occupent une place toujours plus centrale dans nos vies, leur présence se multiplie de manière exponentielle.
Mais cette expansion fulgurante a un coût environnemental colossal : consommation massive d’électricité – issue principalement d’énergies fossiles –, pollution sonore et lumineuse continue, accaparement et artificialisation des terres, et, fait moins renseigné, mais tout aussi alarmant, ils pompent d’énormes quantités d’eau – principalement potable – pour assurer leur fonctionnement.
En 2023, Microsoft a utilisé 7,8 milliards de litres d’eau pour ses seuls data centers – 22% de plus qu’en 2022 – là où Google en a utilisé 24 milliards, marquant une augmentation de 14% par rapport à l’année précédente.
Une récente étude menée par l’entreprise Cloudscene fait état de plus de 11 800 data centers d’envergure en activité dans le monde en janvier 2025. Et ce chiffre n’est voué qu’à augmenter : les médias Source Material et The Guardian révèlent que les entreprises Amazon, Google et Microsoft prévoient à elles trois d’augmenter leur nombre de data centers en service de 78% – les trois entreprises en cumulent déjà 400 à elles seules.
IA : des milliards de litres d’eau utilisés
L’Intelligence Artificielle (IA) joue un rôle central dans cette course à la surconsommation. Car la performance qu’on lui vante nécessite une alimentation et des infrastructures toujours plus importantes, et donc la quantité d’eau utilisée pour son bon fonctionnement.
L’Agence Internationale de L’Énergie (AIE) estime, dans son dernier rapport Energy and AI, publié en avril 2025, que les data centers ont consommé environ 560 milliards de litres d’eau à l’échelle mondiale en 2023. Un chiffre qui selon eux pourrait plus que doubler d’ici à 2030, pour atteindre près de 1 200 milliards de litres par an.
Il est important, pour saisir le problème dans toute sa complexité, de faire la distinction entre l’eau consommée et l’eau prélevée par les data centers. L’eau prélevée représente la quantité totale d’eau utilisée dans le cadre de la construction, le fonctionnement et l’entretien de ces infrastructures.
L’eau consommée représente la part, sur la quantité totale, dont l’utilisation ne permet pas un renouvellement de cette ressource. Toujours selon l’AIE, les quantités prélevées sont bien supérieures à celles citées précédemment ; plus de 5 000 milliards de litres prélevés en 2023, et des estimations excédant 9 000 milliards de litres en 2030.
Prélèvements et consommation d’eau liés à l’IA, 2023 et 2030 – Crédit : International Energy Agency
L’écart considérable entre les volumes prélevés et consommés s’explique par le fait qu’une grande quantité d’eau est réintroduite dans l’environnement après avoir été utilisée. Malgré cela, ce prélèvement n’est pas sans conséquences, notamment pour les populations avoisinantes.
L’approvisionnement de ces infrastructures se fait soit par un raccordement au système d’eau potable de la commune sur laquelle elles sont installées, ou bien en pompant l’eau directement dans les nappes phréatiques. Dans les deux cas, la question de l’accaparement de cette ressource vitale pose de sérieux problèmes, tant sur le plan du stress hydrique qu’induit la multiplication des data centers que sur l’aspect antidémocratique d’une telle prolifération.
« Au-delà de l’aspect consommation d’eau et conflit d’usage, cet accaparement est agressif. C’est ça qui est assez problématique. Agressif dans le sens où c’est non planifié, et parfois non discuté », précise Théo Alves Da Costa, ingénieur d’analyse de données en IA et coprésident de l’association Data For Good, pour La Relève et La Peste.
« Il y a un réel problème autour du débat démocratique par rapport à l’usage de l’eau ».
L’opacité des grandes entreprises de l’IA
Un des problèmes majeurs réside dans l’opacité des grandes entreprises : rares sont celles qui divulguent des données précises sur leur consommation d’eau. Les quantités mises en avant par les entreprises sont souvent limitées à celles utilisées pour assurer le refroidissement des serveurs. Il est donc nécessaire de revoir ce chiffre à la hausse..
Toujours selon l’AIE, la quantité d’eau utilisée pour le refroidissement direct ne représente en réalité qu’un quart de la consommation totale des data centers. Environ les deux tiers de cette consommation en 2023 étaient liés à la production et à l’approvisionnement en énergie, tandis que le reste concernait l’eau nécessaire à la fabrication des semi-conducteurs et microprocesseurs, éléments essentiels au fonctionnement de ces systèmes numériques.
