Tout vient à point qui sait attendre ? Petit à petit, l’intersyndicale avance ses pions. Après de nombreuses manifestations ne semblant pas toucher le gouvernement, les syndicats passent à la vitesse supérieure : le mouvement de grève reconductible débute ce mardi 7 mars. Dans les rangs des Français, majoritairement opposés à la réforme, il y a de quoi être pessimiste. Le gouvernement paraît inflexible, même si l’inquiétude monte à Matignon. Depuis maintenant une vingtaine d’années, la très grande majorité des combats syndicaux ont été perdus. Alors, se confronter au gouvernement dans la rue sert-il toujours à quelque chose ?
Le sociologue américain Charles Tilly avait, de son vivant, cartographié le répertoire d’action des syndicats qui, lors d’un conflit ouvert avec le gouvernement, privilégiaient la méthode de la grève classique. Ce procédé, historiquement, apparaissait comme le plus utile pour remporter un combat.
Force est de constater que, depuis une génération, les syndicats recourent moins à la grève « même s’il est difficile de mesurer si ce recul est important parce que l’on n’a pas de données bien solides sur la grève, mais il y a une baisse tendancielle » explique le politologue Dominique Andolfatto, spécialiste du syndicalisme et des relations professionnelles, pour La Relève et La Peste.
Bloqués par un nombre de syndiqués et une capacité à mobiliser en déclin, leur répertoire privilégié est aujourd’hui celui de la manifestation.
Les années 2010 ont été marquées par des manifestations syndicales ou intersyndicales qui ont produit « manifestement peu de résultats » selon Dominique Andolfatto. Celles contre les ordonnances Macron en 2017, contre la loi Khomri en 2016, ou contre la réforme des retraites en 2010 ont toutes échoué.
Seuls les gilets jaunes ont réussi à obtenir des concessions, mais leur répertoire d’action était inédit, en dehors du cadre syndical.
Les manifestations étaient récurrentes, tous les samedis, et non pas des manifestations « saute-mouton » comme reprochent certains syndicalistes à celles des retraites, accompagnées d’occupation durable de lieux publics.
La sociologie du mouvement était elle aussi nouvelle avec des français « pas ou peu politisés », des citoyens « invisibles, qui traduisaient un malaise global dans l’ensemble de la société française, le gouvernement était contraint d’agir » considère Dominique Andolfatto.
« Les manifestations obtiennent des résultats seulement quand le gouvernement est divisé en interne, qu’il n’est pas sûr de son fait, ou qu’il développe une politique paradoxale par rapport à ce pourquoi il a été nommé ».
Jusqu’ici, le gouvernement semble imperturbable, « il est convaincu que sa réforme est juste et inévitable » conclut le politologue. Une position qui n’était pas celle du gouvernement Juppé lors des manifestations de grande ampleur, prises en exemple depuis quelques semaines, qui s’opposaient à la réforme des retraites au début du premier mandat de Jacques Chirac.
L’exemple du plan Juppé
La fin d’année 1994 est marquée par une bataille interne dans les rangs du RPR (Rassemblement pour la République). Le parti est profondément divisé sur le choix du candidat à l’élection présidentielle se tenant quelques mois plus tard, début 1995. Jacques Chirac, le président du parti gaulliste et candidat légitime de la droite est rejoint par Edouard Balladur, fort d’une popularité conséquente et soutenu par une majorité de ténors du RPR, dans la course à L’Élysée.
Pour Jacques Chirac, il faut ruser. Edouard Balladur est catégorisé comme libéral, il faut donc paraître plus centriste. C’est à ce moment-là que naît la fameuse « fracture sociale ».
Le thème de campagne fut chapeauté par « le sorcier de l’Élysée », Jacques Pilhan, l’as de la communication politique qui avait déjà réussi à faire élire François Mitterrand en 1981 en lissant son image pour capter l’électorat centriste.
Dans un souci de rassembler au centre et de séduire certains électeurs de gauche, Jacques Chirac multiplie les déclarations marquantes : réquisitions de logements inoccupés pour accueillir les SDF, la sécurité économique serait devenue privilège et la mobilité sociale inexistante. La ligne sociale du candidat Chirac l’emportera sur le très libéral Balladur lors d’un premier tour d’une élection présidentielle ayant tourné à l’affrontement entre les deux hommes.
On connaît la suite, l’ancien maire de Paris triomphera de Lionel Jospin avec 52,6 % des voix contre 47,40% pour le socialiste. Mais la bataille entre Balladur et Chirac va laisser une trace qui bloquera les réformes voulues par le RPR une fois à l’Elysée.
Alain Juppé est nommé premier ministre et présente à l’Assemblée nationale quelques mois plus tard, le 15 novembre 1995 exactement, une réforme très dure de la sécurité sociale : déremboursement des médicaments, hausse des tarifs hospitaliers et alignement des régimes de retraite du public sur le privé.
« J’en appelle à tous les français, ils savent qu’il faut réformer la sécurité sociale pour assurer son avenir » tonne Alain Juppé du haut du perchoir devant les députés.
Une phrase devenue rengaine et dont l’idée est la dominante de la réforme actuelle. Le premier ministre apparaît d’emblée isolé, en inadéquation avec les promesses du candidat Chirac.
Neuf jours après, le 24 novembre, la grève débute. L’ensemble des services publics se mettent à l’arrêt. La France est paralysée. Les différentes catégories socioprofessionnelles s’unissent au sein du plus grand mouvement social depuis mai 68. Cheminots, postiers, employés de France Telecom ou encore chômeurs battent le pavé.
