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France : Amazon veut doubler son nombre d’entrepôts d’ici 2021, un danger écologique et économique

"Le premier impact, c’est bien entendu l’artificialisation des sols : les dizaines d’hectares bétonnées pour construire un entrepôt, ce sont autant de forêts rasées, de biodiversité définitivement perdue pour la nature comme pour l’être humain. Mais les pires dégâts environnementaux restent indirects et concernent la surproduction."

Rien n’arrête la croissance d’Amazon. Alors qu’il fait déjà circuler 1,9 milliard de produits non alimentaires sur notre territoire, le géant du commerce en ligne compte en vendre au moins un milliard de plus d’ici 2021, en doublant sa surface de stockage et de distribution. Pour mener à bien son projet d’extension, Amazon France est en train d’acheter des terrains un peu partout à travers la France, la plupart du temps dans des endroits reculés, mais stratégiques. Ces opérations ont lieu dans le plus grand secret, sans aucune concertation avec les habitants, qui ne sont informés qu’une fois que le projet a été validé par toutes les autorités publiques.

Flixecourt (Somme), Ensisheim (Haut-Rhin), Dambach-la-Ville (Bas-Rhin), Lumunoc’h (Finistère), Fournès (Gard), Seynod (Haute-Savoie), Colombier-Saugnieu (Rhône), Rouen (Seine-Maritime), Augny et Marly (Moselle), Belin-Béliet (Gironde), Champtocé-sur-Loire (Maine-et-Loire) : ces noms qui ne vous disent peut-être rien sont ceux de villes et de communes où Amazon cherche à construire de nouveaux entrepôts.

Cette liste de onze localités n’a pas été rendue publique par les bonnes grâces d’Amazon. Elle est le fruit d’un long travail d’enquête et de recensement de la part de l’association Les Amis de la Terre, qui lutte de front depuis des années contre l’implantation à marche forcée, dans notre pays, de la plus grande multinationale du monde.

Pour comprendre les enjeux et les stratégies qui se cachent derrière l’acquisition de ces nouveaux terrains, nous avons interrogé Alma Dufour, en charge des dossiers de surproduction et de surconsommation chez Les Amis de la Terre.

La Relève et la Peste : Quels sont les chiffres les plus emblématiques d’Amazon en France ?

Alma Dufour : L’année dernière, la filiale française d’Amazon a généré 4,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires et commercialisé presque deux milliards de produits dans notre pays. Ce sont majoritairement des produits neufs et importés de Chine ou du reste de l’Asie, c’est-à-dire les produits les moins écologiques et les moins durables qui puissent exister.

Amazon, c’est aussi un gaspillage énorme : selon certaines estimations, 3 millions de produits neufs ont été détruits par la firme en France, sur la seule année 2018. Peu lui importe, car son modèle est conçu sur la croissance infinie de la production et de la consommation. Pour réaliser des profits, la multinationale prend une commission sur chaque produit qu’elle stocke et qu’elle expédie. C’est pour cette raison qu’elle cherche à se poser comme intermédiaire unique dans tous les systèmes de distribution. 

De combien de sites dispose Amazon en France pour le moment ?

Si l’on ne compte pas les projets d’extension, Amazon dispose aujourd’hui de six entrepôts logistiques. Ce sont en quelque sorte des entrepôts mères, dans lesquels les produits sont stockés et triés pour être ensuite acheminés aux consommateurs. Prenez par exemple le centre de distribution de Brétigny-sur-Orge, dans l’Essone : dans un méga-entrepôt comme celui-là, 260 millions de produits transitent chaque année, à destination de la région parisienne et du nord de la France.

Ajoutez maintenant à ces six entrepôts mères une vingtaine de sites intermédiaires, des centres de tri qui dispatchent les produits en détail, ainsi qu’une myriade de sous-traitants d’Amazon Logistique, comme Chronopost, mais aussi de petites boîtes spécialisées dans la livraison de colis.

Avec les nouveaux projets que nous avons recensés, le nombre des entrepôts mères arrivera à onze, cinq de plus, ce qui veut dire qu’Amazon projette de doubler son activité d’ici quelques années, qu’il anticipe une forte croissance et une prise de possession du marché français. D’ailleurs, le compte est simple ; si l’on met bout à bout tous ces projets de construction en se fixant sur la moyenne de ceux qui existent déjà, on arrive à un total d’1,3 milliard de produits en plus par an.   

