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Syndicalistes et écologistes en danger : quand les patrons ont recours à la surveillance et au meurtre

« Nous ne souhaitons pas voir grandir une industrie de la casse syndicale (union-busting) en Europe comme nous avons pu le voir aux Etats-Unis » écrivent-ils.

Une tentative d’assassinat en France contre un syndicaliste, le vaste réseau d’espionnage d’Ikea encore en France pour surveiller ses salariés, la surveillance hors-norme d’Amazon au sein de ses filiales partout dans le monde pour garantir l’absence de toute idéologie socialiste ou écologiste, les noces macabres de Coca-Cola et de l’ultra-droite en Colombie… Toutes ces opérations révèlent l’autre visage de la lutte des classes. Face à un phénomène dangereux, de nombreuses voix de la société civile et des dirigeants politiques européens exigent un instrument juridique international pour enfin contraindre les sociétés transnationales à respecter les droits fondamentaux de leurs salariés.

Une tentative d’assassinat digne d’un polar

C’est une information inouïe que nous rapportaient début Juin de grandes chaînes comme France 3, RTL ou MidiLibre. Elles racontent cette histoire menaçante, « digne d’un polar » : la directrice générale d’Apnyl (une manufacture de plastiques) avoue avoir promis 75 000 € à des « experts en intelligence et sécurité d’entreprise » contre l’assassinat d’un employé menaçant de faire perdre « l’esprit familial » de l’entreprise, par ses idées syndicalistes et son adhésion à la CGT.

Mais l’intrigue ne s’arrête pas là ; si cette patronne a été mise en garde à vue, c’est grâce aux aveux des deux tueurs à gages qu’elle avait embauché, arrêtés en pleine tentative d’assassinat au début de l’année 2021. « Frères maçonniques », ces assassins appartenaient tous deux à la loge d’« Athanor » située à Puteaux, en région Parisienne, et dissoute depuis l’affaire.

Frédéric Vaglio, l’un des deux assassins francs-maçons, est un ancien journaliste du Dauphiné Libéré ; Daniel Beaulieu, lui, est un ancien commandant de la Direction Générale du Renseignement Intérieur (DGSI), « spécialisé dans l’infiltration des milieux d’extrême-gauche » selon Le Monde.

Au-delà des mysticismes qui prêtent une puissance sans limites aux loges maçonniques et à leurs membres, cette histoire révèle surtout les lourdes implications portées par une façon de penser courante dans les directions d’entreprise.

Lorsque des patrons têtus veulent se débarrasser d’employés qui questionnent le fonctionnement de leurs établissements profitables, cet entêtement peut les conduire jusqu’au recours à des méthodes criminelles.

Espionnage, menaces, assassinats… Reconnaître l’existence de ces méthodes guerrières tournées contre les employés, c’est se donner le pouvoir de reconnaître une insécurité toute spécifique du quotidien : celle qui est éprouvée lorsqu’on manque de protection face à de grandes opérations menées contre soi et/ou des collègues, par des directions d’entreprises riches et puissantes souhaitant anéantir, par tous les moyens possibles, les désaccords au sein de « leur grande famille ».

Ikea, une affaire d’espionnage patronal à la Française…

Les agissements récents d’entreprises internationales plus connues qu’Apnyl nous montrent qu’il ne s’agit malheureusement pas d’une histoire isolée. Sans qu’elles n’aillent toujours jusqu’à l’assassinat, l’implantation de technologies et de méthodes illégales ayant pour but de briser les mouvements revendicatifs ont récemment été dénoncés au sein de grandes multinationales, comme Ikea.

Le 29 Juin 2021, l’AFP a ainsi communiqué le verdict rendu par le parquet de Versailles à propos de la filiale française d’Ikea. Celle-ci, par l’intermédiaire de ses directeurs et de ses cadres chargés de la « sécurité » dans l’entreprise, aurait mis en place depuis 2012 un « vaste réseau d’espionnage » de ses salariés, construit à partir de banque de données confidentielles fournies par des fonctionnaires de Police. 

Au centre de cette affaire, la boîte de « conseil en gestion et en affaires » Eirpace, qui aurait établi la liaison entre Ikea et les archives des renseignements généraux.

Une courte enquête révèle que la boîte est aussitôt dissoute par son directeur, Jean-Pierre Fourès. Lors du procès qui le met en accusation, ce dernier se présentera comme « ex-policier, ex-RG [Renseignements Généraux, ndlr] à Marseille » et « ex-membre du SAC ». Ce dernier statut n’est pas anodin.

