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Tous des moutons numériques ? « les algorithmes d’intelligence artificielle nous standardisent et nous conforment »

De nombreux économistes[2] ont prouvé l’inutilité voire la dangerosité du trading haute fréquence. Mais au nom de la liquidité, il n’a cessé de se développer. Et c’est ce trading haute fréquence qui a inspiré les créateurs de la mise aux enchères de notre profil sur internet.

Dans cette tribune, Juliette Duquesne nous explique comment le fonctionnement des échanges marchands financiers a infiltré tous les pans de notre société, au point d’en rayer peu à peu ce qui fait la singularité des individus qui la composent, tout en renforçant certaines discriminations. Journaliste indépendante, Juliette Duquesne est co-autrice des ouvragesLes excès de la finance ou l’art de la prédation légalisée et L’humain au risque de l’intelligence artificielle (Les Presses du Châtelet.)

Au nom de la liquidité

Des articles du quotidien livrés en quelques dizaines de minutes, des repas commandés dans des plages horaires toujours plus étendues. Aujourd’hui, par l’intermédiaire d’algorithmes, tout doit pouvoir être acheté à tout moment. Ce principe a un nom qui provient des marchés financiers : la liquidité.

Aujourd’hui, même la rencontre amoureuse doit être liquide. Grâce à des applications comme Tinder, il est possible de trouver une personne à tout moment et proche de chez soi !

Plus un marché est liquide, plus les titres financiers peuvent être achetés ou vendus, n’importe où et à n’importe quel moment. Rassurante pour les investisseurs, cette liquidité très forte peut être néfaste, notamment pour les entreprises, car elle encourage les investisseurs à se concentrer sur le court terme. Malgré cette dangerosité, nous sommes en train d’étendre ce concept de « forte liquidité » à l’ensemble de la société.

La finance a expérimenté -avant tout le monde- la numérisation et l’utilisation d’algorithmes, qui peuvent être d’intelligence artificielle. Au nom de la liquidité, les mathématiques et la rapidité sont utilisés afin de fluidifier le marché. Cette logique provient de la théorie de l’efficience des marchés financiers[1] et permet d’aller toujours plus loin au sein du modèle capitaliste.

La mathématisation à outrance

Les marchés financiers ont été envahis par les mathématiques et les algorithmes, dont ceux de prédiction à base de données. Acheter ou vendre des actions dépend en grande partie de formules « magiques » reposant sur des théories très complexes. Et pourtant, les mathématiques isolent, rappelle Nicolas Bouleau, mathématicien. Ce chercheur fut l’un des premiers, il y a trente ans, à relier ces deux secteurs.

Les maths ont trouvé dans la finance un terrain de jeu. La finance, elle, y a trouvé un outil pour se développer. Aujourd’hui, cet éminent mathématicien l’admet, les mathématiques ont trop envahi la finance. Il regrette qu’on oublie d’aller sur le terrain. On n’envoie plus les ingénieurs voir ce qui se passe dans les entreprises pour évaluer si telle innovation est pertinente ou non. On reste devant des écrans.

Actuellement, ces mêmes algorithmes de prédiction, ceux qui aident à la prise de décision, envahissent de nombreux secteurs de notre société. La prévision a remplacé l’intuition.

Un nouveau marché est apparu dans de multiples domaines tels que la médecine, la justice, la police ou encore le marketing. Afin d’essayer d’anticiper leur chiffre d’affaires, les multinationales y ont de plus en plus recours. Prenons un exemple concret : de multiples données nourrissent un programme d’intelligence artificielle afin de prévoir les goodies qui seront les plus vendus lors de la sortie d’un Star Wars et d’anticiper leur fabrication.

Plus grave, ces algorithmes vont être utilisés dans des secteurs beaucoup plus sensibles, comme les ressources humaines ou la justice.

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Aux États-Unis, des systèmes intelligents ont été créés afin d’aider les juges à prendre leurs décisions quant à la remise en liberté des détenus. Ces logiciels surévaluent le risque de récidive des Afro­Américains et sous-estiment celui des Blancs. Les condamnés noirs qui n’ont pas récidivé sur une période de deux ans sont près de deux fois plus susceptibles d’être classés à tort comme « à risque » par rapport aux accusés blancs.

Basé sur des données, le programme reproduit les discriminations. Le danger est que ces biais s’accentuent au fil du temps. Les juges aidés par ce logiciel laisseront plus longtemps les personnes noires derrière les barreaux. Ces nouvelles données biaisées nourriront de nouveau l’algorithme.

Les financiers pensaient, eux aussi, réussir à prévoir l’avenir et à répartir les risques grâce aux mathématiques et à la puissance de calcul. La crise des subprimes a montré le contraire : les produits financiers étaient si complexes que plus aucun acteur ne savait quels titres financiers il détenait. La vitesse des transactions a contribué à renforcer cette opacité. Les financiers ont fait confiance à ces mathématiques complexes, ils se sont dé-responsabilisés.

Même les mathématiciens le reconnaissent : formaliser implique forcément de simplifier la réalité.

Traduire les langages accentue cette simplification. Afin de fabriquer un programme d’intelligence artificielle, dans de nombreux cas, nous passons des mots aux nombres, nécessaires à la mise en données et en algorithmes, puis au codage informatique. Chaque étape schématise et fige la réalité. Les mots sont plus subtils que les nombres.