Flixecourt, Ensisheim, Dambach-la-Ville… Pourquoi la multinationale a-t-elle choisi de s’implanter dans ces petites communes, à l’écart des grandes villes ? 

L’implantation actuelle d’Amazon dans les territoires obéit à une double stratégie, logistique et politique ; nous le savons, bien que nous ne la maîtrisions pas complètement. On remarque qu’Amazon a tendance à s’éloigner des métropoles et des centres urbains, tout en restant à proximité des gros bassins de vie.

Par exemple, le projet de méga-entrepôt de Colombier-Saugnieu (160 000 mètres carrés, 2 500 salariés), dans le Rhône, est situé à un endroit stratégique. C’est même un coup de génie. D’abord, il touche quasiment l’aéroport de Lyon-Saint-Exupéry, par lequel les produits transiteront à flux tendu, accéléré, ce qui permettra à Amazon d’offrir le « Prime 24 heures » à tout le bassin lyonnais et de fidéliser une nouvelle clientèle énorme, particuliers comme entreprises, plusieurs millions d’habitants.

D’un autre côté, Amazon a choisi une petite ville de 2 500 habitants environ, qui n’appartient pas à la métropole de Lyon, mais à la communauté de communes juste à côté. La métropole, qui pèse très lourd et est très influente, n’a pas son mot à dire et ne peut s’opposer au projet d’implantation, qui la concernera pourtant directement. Elle est hors jeu, de même que les associations, les fédérations lyonnaises de commerçants, les élus… Une stratégie commerciale redoutable. 

Un autre exemple : Rouen. Amazon compte s’insérer sur le site de l’ancienne raffinerie de Petroplus, dans la commune de Petit-Couronne. La raffinerie a dû fermer il y a six ans, pour des raisons financières et écologiques, et beaucoup d’emplois ont été perdus à ce moment-là, tout comme de bonnes rentrées fiscales. Aujourd’hui, la ville a réussi à reconvertir le site dans la logistique et Amazon, avec son entrepôt de 120 000 mètres carrés et ses promesses de création de plus de 500 emplois, arrive comme un sauveur. C’est un coup politique.

Est-il certain que tous les entrepôts prévus par Amazon voient le jour ?

C’est notre nouveau cheval de bataille ! Tous les entrepôts ne sont pas au même degré d’avancement. Déjà, plusieurs sites sont irrécupérables, à moins d’entreprendre des luttes de terrain extrêmement fortes. Le plus gros de tous ces projets, l’entrepôt de Metz, sur le plateau de Frescaty (185 000 mètres carrés), a reçu son autorisation environnementale et bénéficie d’ores et déjà d’un permis de construire. Puisque tous les délais de recours sont passés, l’hypothèse de créer une zone à défendre sur ce site nous paraît trop ambitieuse. C’est une bataille perdue.

L’entrepôt situé près de Lyon a reçu une autorisation de l’État, mais Amazon ne peut pas engager la phase de construction parce que plusieurs recours ont été déposés. Le projet doit encore passer devant la cour d’appel du tribunal administratif de Lyon. Il y a donc de l’espoir.

D’autres projets font l’objet d’une bataille juridique, entre d’un côté Amazon et certains élus, de l’autre des associations et des habitants s’étant constitués en collectifs. C’est le cas du centre de tri de Fournès, près de Nîmes, juste à côté du Pont du Gard (classé au titre des monuments historiques). Toutes les autorisations ont été délivrées aux promoteurs, mais le projet est gelé, car plusieurs recours ont été déposés, notamment une procédure pénale pour suspicion de conflit d’intérêts.

Fournès est une petite collectivité de 1 000 et quelques habitants. Les élus qui ont participé à la décision d’octroyer un permis de construire à Amazon possédaient également les terrains qui lui ont été vendus, qui plus est largement au-dessus du prix du marché. Participer à des décisions publiques alors que celles-ci vont vous rapporter de l’argent à titre privé, c’est illégal.

Les terrains concernés étaient classés auparavant comme agricoles ; avec le changement d’affectation en terrains constructibles, on est passé de quelques centaines de milliers d’euros à plus d’un million, une plus-value considérable ! Heureusement, les habitants ont épluché les cadastres et ont découvert le pot-aux-roses. À présent, le projet pourrait ne pas voir le jour : affaire à suivre.