Le S.A.C (« Service Action Civique ») est une association créée en 1960 pour coordonner les « gros bras » de l’anti-communisme en France, réunis autour de la personne glorifiée du Général De Gaulle.

Dans la bande-dessinée documentaire Cher Pays de Notre Enfance (2015), leurs activités sont extensivement et méthodiquement recensées : collaboration avec des braqueurs de banques pour financer le parti gaulliste (UDR), harcèlement et humiliation de représentants syndicaux dans les usines françaises, assassinat d’un opposant politique trop gênant (Robert Boulin)…

En bref, le SAC est l’association qui, de 1960 à 1982 (année de sa dissolution officielle) effectue sur le territoire français les tâches ingrates qui défendent et consolident le capitalisme nationaliste et patriarcal qu’incarnait, à sa manière, le Général de Gaulle.

Il n’est donc pas surprenant d’apprendre dans l’article de Challenges sur le procès d’Ikea que « l’ex-RG Jean-Pierre Fourès, fournissait à Ikea, au tarif de 80 euros l’unité, les fichiers de police des candidats à l’embauche ». Dans sa vision du monde, mettre les archives du renseignement général au service des employeurs est une infraction légitime, fidèle aux valeurs du Gaullisme.

Comme Daniel Beaulieu, en introduction, son statut d’ancien membre des forces policières lui permettait de remobiliser ses anciens accès et ses anciennes méthodes de fonctionnaire de Police pour les mettre au service d’actuelles directions antisyndicalistes.

Amazon et Pinkerton, ou la « classe américaine« 

Une autre affaire d’espionnage en masse des employés par leurs employeurs a récemment été dévoilée au sein de la multinationale Amazon. Si le cas d’Ikea y ressemble par de nombreux aspects, l’envergure de cette affaire n’est pas le même : elle ne concerne pas seulement une des filiales de la multinationale, mais bien toutes, dans tous les pays où elle s’est installée.

L’article de Vice, qui a révélé cette opération et toute sa portée, dévoile que cette surveillance (prise en charge par des cadres au poste dédié) vise à garantir l’absence de toute idéologie socialiste ou écologiste au sein de l’entreprise.                  

Mais ce n’est pas tout. Pour mener à bien cet objectif, et éventuellement tuer dans l’œuf les actions contestataires, Amazon a embauché des professionnels du « union-busting » : l’Agence Nationale de Détectives Pinkerton. Cette agence fait partie de l’histoire des Etats-Unis.

Grande alliée du mouvement abolitionniste (elle déjoua notamment une tentative d’assassinat visant Abraham Lincoln), elle permit d’enforcer le passage de l’esclavage au capitalisme. Puis, elle devint une actrice incontournable de la répression des travailleurs et de leurs mouvements revendicatifs.

Par exemple, lorsque de grandes entreprises ferroviaires s’installaient sur le pays, elle fut embauchée pour infiltrer et casser des mouvements de grèves, initiés face à une réduction des salaires à travail égal. La manœuvre dura un mois et fit une centaine de morts (le compte-rendu d’Allan Pinkerton lui-même peut être trouvé ici).

Aujourd’hui encore, le travail de l’agence consiste à faciliter le plus « libre » développement de ses industries capitalistes, contre toute organisation syndicale.

Selon les révélations de la journaliste de Vice, chez Amazon :

« [tous les cadres chargés de la sécurité] autour du monde reçoivent des mises à jour sur les activités d’organisations syndicales dans les entrepôts qui comprennent la date, l’heure et le lieu exacts, la source qui a rapporté l’information, le nombre de participants (et dans certains cas le nombre attendu de participants à l’action syndicale), et une description de ce qui s’est passé, comme ‘grève’ ou ‘distribution de pamphlets’. ».

L’article rapporte ainsi qu’en Pologne, un agent de Pinkerton a été envoyé pour vérifier qu’un manager n’aidait pas les employés à passer leurs entretiens d’embauche.

Au-delà de cette peur des solidarités internes, Amazon a aussi surveillé de près l’impact de Greta Thunberg et des associations écologistes comme Greenpeace sur leurs employés. Son dispositif de surveillance s’est également concentré sur le mouvement des gilets jaunes, inquiet par les exigences de justice sociale qui en émanait.