Malgré des embouteillages dantesques et des transports publics bloqués, un mouvement de solidarité va naître. Les Français redécouvrent le vélo, l’auto-stop, la marche à pied. Les gens se parlent. L’opinion publique bascule en faveur des grévistes. Les étudiants rejoignent le mouvement. Au total deux millions de personnes défilent. La position du gouvernement est intenable. Au bout de trois semaines, Jacques Chirac exige le retrait du plan Juppé.
L’inquiétude monte à Matignon
Aujourd’hui, le gouvernement n’apparaît pas bousculé par la rue, en tout cas pas pour le moment. Rabâchée durant toute la campagne présidentielle, la réforme des retraites apparaît comme la suite logique d’une politique menée depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron à l’Élysée. Les Français l’ont d’ailleurs bien compris, une majorité d’entre eux craint que la réforme soit votée « quoi qu’il en coûte », notamment à recours de 49.3.
« Les manifestations syndicales ont une efficacité relativement limitée dès lors que la clé du mouvement n’est pas entre leurs mains » explique Dominique Andolfatto pour La Relève et La Peste, « une manifestation tous les quinze jours ne va pas aboutir au repli d’un gouvernement sûr de lui »
Une situation paradoxale puisque l’on n’avait pas vu de manifestations aussi importantes « depuis une trentaine d’années ». Les syndicats passent donc à la vitesse supérieure.
« On assiste à une gradation dans la stratégie, ils ont commencé par des manifestations assez classiques, puis une montée en puissance progressive » décrypte le politologue.
Le défi est de taille : l’influence des syndicats diminue année après année. Rien que sur les années 2010, le pourcentage de salariés considérant que « les syndicats jouent un rôle irremplaçable dans la représentation des salariés » est passé de 52,9 % à 37 % selon une étude de la Dares (Organisme d’études et de statistiques du Ministère du Travail).
Dans le même temps, la part des salariés qui refusent de s’exprimer sur leur rapport au syndicalisme a considérablement augmenté, passant de 12,9 % en 2011 à 22,6 % en 2017, ce que les sociologues expliquent par une prise de distance voire de l’indifférence.
Il n’est pas facile pour les syndicats de retourner ce contexte. Unis pour la première fois depuis 2010, ce sont eux qui portent l’opposition contre la réforme. Le mouvement ne serait « pas un mouvement classique », les grèves du 7 mars ne seraient « pas générales », officiellement ce ne sont pas « des blocages », on parle plutôt d’une « France à l’arrêt ». Et pour le moment cette stratégie fonctionne, 56 % des Français soutiennent une grève reconductible.
« Il est fort à parier que seuls des blocages de longue durée puissent faire infléchir le gouvernement » précise Dominique Andolfatto.
Justement, l’intersyndicale de la SNCF, de la RATP ou encore des secteurs électriques et gaziers ont débuté ou débuteront demain, mardi 7 mars, une grève reconductible. Dès lors, combien de temps les syndiqués pourraient tenir les blocages face aux possibles réquisitions du gouvernement et aux pertes de salaires ?
Pour accompagner les grévistes, la CGT a lancé une caisse de solidarité fin décembre. Début janvier, 2,1 millions d’euros avaient déjà été réunis. Du côté de la CFDT, 150 millions d’euros remplissent les coffres. Cette caisse de solidarité, existant depuis 1973, est la seule caisse centrale permanente du paysage syndical français. Impossible de savoir si ces montants permettront d’étendre la grève sur la durée mais l’inquiétude monte à Matignon et à l’Élysée.
Elisabeth Borne n’a, pour l’instant, pas brandi la menace des réquisitions, il ne faut pas jeter d’huile sur le feu. Le gouvernement comme les syndicats savent que la victoire se décidera au niveau de l’opinion publique vis-à-vis des blocages.
Du côté de l’exécutif, on préfère faire profil bas, la flambée des prix alimentaires, les possibles pénuries de carburants, les transports bloqués pourraient faire basculer la balance en leur faveur. Le mois de mars sera décisif. Matignon mise sur la poursuite des discussions avec le groupe LR au Sénat, le processus parlementaire suit son cours.
Les partenaires sociaux, eux, n’ont pas quitté la table. Ce lundi, les syndicats enseignants sont reçus par Elisabeth Borne. Clément Beaune, lui, a demandé aux présidents de la SNCF et de la RATP de rencontrer les syndicats. Mais les erreurs de communication de certains ministres trahissent la fébrilité du gouvernement.
Olivier Véran déclarait carrément mercredi que mettre la France à l’arrêt reviendrait à « prendre le risque d’une catastrophe écologique, agricole, sanitaire, voire humanitaire ». Gabriel Attal en remettait une couche samedi en dénonçant les bloqueurs qui pénaliseraient « les français qui triment », ceux « qui travaillent et la classe moyenne ». Tout est bon pour criminaliser les grévistes.
« Il faut également se pencher sur le cas des universités, vont-elles rejoindre le mouvement ? » ajoute Dominique Andolfatto. « Par le passé, les gouvernements ont souvent lâché lorsque les étudiants se sont lancés dans la lutte. Historiquement, les politiques ne maîtrisent pas les manifestations avec les jeunes ».
Deux campus de Lyon 2 sont bloqués depuis ce lundi par des étudiants. L’université de Nantes a emboîté le pas. Reste à savoir si d’autres suivront le mouvement.
En 1995, la solidarité des français envers les grévistes avait été décisive, ils s’étaient accommodés de l’arrêt des transports en commun notamment. Ils avaient redécouvert la solidarité, l’auto-stop, le covoiturage. 2023 va t-elle être une répétition de 1995 ? La bataille pour l’opinion publique bat son plein.
crédit photo couv : Myriam Tirler / Hans Lucas via AFP