Les autres projets dont nous avons parlé ne sont pas encore totalement autorisés. À Belfort, le permis de construire pour l’entrepôt de 76 000 mètres carrés a été délivré, mais l’autorisation environnementale se fait encore attendre. Amazon se défend bec et ongles.

Comment expliquez-vous que les habitants soient opposés à certains projets ?

Un gros projet, ce sont 1 500 poids lourds par jour qui circulent devant ou à proximité des habitations, ainsi que plusieurs milliers de véhicules légers. C’est un premier point. Ensuite, les habitants sont souvent choqués de ne pas avoir été informés ou consultés. Dans le projet près du Pont du Gard, la population n’a entendu parler d’un « hangar à camions » qu’à la fin de l’année 2018, alors que des tractations étaient en cours depuis plus de deux ans, en toute opacité.

Vous avez également les commerçants, qui sont très remontés contre l’implantation d’Amazon en France, car tous les profits en plus pour la multinationale sont des profits en moins pour eux. Enfin, les habitants s’opposent au modèle d’Amazon, à ses pratiques d’évasion fiscale, de concurrence déloyale, de spéculation, de surconsommation et d’emplois précaires. Imaginez, dans le Gard, qu’Amazon menace directement le site d’un monument patrimonial exceptionnel.

Nous sommes conscients que ce sont des questions complexes. Comme c’est la politique du marché qui domine dans notre pays et qui gère directement les emplois, comme l’État n’est pas assez proactif sur ce sujet, les collectivités locales sont tentées d’accepter l’implantation d’Amazon car l’entreprise leur assure des emplois et des rentrées fiscales importantes, qu’une autre collectivité pourrait recevoir à leur place. Amazon n’hésite pas à bâtir de faux projets pour mettre la pression sur les collectivités et obtenir des remises de prix. La seule manière d’arrêter une telle dynamique serait une intervention du législateur ou de l’État.

Quel est l’impact d’un méga-entrepôt d’Amazon sur l’environnement local ?

Le premier impact, c’est bien entendu l’artificialisation des sols : les dizaines d’hectares bétonnées pour construire un entrepôt, ce sont autant de forêts rasées, de biodiversité définitivement perdue pour la nature comme pour l’être humain. Il y a aussi l’augmentation du trafic routier, la fréquence des poids lourds, la nuisance sonore, la pollution provoquée par les milliers de passages quotidiens. Le transport routier et l’augmentation du trafic aérien que favorise le modèle d’Amazon, comme à Lyon, sont des conséquences environnementales directes sur la vie locale. 

Mais les pires dégâts environnementaux restent indirects et concernent la surproduction. Un « business model » comme celui d’Amazon, c’est prouvé, consiste à vendre toujours plus de produits en faisant des prix toujours plus bas. Le « dumping » sur les prix engendre automatiquement de la surproduction.

En dix ans, la filière textile a perdu 10 % de sa valeur, les prix ont baissé de 10 %, alors que la production a quant à elle doublé. La surproduction permet aux entreprises de toujours rentrer dans leurs frais, en procédant à des économies d’échelle. En France, un habitant achète 39 vêtements par an et 13,5 produits électroniques : c’est la conséquence du modèle que promeuvent les firmes comme Amazon. 

Que répondez-vous à l’argument massue d’Amazon, qui prétend être l’un des plus grands pourvoyeurs d’emplois en France ?

Oui, Amazon crée des emplois. Mais il ne faut pas croire que ces créations soient de pures additions. Cette entreprise vient se battre sur des terrains où elle est ultra-concurrentielle et multiplie les pratiques les plus déloyales. Si l’on se fie à l’analyse de l’ex-secrétaire d’État au numérique et député LREM Mounir Mahjoubi, Amazon détruit deux emplois à chaque fois qu’il en crée un, notamment parce que les employés de ses entrepôts ont une productivité bien supérieure aux autres.

Par ailleurs, Amazon fraude massivement la TVA : 98 % des vendeurs de sa « market place » pratiqueraient la fraude, pour un montant annuel de plus d’un milliard d’euros ! Si l’on ajoute à cela un dumping imparable sur les prix, des produits en moyenne 20 % moins chers que dans le reste de la concurrence, on voit que le modèle d’Amazon est capable d’écraser tout commerce, petit ou grand, sur son passage.

