La guerre des étoiles s’amplifie. Après les 42 000 satellites d’Elon Musk, c’est au tour du patron d’Amazon, Jeff Bezos, d’entrer dans la course interstellaire avec le projet Kuiper. Officiellement, l’homme le plus riche du monde veut envoyer 3 236 satellites en orbite basse pour apporter un accès Internet de qualité aux zones non couvertes. En réalité, ce réseau soulève de nombreuses questions éthiques : qui décide et régule la colonisation de l’espace, pour quels usages et territoires, et serait-ce la fin des études astronomiques ?
« We’re off to the races » : la course aux étoiles
Après la bétonisation de nos sols avec ses entrepôts immenses, Amazon veut coloniser l’espace ! Jeudi 30 juillet, le mastodonte américain a déclaré avoir reçu l’aval de la Commission fédérale des communications (FCC) pour lancer le projet Kuiper : une constellation de 3 236 satellites en orbite basse, afin de fournir de l’internet à haut débit partout dans le monde. Coût du projet : 10 milliards de dollars.
« Nous avons entendu tant d’histoires ces derniers temps sur des personnes qui sont incapables de faire leur travail ou de terminer leurs études parce qu’elles n’ont pas d’internet fiable à la maison. Il y a encore trop d’endroits où l’accès au haut débit n’est pas fiable ou n’existe pas du tout. Kuiper va changer cela ». a expliqué Dave Limp, vice-président senior chez Amazon, explique dans un communiqué de presse
Sous ses bonnes intentions, la phrase « We’re off to the races » prononcée juste après indique clairement l’une des vraies motivations d’Amazon : ne pas se laisser distancer par Elon Musk et son projet StarLink qui prévoit le lancement dans l’espace d’une flotte de 12 000 satellites d’ici 2025 et d’une autre de 30 000 au cours des dix années suivantes,
La société SpaceX d’Elon Musk a déjà envoyé 538 satellites de sa constellation Starlink en orbite et propose désormais une première offre de son réseau Internet aux bêta-testeurs américains et canadiens. Amazon est donc à la traîne, pour l’instant.
Si le groupe n’a pas encore révélé le nom du lanceur pour amener les satellites en basse orbite, les experts du secteur pressentent que Blue Origin, l’entreprise spatiale de Jeff Bezos, est l’option la plus crédible. Qui plus est, Blue Origin est en ce moment en concurrence avec SpaceX pour la conception d’un alunisseur qui devrait être utilisé par la NASA pour sa mission Artemis.
Amazon a indiqué que la mise en orbite de la constellation Kuiper se ferait en cinq étapes et qu’elle commencerait à offrir un accès Internet lorsque 578 de ses appareils auront été lancés. Pour garder sa licence, la firme doit envoyer la première moitié des satellites d’ici à 2026, et le reste avant 2029.
Elle doit aussi indiquer quels moyens seront mis en œuvre pour minimiser son impact sur les débris spatiaux, qui posent de plus en plus de problèmes en orbite terrestre. Les débris ne sont pas les seuls problèmes soulevés par cette course aux étoiles, et de nombreux astronomes s’alarment du manque de régulation sur ces nouvelles constellations.
L’hyper-numérisation du monde
Quel drôle d’été 2020, où l’on peut observer peut-être pour la dernière fois la comète Neowise et l’essaim météoritique des alpha-Capricornides sans être trop gênés par l’arrivée intempestives de satellites. En effet, les satellites resteront visibles pendant plusieurs heures de la nuit, voire toute la nuit en été dans la moitié nord de la France. Et Amazon et SpaceX ne sont pas les seuls compétiteurs dans la course aux étoiles.