C’est pourquoi l’Union européenne a introduit une directive européenne sur l’efficacité énergétique. L’UE veut contraindre les data centers de plus de 500 KwH à plus de transparence sur leur consommation réelle en énergie et en eau. Une initiative d’autant plus pertinente compte tenu du poids de leur consommation d’énergie sur le continent européen – 2,7% de la production énergétique de l’UE en 2018, et qui atteindront 3,21% en 2030.
L’IA transforme les territoires en déserts
Ironie cruelle : ces infrastructures gourmandes en eau s’implantent de plus en plus dans des zones sujettes aux pénuries et aux sécheresses. Microsoft et Google disposent respectivement de 42% et de 15% de leur data centers dans des territoires soumis à un fort stress hydrique.
La région de l’Aragon, au nord de l’Espagne, est l’une de celles qui en paient le plus les conséquences. Malgré la sécheresse qui frappe régulièrement la région et fragilise ses activités – reposant en grande partie sur l’agriculture –, Amazon y prévoit la construction de trois nouveaux data centers, en plus de celui déjà en activité.
Les autorisations fournies à Amazon permettraient à chaque infrastructure d’utiliser 755 millions de litres d’eau à l’année, soit de quoi irriguer 200 hectares de maïs, la céréale la plus cultivée dans ces territoires. La question de l’énergie risque également de cristalliser les tensions : il est estimé que les data centers d’Amazon consommeront plus d’énergie que l’ensemble des habitants de la région.
En mai 2024, le média elDiario.es alertait déjà sur les conséquences des futurs data centers sur la région de l’Aragon, arguant que « la situation est désastreuse : 146 000 hectares sont incultivables et 175 000 hectares sont gravement endommagés par le manque d’eau. »
Bien que cette partie de l’Espagne soit soumise à un stress hydrique, le prix du litre d’eau y reste relativement faible. Le choix de cette région semble obéir à des logiques économiques avant tout, faisant fi des considérations sociales et environnementales.
Agriculteurs, riverains et collectifs citoyens s’organisent pour dénoncer cette véritable spoliation. L’association “Tu Nube Seca Mi Río” [“Ton cloud assèche ma rivière”] dénonce un accaparement qui menace directement l’agriculture locale.
Comme le pointe du doigt la fondatrice de l’association “Tu Nube Seca Mi Río”, Aurora Gomez, « Ces entreprises extérieures s’imposent et accaparent les ressources. C’est du technocolonialisme ! […] Les autorités restent sourdes à nos alertes et font semblant de ne pas nous voir. »
Cette surdité semble bien volontaire, tant elle arrange Amazon et les autorités locales, qui travaillent main dans la main pour voir ces projets se réaliser malgré les contestations citoyennes. L’enquête conjointe de The Guardian et Source Material révèle qu’Amazon et les pouvoirs publics d’Aragon ont négocié pour autoriser une augmentation de 48% de la consommation d’eau des installations existantes. Une demande discrètement validée pendant la période de Noël afin d’éviter toute surveillance ou controverse.
L’Espagne, autrefois surnommée le potager de l’Europe, voit sa capacité agricole menacée par des sécheresses toujours plus sévères, aggravées par une mauvaise gestion de l’eau. Dans un pays dont 74% du territoire est directement menacé par la désertification, l’implantation d’infrastructures assoiffées des géants de la tech soulève de vives interrogations sur les priorités que les États européens choisissent de défendre.
Construction d’un data center – Crédit : ABB Spain
Promesses vertes et fuite en avant technologique
Face aux critiques, les GAFAM tentent de verdir leur image. Certaines évoquent des solutions de refroidissement par air, mais celles-ci nécessitent encore plus d’énergie, déplaçant le problème plutôt que de le résoudre. D’autres affirment concevoir des “zero-water” data centers – à l’instar de Microsoft.
Mais ces promesses s’inscrivent dans un horizon lointain, sans garantie réelle. Le Rapport international sur la sûreté de l’IA, publié en janvier 2025, indique que « si les tendances récentes se poursuivent, d’ici la fin de 2026, certains modèles d’IA à usage général seront entraînés en utilisant environ 100 fois plus de ressources de calcul d’apprentissage que les modèles les plus gourmands en calcul de 2023, pour atteindre un coût d’apprentissage 10 000 fois plus élevé d’ici 2030. »
Si l’on se fie à ces informations, il ne semble pas hasardeux d’affirmer que cette technologie risque, à l’avenir, d’aggraver les problématiques auxquelles nous sommes confrontés – voire d’en faire émerger des nouvelles.
Hélas, ces nombreux signaux d’alerte ne semblent pas ralentir la course au développement de l’IA, érigée en priorité par les États européens notamment.
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