Amazon a su tirer parti de la crise actuelle et s’est même renforcé. Actuellement, un tsunami se prépare dans le secteur du commerce non alimentaire, qui était déjà en grande difficulté avant la crise, du fait de la concurrence déloyale que lui oppose le commerce en ligne. La crise sanitaire lui a donné le coup de grâce : Conforama, Naf Naf, La Halle, André et bien d’autres, les banques ne veulent plus prêter de l’argent à toutes ces entreprises, car leur modèle ne leur semble plus viable.

En ce moment, on ne compte plus les annonces de dépôts de bilan qui, mises bout à bout, représentent 24 000 emplois menacés, voire perdus si ces entreprises ne trouvent pas de repreneurs. C’est la conséquence directe de la croissance d’Amazon, qui fait également perdre des emplois au secteur du commerce de détail. Grandes franchises, franchises intermédiaires, petits commerces : tout le monde y passe. Voilà le résultat de la politique de fraude à la TVA d’Amazon : une baisse équivalente du prix des produits. 

Une proposition de loi imposant « un moratoire sur l’implantation de nouveaux entrepôts logistiques destinés aux opérateurs du commerce en ligne » va être déposée cette semaine par la députée Delphine Batho, membre du nouveau parti Écologie Démocratie Solidarité (EDS). Pensez-vous que cette proposition de loi puisse aboutir ?

Je ne vous cache pas que c’est une question complexe. C’est un sujet qui clive au sein de l’ensemble des partis politiques, sauf chez les écologistes et la France insoumise. Mais tous les autres partis (LREM, LR, Modem, etc.) ne sont pas totalement convaincus. On a des gens pour et des gens contre le moratoire, à l’image des partis dominants, qui sont loin d’être unanimes sur les questions économiques. Il s’agit donc de les convaincre.

De notre côté, nous sommes alliés avec les commerces de proximité et nous essayons de déborder le gouvernement d’Emmanuel Macron sur la gauche et sur la droite. Pour les membres du gouvernement, les moratoires sont un gros mot, qui ne passe pas une certaine barrière idéologique.

Le gouvernement ne suivra pas et laissera les entrepôts ouvrir, c’est ce qui se profile, parce que les ministres ne sont absolument pas au fait des conséquences d’Amazon. Ils ne veulent pas faire des moratoires sur des entreprises que les consommateurs plébiscitent.

Une tribune sera publiée le 22 juin en faveur du moratoire, soutenue par beaucoup de députés, des associations, des commerçants, des élus locaux…

Quels sont les recours possibles pour la population locale ? Comment se défendre ?

Quand on habite à proximité d’un site que lorgne Amazon, il faut tout d’abord se constituer en collectif, car cela vous donne énormément de poids. Comme les élus signent des clauses de confidentialité, les citoyens apprennent souvent trop tard que c’est Amazon qui s’implante dans leur territoire — l’opacité est au cœur de la stratégie.

Il faut donc mettre la collectivité sous pression dès les premières rumeurs ; pour faire capoter un projet, il s’agit de le prendre suffisamment tôt et de ne pas hésiter à monter au créneau tout en faisant le plus de bruit possible. En parler à la presse locale, qui n’est souvent pas davantage informée, en discuter avec les élus, prévenir les députés, les métropoles, tous les organismes possibles, ce sont autant de moyens qu’on ne doit jamais économiser. En un mot : médiatiser. On peut aussi aller voir les commerçants, qui sont toujours d’accord pour se mobiliser, notamment si le projet est saisi assez tôt.

Dans le cas où les élus ne lâcheraient pas, on penche plutôt pour les recours en justice et les mobilisations sur le terrain. Les permis de construire et les autorisations environnementales sont toujours incomplètes : il faut les éplucher, y chercher des failles ou des manquements.

À Lyon par exemple, Amazon n’avait pas parlé de l’augmentation du trafic aérien que son implantation provoquerait et ce seul détail a failli faire capoter le projet d’entrepôt. On peut aussi voir s’il n’y a pas des espèces protégées sur le territoire d’implantation, si Amazon a bien tout déclaré, notamment le nombre quotidien de poids lourds devant circuler sur la zone. Tout est bon pour gagner du temps.

Sachez également que Les Amis de la Terre offrent leur soutien aux collectifs qui luttent contre les projets d’Amazon ou d’Alibaba, en leur fournissant un relais médiatique et politique au niveau national, ainsi qu’une expertise.

Crédit Photo couverture : Álvaro Ibáñez

Augustin Langlade

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