« Des dizaines d’autres opérateurs ont annoncé leur intention de partir à la conquête de ce nouvel eldorado. Certains projets ont déjà capoté – tel LeoSat (Luxembourg) – ou sont à l’arrêt – comme celui de Boeing qui prévoyait une constellation de près de 3 000 unités –, mais il n’est pas impossible que l’on dénombre, à la fin de la décennie, plus de 50 000 nouveaux satellites dans le ciel. Un chiffre à comparer avec les quelque 8 000 engins envoyés en orbite depuis le début de l’ère spatiale, en 1957. » détaille Pierre Barthélémy, journaliste français spécialisé dans les sciences, dans son enquête pour LeMonde
Si de nombreux amoureux du ciel se sont plaints de la difficulté à réaliser des photos des cailloux célestes cet été, les astronomes eux mettent en garde la population sur les dangers de ces méga-constellations de satellites : débris spatiaux, accidents de la circulation spatiale susceptibles de polluer l’orbite basse au point de la rendre inutilisable, gêne pour les programmes de surveillance des astéroïdes, le tout sans aucune réglementation internationale existante !
« La nécessité d’une réglementation internationale apparaît, mais elle se construira sur le long terme. D’ici à ce qu’elle soit établie et respectée, ce qui prendra probablement des années, le jugement appartiendra aux clients, sans doute indifférents à l’origine de l’Internet qu’ils utilisent. S’ils sont assez nombreux pour apprécier le service offert, ils rendront le projet économiquement viable et nous aurons autant de satellites dans le ciel que l’exigeront les propriétaires de voitures autonomes, les visionneurs de séries en haute définition en streaming, les amateurs de jeux en réseau, de selfies et de réseaux sociaux, car ce sont eux les gros consommateurs de haut débit. Le reste du monde devra s’adapter. » explique Fabrice Mottez, Astrophysicien au CNRS et à l’Observatoire de Paris, et rédacteur en chef du magazine L’Astronomie
De fait, Amazon vise d’abord les entreprises, les écoles, les hôpitaux et les foyers pour alimenter des réseaux 5G et Wi-Fi, et il servira aussi à rétablir les communications en cas de catastrophe naturelle. Surtout, pour commander des biens sur la plateforme d’e-commerce, il est nécessaire d’avoir accès à Internet… C’est également un complément intéressant à son offre de stockage AWS destinée aux entreprises.
Bref, une décision principalement motivée par des intérêts économiques et ce sans aucune consultation de la population, loin d’être favorable à l’implantation de la 5G. Pourtant, les usages du numérique quand ils sont principalement faits pour travailler demandent beaucoup moins de ressources que celles exigées par les méga-constellations de satellites.
« Un usage plus modéré et non addictif de la toile, pour se documenter, pour échanger des messages, effectuer des formalités ou acheter des objets en ligne n’exige pas un tel débit. Pour ce genre d’usage, quelques centaines de satellites suffiraient pour couvrir la planète. C’est par exemple la quantité de satellites (650 prévus à l’heure actuelle) que le promoteur de l’Internet spatial OneWeb projette de placer en orbite. » précise ainsi Fabrice Mottez, Astrophysicien au CNRS et à l’Observatoire de Paris, rédacteur en chef du magazine L’Astronomie
Tout comme sur Terre, le déploiement de la 5G et du haut-débit dans l’espace occulte des questions pourtant essentielles du débat public : combien de ressources et métaux sont nécessaires pour ces projets ? Quelle est la connectivité dont nous avons vraiment besoin ?
Dans son analyse, l’astrophysicien Fabrice Mottez glisse qu’on pourrait faire une comparaison entre l’Internet aujourd’hui et la voiture dans les années 1950. Imposée à la société sans aucune considération pour ses impacts futurs, on observe aujourd’hui à quel point nous payons le prix fort d’une société créée autour du tout-bagnole : des paysages dévastés et coupés par des autoroutes, des heures de bouchons aux périphéries des villes, un mode de transport individualiste et polluant.
Face à la crise climatique, écologique et sociale en cours, l’hyper-numérisation du monde est-elle vraiment la solution ? Ou n’est-elle que le simple reflet d’une fuite en avant qui réussira à faire de nous l’espèce ayant saturé l’espace de déchets ? N’attendons pas que le ciel nous tombe sur la tête pour le découvrir.
Crédit photo couv : NASA