Différents algorithmes sont compilés avec une confiance aveugle en ces outils. Interconnecter les données, prendre des bouts d’algorithmes sont des pratiques courantes. Ces assemblages risquent de nous décaler davantage de la réalité, comme lors de la crise des subprimes.

Ces programmes réalisent beaucoup d’erreurs. Philippe Besse, mathématicien, professeur émérite à l’Institut national des sciences appliquées de Toulouse, indique que, selon les données qu’il a pu étudier, les taux d’erreur des prédictions d’achat étaient facilement de l’ordre de 20 %.

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Acheter à la microseconde grâce aux ordinateurs

Sur les marchés financiers comme sur l’ensemble de la société, cette mathématisation va de pair avec la numérisation. Les achats et les ventes d’actions naguère réalisés par téléphone en plusieurs minutes s’effectuent aujourd’hui à la microseconde par des logiciels dernier cri. Cette pratique a un nom : le trading haute fréquence. Son objectif est d’être plus rapide que le concurrent. Un investisseur veut, par exemple, acheter cent actions. Un autre agent, bénéficiant d’une liaison plus rapide, les achète avant l’investisseur intéressé, avant de les lui revendre à un prix plus élevé.

Aujourd’hui, la fibre optique est même parfois remplacée par des micro­ondes. L’information ne circule plus dans le sol, mais en ligne droite dans l’air, ce qui permet de gagner une milliseconde sur 1 000 kilomètres. Par temps couvert, les traders qui ont investi dans ces micro­ondes sont obligés de revenir à la fibre optique. Résultat : une étude a montré que les marchés financiers marchaient mieux par mauvais temps.

De nombreux économistes[2] ont prouvé l’inutilité voire la dangerosité du trading haute fréquence. Mais au nom de la liquidité, il n’a cessé de se développer. Et c’est ce trading haute fréquence qui a inspiré les créateurs de la mise aux enchères de notre profil sur internet.

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Les achats des espaces publicitaires se réalisent très rapidement, pas encore à la microseconde mais autour de 120 millisecondes ! Notre profil est mis aux enchères sur les différentes places de marché durant le temps du chargement de la page.

Nous pourrions multiplier à l’envi les exemples de cette numérisation et de cette algorithmisation dans tous les secteurs de notre société. Prenons celui des réseaux sociaux.  Comme sur les marchés, les interactions deviennent très liquides, c’est­-à-dire que chacun peut interagir à tout moment, avec pour conséquence toujours plus de contenus, et de flux afin d’afficher toujours plus de publicités ciblées.  

Sur les marchés financiers comme sur les réseaux sociaux, individuellement, chacun sait que le contenu et le fonctionnement ne sont ni pertinents ni justes et pourtant, collectivement, tout le monde continue d’agir de la même façon.

À force de vouloir mettre de la « rationalité » sur les marchés financiers, ces derniers n’ont jamais été si irrationnels et incontrôlables. Ce constat est aussi valable sur les réseaux sociaux, gérés par des algorithmes.

En voulant gommer le subjectif, mais également en usant à outrance de modèles d’apprentissage reposant sur des moyennes, nous supprimons tous les jours un peu plus la singularité et l’unicité de chacun. Les usages actuels des algorithmes d’intelligence artificielle nous standardisent et nous conforment.

Ces programmes sont loin de pouvoir tout prévoir, mais ils ont d’innombrables conséquences sur le réel et sur notre vie quotidienne. Ils ont en partie conduit aux graves crises financières et économiques de 2008 et 2011. En dépit des critiques de nombreux experts, aucune réforme structurante n’a été mise en place sur les marchés financiers.

Aujourd’hui, non seulement la mathématisation et la rapidité n’ont pas été limitées, mais  nous diffusons ces pratiques à l’ensemble de la société, sans aucun contrôle ni débats sociétaux ! Avec l’algorithmisation d’une grande partie de notre société, la liste de ces effets néfastes risque fort de s’allonger…

Pour suivre le travail de Juliette Duquesne, elle a créé une collection de livres « Carnets d’alerte » et un média du même nom : https://carnetsdalerte.fr/

Pour aller plus loin : La numérisation des sociétés devient un Léviathan énergivore hors de contrôle


[1] EFFICIENCE DES MARCHES : l’efficience des marchés financiers est une théorie néoclassique largement remise en cause par les récentes crises financières. Elle stipule que les marchés financiers sont autorégulateurs et que les cours boursiers intègrent rapidement toute l’information utile à la détermination du juste prix d’un actif financier. Ces mécanismes conduiraient à une allocation optimale du capital dans l’économie.

[2] Voir les analyses de Thierry Philipponnat de Finance Watch, celle Jean-Michel Naulot, ancien banquier d’affaires et régulateur et de Philippe Guillot de l’autorité des marchés financiers dans P. Rabhi, J. Duquesne, Les  excès de la finance ou l’art de la prédation légalisée, Les Presses du Châtelet, 2017 et l’étude de l’Autorité des Marchés des Financiers, Comportements des traders à haute fréquence sur Euronext Paris, janvier 2017.

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