Quand un scrutin local devient symbole mondial. Dimanche 26 septembre, dans le cadre d’un référendum d’initiative populaire, les Berlinois se sont exprimés à 56,4 % en faveur de l’expropriation des grandes compagnies immobilières de la capitale allemande. Ce vote marque la première étape d’une procédure de communalisation aux multiples inconnues.
Un référendum historique
Ce référendum que l’on peut juger historique est intervenu en marge de deux élections cruciales : le renouvellement du Bundestag — l’assemblée parlementaire allemande, qui élit le chancelier fédéral — et celui du Sénat de Berlin, soit le conseil municipal constituant aussi, dans cette ville-État, le gouvernement régional.
En plus de ces deux scrutins, les Berlinois étaient ainsi appelés, dimanche dernier, à décider si oui ou non les propriétaires immobiliers détenant « plus de 3 000 logements » dans leur ville devaient être expropriés au profit de la municipalité. Et contre toute attente, le « oui » l’a emporté à 56,4 %, dépassant de plus de dix points les estimations des sondages.
Comment la capitale d’un pays connu pour son libéralisme a-t-elle pu en arriver là ?
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En une décennie, sous l’effet de l’attractivité de la ville, le prix des loyers berlinois a presque doublé, sans que le revenu médian augmente ou que baisse le taux de pauvreté, établi à 19 %, trois de plus que dans le reste du pays.
L’offre locative se réduisant d’année en année, des quartiers entiers ont soudain changé de population, et l’explosion générale des prix, partie du centre, a fini par gagner les périphéries, étranglant de nombreux habitants dans une ville où environ 85 % des résidents sont locataires.
Résultat : la question du logement (et avec elle, celles de l’embourgeoisement et de la spéculation immobilière) a envahi le débat public, la population est descendue dans la rue, plusieurs initiatives citoyennes sont nées. Parmi elles, « Exproprier Deutsche Wohnen & Co ».
Fondé en 2017 par deux militants de la vieille garde socialiste, Rouzbeh Taheri et Michael Prütz, ce mouvement possédait, dès le début, deux qualités essentielles. Il désignait clairement les coupables : les grandes firmes immobilières ; et proposait une solution ambitieuse : les exproprier.
La responsabilité des gros promoteurs en cause
Selon « Exproprier Deutsche Wohnen & Co », l’inflation incontrôlable des loyers berlinois est la conséquence directe d’un vaste programme de spéculation mené par une dizaine de fonds immobiliers depuis dix à vingt ans.
Dans les années 1990, peu après la réunification, la municipalité berlinoise est très endettée. Poussée par l’État fédéral, elle décide de privatiser une partie du gigantesque parc de logements communaux que lui a légué l’Allemagne de l’Est.
La vente directe aux locataires ayant échoué, les immeubles sont cédés par blocs à des sociétés de capital-risque et des fonds spéculatifs, nationaux comme étrangers. En quelques années, 200 000 logements passent des bailleurs publics en mains privées.
Inconnus du grand public, ces mastodontes de l’immobilier ont des noms tels que TAG, ADO, Covivio, Blackstone, Akelius, Grand City Properties ou encore Adler Group. Ils sont français, américains, suédois, luxembourgeois, gèrent des milliers de bureaux, d’hôtels et de résidences, pèsent des milliards d’euros et sont accoutumés des paradis fiscaux.
Deux d’entre eux, cotés en bourse, méritent toutefois d’être cités : ce sont les allemands Vonovia et Deutsche Wohnen. Le premier possède environ 43 000 logements à Berlin, le second entre 110 et 115 000. Leurs actionnaires sont des fonds d’investissement comme Elliott Management ou BlackRock — de purs instruments financiers.
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En cours de fusion, Vonovia et Deutsche Wohnen détiendront bientôt, à eux deux, 500 000 biens, répartis en Allemagne, en Autriche ou en Suède. Pour une valeur combinée de 90 milliards d’euros, ils devraient devenir le premier groupe immobilier européen.
Symbole de la recherche de profits à court-terme, Deutsche Wohnen a donné son nom au mouvement d’expropriation. Habitants et activistes lui reprochent de gérer de façon calamiteuse son parc immobilier, tout en reversant des centaines de millions d’euros de dividendes chaque année.
Mais ils l’accusent surtout de pratiquer une hausse continuelle des loyers, à la faveur de rénovations effectuées à moindre coût, dans le seul but de gonfler les prix.