Les gilets jaunes ont d’ailleurs fait plus peur à la multinationale que les actions régulières de la Confédération Générale du Travailleur Unitaire (CGTU), dont ils jugent les actions « rares, limitées en portée, et ultimement infructueuses ».

C’est qu’un seul critère détermine la « dangerosité » d’une action sociale : sa capacité à « avoir un impact sur Amazon, sur la continuité de ses affaires, ou sur ses actifs », selon le vocabulaire donné aux cadres eux-mêmes.

Les noces macabres de Coca-Cola et de l’ultradroite en Colombie

Lorsque des entreprises mettent autant de moyens en place pour pérenniser leurs affaires et protéger leurs actifs, sans pour autant garantir la sécurité de leurs travailleurs ni l’intégrité des environnements sociaux et naturels qui lui permet de prospérer, on peut légitimement se demander jusqu’où elle peut aller une fois que les travailleurs et/ou les collectifs concernés soulèvent le problème.

Si l’histoire du syndicaliste d’Apnyl montre que l’assassinat peut devenir un moyen de supprimer le problème, les assassins ont heureusement été arrêtés avant le pire, et la justice française est parvenue à condamner la commanditaire et ses agents.

Il n’y aura pas eu de telle grâce pour la dizaine de représentants syndicaux Colombiens qui travaillaient pour les sous-traitants de Coca-Cola entre les années 90 et nos jours. Dans le contexte ultra-violent qui caractérise la vie politique Colombienne depuis près d’un demi-siècle, et sous l’œil complice de l’actionnaire majoritaire, les responsables de ces manufactures sous-traitantes n’auront pas hésité à engager la faction armée de l’ultra-droite Colombienne (Autodéfenses Unies de Colombie ou A.U.C) pour éliminer les contestataires.

Le tort principal de ces syndicalistes est d’avoir contesté les fermetures d’usines, baisses de salaires et hausses de temps de travail qui leur était imposées par Coca-Cola. C’est ce qu’explique ce communiqué du Centre Europe-Tiers Monde (CETIM), écrit en collaboration avec Sinaltrainal, le syndicat sud-américain en confrontation avec la multinationale :

« L’allongement de la journée de travail et l’accroissement de la cadence de travail a permis à l’entreprise Coca-Cola de continuer à faire fonctionner cinq usines d’embouteillages en fermant, en contrepartie, onze autres en 2003 et licenciant ainsi des centaines d’employés. Les affiliés à Sinaltrainal ont entamé une grève de la faim en mars 2004, pour tenter de bloquer ce renvoi massif de travailleurs. […] D’après certains documents officiels de l’entreprise […] le syndicat Sinaltrainal est considéré comme un obstacle à la réalisation de l’objectif de réduction des coûts de travail. En effet, Sinaltrainal s’oppose à toute forme de sous-traitance. […] Ces entreprises sous-traitantes permettent d’éviter tout lien contractuel direct entre les travailleurs et Coca Cola et […] évitent d’appliquer les avantages sociaux stipulés dans la convention collective de travail. »

Plus loin, le même communiqué précise la façon dont la multinationale s’est servie de l’Etat Colombien pour réprimer la contestation syndicale et imposer ses lois :

« Le 10 août 2004, Coca-Cola, avec le consentement du Ministère du travail, a révoqué les statuts de Sinaltrainal, réussissant ainsi à empêcher que d’autres travailleurs […] puissent s’affilier au syndicat. L’entreprise a saisi la justice du pays pour rendre illégales les sections de Sinaltrainal à Bogota, Girardot, Santa Marta, Cali et Villacencio, entre autres… »

Il poursuit en précisant les techniques d’intimidations et de dissuasion utilisées par le géant d’industrie :

« Afin de répandre la peur chez les travailleurs pour qu’ils ne s’affilient pas à Sinaltrainal ou renoncent à toute affiliation syndicale, l’administration de [Coca-Cola] développe […] des campagnes systématiques de stigmatisation envers les [syndiqués], en publiant des photos de travailleurs et de membres de leurs familles et en les accusant de vandalisme et d’avoir endommagé des biens. […] Plus de 12 dirigeants de Sinaltrainal ont ainsi été emprisonnés injustement. […] Cependant, l’entreprise a été dans l’obligation de les réintégrer à leurs postes de travail car ils ont été reconnus innocents. »

Au total, dans cette histoire, onze travailleurs affiliés au syndicat seront assassinés. L’un de ces meurtres, celui de Segundo Gil en 1996, a eu lieu peu de temps après que le propriétaire états-unien d’une usine à Carepa ait dit qu’il ferait le nécessaire pour tuer et faire disparaître les travailleurs qui essayeraient de se syndicaliser.

Pour cela, il s’était mis d’accord avec des mercenaires de l’A.U.C. Selon une autre source, « le syndicat, Sinaltrainal, a alors lancé une campagne pour que Coca-Cola Company, la maison-mère, empêche les faits. » Ils n’ont rien fait. Puis, au lendemain de sa mort, « les responsables de l’usine ont laissé entrer les paramilitaires en armes. Ils ont donné une journée aux derniers syndicalistes pour s’en aller » d’après un dirigeant national de Sinaltrainal.

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Quel contre-pouvoir face aux multinationales ?

Ces trois histoires ont ceci en commun qu’elles jettent une lumière dérangeante sur les capacités des grandes entreprises internationales à se servir de technologies de surveillance, de contrôle et d’élimination pour casser l’organisation des intérêts de ceux qu’elles exploitent. Souvent, ces technologies sont directement empruntées à l’appareil d’Etat du pays d’exploitation. Dans un tel contexte, quelle protection existe pour que les citoyens, d’où qu’ils soient, se sentent en sécurité face à de telles opérations ? 

Des associations comme le CETIM, mais aussi comme l’Union Gobale des Travailleurs (UNI Global Union) et sa branche européenne (UNI Europa) portent quotidiennement ce combat. Récemment, ces derniers ont adressé une lettre à la commission européenne portant sur les pratiques délictueuses d’Amazon en Europe.

« Nous ne souhaitons pas voir grandir une industrie de la casse syndicale (union-busting) en Europe comme nous avons pu le voir aux Etats-Unis » écrivaient-ils.

Cette lettre a débouché, à son tour, sur une deuxième, écrite cette fois-ci par les membres du parlement européen et adressée directement à Jeff Bezos. Il y est question de la « multiplication des alertes concernant votre politique anti-syndicale » et des pratiques de management « plus que douteuses » d’Amazon sur le continent. L’embauche d’espions au sein de l’entreprise « pour identifier des opposants potentiels, internes ou externes » est explicitement qualifiée « d’intolérable ».

« En tant que Membres du Parlement Européen, nous rappelons que la liberté d’association et le droit de s’organiser sont les valeurs centrales de l’Organisation Internationale du Travail. Respecter ces droits n’est pas une option. […] Nous représentons des pays où la démocratie et la liberté d’expression ne peuvent être remis en cause par aucune entreprise – pas même Amazon. »

Pourtant, malgré ces actions au centre de la politique européenne, les citoyens du monde entier restent exposés à ces opérations lorsqu’elles proviennent de multinationales. Le cadre juridique qui les encadre est une passoire.

En effet, même si ces dernières sont censées obéir aux lois du pays où elles placent leur siège administratif, elles agissent structurellement par-delà chaque pays individuel, et par-delà leurs lois respectives. Ainsi, seul un instrument juridique international aurait la légitimité, par sa position extranationale, de contraindre les sociétés transnationales à respecter les droits fondamentaux de leurs salariés.

Ces entreprises, qui se servent de l’espionnage, du harcèlement et/ou de l’assassinat comme d’outils stratégiques pour leur projet d’accumulation infinie de richesses pourraient alors être punis indépendamment des lieux du crime. C’est en tout cas le souhait du CETIM qui, s’adressant au Conseil des Droits Humains dans son communiqué (que nous avons mentionné plus haut) demande à ces derniers 

« …d’établir un groupe de travail intergouvernemental avec le mandat d’élaborer d’un instrument international contraignant pour surveiller les activités des sociétés transnationales et garantir l’accès à la justice pour les victimes de leurs activités. Cet instrument devrait également permettre d’obliger l’État colombien à juger et punir les responsables de la persécution des syndicalistes colombiens. »

Un projet de géant, qui soulève de lourdes questions sur le droit à la souveraineté et à l’autodétermination des nations. Pourtant, ce projet est précipité par la puissance grandissante des entreprises multinationales, qui voient grandir en cadence leurs impacts sociaux et écologiques.

Or, leur activité se jouant au-delà des lois de quelques pays souverains, ceux qui éprouvent et subissent ces impacts ne peuvent que réclamer des institutions plus capables de contraindre, sur un plan transnational, le respect de leurs biens et droits communs.

Pierre Boccon-Gibod

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