Sous le feu des critiques, Vonovia et Deutsche Wohnen ont revendu, ce mois-ci, près de 15 000 logements à la municipalité berlinoise, en échange de la coquette somme de 2,4 milliards d’euros. Une telle manœuvre (rentable, au demeurant) n’a pourtant pas apaisé la colère populaire.
En finir avec la spéculation immobilière
Le Land de Berlin, quant à lui, a tenté d’imposer, en 2020, un gel strict des loyers de la ville, suivi d’un plafonnement dont auraient pu bénéficier un quart des locataires berlinois. D’abord torpillé par les propriétaires, qui retiraient peu à peu leurs biens du marché, le dispositif a finalement été annulé par la Cour constitutionnelle en avril dernier.
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Dans ce contexte très tendu, le scrutin du 26 septembre représentait l’ultime voie de recours contre la spéculation immobilière. En lui-même, c’est une petite révolution.
En théorie, la constitution du Land berlinois autorise la population à entreprendre des référendums d’origine populaire.
Mais en pratique, les porteurs d’une initiative doivent surmonter une série d’étapes aussi difficiles que prohibitives : récolter les signatures de 20 000 électeurs, soumettre leur proposition au Sénat de Berlin, enfin recueillir les signatures d’au moins 7 % des inscrits sur les listes électorales, cette fois-ci dans un délai de quatre mois.
Après avoir attendu plus d’un an l’approbation du Sénat, le mouvement Exproprier Deutsche Wohnen & Co a accompli la prouesse de collecter, entre le 26 février et le 25 juin 2021, quelque 359 000 signatures, suffisantes pour la tenue d’un référendum.
La suite des événements a démontré l’importance de la question du logement pour les Berlinois : sur les 2 447 600 citoyens inscrits, 1 835 115 se sont déplacés aux urnes (75 %) et 1 034 709 ont voté en faveur l’expropriation (42 % des inscrits, 56 % des votants).
Le mouvement à l’origine du référendum fonde son initiative sur l’article 15 de la Loi fondamentale allemande, qui stipule que « le sol, les ressources naturelles et les moyens de production peuvent être placés, aux fins de socialisation, sous un régime de propriété collective […] par une loi qui fixe le mode et la mesure de l’indemnisation ».
Cet article n’a jamais été appliqué. S’il l’était pour la première fois, plus de 240 000 du million et demi de logements que compte Berlin pourraient être expropriés, soit 16 %.
Mais quel serait le coût de cette procédure pour la ville ? Selon ses opposants, il se situerait entre 29 et 39 milliards d’euros, si l’on en croit les prix actuels du marché. Un transfert de biens si massif, ajoutent-ils, induirait un arrêt brutal des investissements et des constructions.
À ces estimations à la hausse, Exproprier Deutsche Wohnen & Co répond par l’article 14 de la Loi fondamentale, qui précise que l’indemnisation des propriétaires doit être « déterminée en tenant équitablement compte des intérêts de la collectivité et des parties concernées ».
Évoquant une étude scientifique, le mouvement affirme qu’un « prix de location de 4,04 euros par mètre carré » permettrait de verser une « indemnité de 10 à 11 milliards », que la municipalité paierait grâce à un emprunt sur plusieurs dizaines d’années, lui-même financé par les loyers. Autrement dit, l’expropriation serait amortie et ne coûterait rien à la collectivité.
Malheureusement, la loi veille, et les Berlinois ne sont pas au bout de leur peine : tout populaire et démocratique, le référendum n’est pourtant pas contraignant pour la future mairie, dont on sait depuis dimanche qu’elle sera composée en majorité de sociaux-démocrates.
Leur chef de file, Franziska Giffey, a d’ores et déjà fait part de son opposition au transfert de propriété : mieux vaudrait, selon elle, accélérer les programmes de construction en suivant l’exemple de la ville de Hambourg, elle aussi confrontée à la hausse des loyers.
« Quelle que soit sa composition, la future coalition gouvernementale devra mettre en œuvre la socialisation des sociétés de logement, a déclaré Joanna Kusiak, l’une des porte-parole du mouvement, peu après le résultat du scrutin. Ne pas tenir compte du million de personnes ayant voté au référendum serait un scandale politique. Nous n’abandonnerons pas tant que la socialisation des sociétés de logement ne sera pas une réalité. »
L’initiative populaire refuse toute stratégie de temporisation, toute récupération politique. Un projet de loi, rédigé par des avocats, est prêt à être présenté au Sénat de Berlin. La légalité de la communalisation est confirmée « par sept expertises indépendantes ». Un bras de fer vient de s’engager.
Crédit photo couv : Christophe Gateau / DPA / dpa Picture-Alliance via AFP