Dans « Une école sans murs », l’intellectuel indien Rabindranath Tagore dresse une proposition d’éducation dans laquelle, l’art, l’initiative individuelle, la nature et le cosmopolitisme occupent une place centrale. Discussion avec le pédagogue québécois Normand Baillargeon à qui l’on doit ce livre remarquable. Propos recueillis par Matthieu Delaunay.
LR&LP : Qu’est-ce qui vous a mis sur la piste de Tagore ?
Ma rencontre avec Tagore s’est faite en deux temps. Je suis un grand amoureux de poésie qui a toujours été très importante dans ma vie. À vingt ans, j’ai acheté La corbeille de fruits et L’offrande lyrique, deux recueils de poésie de Tagore pour lesquels il a gagné le Prix Nobel de littérature en 1913.
Je connaissais donc Tagore comme poète, et quelques années plus tard, je cherchais des livres rares sur un site internet qui diffusait des petits aphorismes, dont ceux de Tagore. Trouvant ses aphorismes très beaux, je me suis procuré le livre en anglais que j’ai décidé de traduire et publier aux éditions du Noroit avec le titre Les oiseaux de passage.
En gagnant le prix Nobel de littérature, Tagore est devenu très célèbre et allé partout dans le monde pour faire des conférences, y compris au Japon. Là-bas on lui demandait de signer des autographes, sur des éventails ou autres, et il avait pris l’habitude de laisser des petits mots. Ce sont ces aphorismes qui ont constitué ce recueil.
En préparant son introduction, je me suis mis à fouiller sur cet homme et appris qu’il avait fondé une école, qui existe encore, une université, qui existe encore, et qu’il s’était intéressé à l’éducation. Tout sa vie était infiniment plus vaste que ce que j’avais connu de lui.
LR&LP : Justement, qui était-il ?
Né en 1861, Rabindranath Tagore était tout à la fois poète, compositeur, écrivain, dramaturge, peintre et philosophe. Il composait de la musique et c’est la seule personne au monde à avoir composé deux hymnes nationaux : celui du Bengale et de l’Inde. Dans ces pays-là il est connu pour ses chansons comme George Brassens en France, ou Félix Leclerc au Québec.
En plus d’être le premier lauréat du Prix Nobel de Littérature non-occidental, Tagore a une œuvre picturale de plusieurs milliers de toiles et dessins.
Il est aussi auteur de nouvelles, de pièces de théâtre, d’un opéra et de manuels scolaires, bref c’était un polymathe extraordinaire. En Occident, il a longtemps été présenté comme un poète mystique qui pourrait éviter la catastrophe de la guerre mondiale qui se tramait. Cette présentation était fausse, insuffisante.
En France, André Gide a traduit L’offrande lyrique qui a eu une visibilité importante à une époque avant de complètement tomber dans l’oubli. Finalement, c’est aux États-Unis, notamment à travers des philosophes de l’éducation et de la politique, qu’on s’est de nouveau intéressé à Tagore.
Nous espérons que ce livre suscite un regain d’intérêt sur cette pensée qui nous semble être toujours aussi pertinente.
LR&LP : Qu’est-ce que Tagore peut nous dire aujourd’hui ?
Une des premières choses, c’est l’importance de la nature dans l’éducation des enfants, mais pas seulement. En pleine pandémie, tandis que tous ont connaissance du réchauffement climatique anthropique, il y a chez Tagore un très profond respect de la nature qui touche à la manière dont elle dispense l’éducation.
Voilà pourquoi il a créé son école à Santiniketan, dans un milieu où les enfants ont un contact permanent avec la nature. Il y avait peu d’arbres à l’époque, aujourd’hui il y a une forêt.
Dans ses textes, il insiste sur la possibilité que les enfants marchent pieds nus et gardent un contact charnel avec la terre. Il raille ce professeur qui enseigne la biologie aux enfants, mais qui les empêche de monter aux arbres !
Tagore parle de la nature comme les Amérindiens en parlent, c’est un poète comme Prévert parle des arbres et des oiseaux. Les mots de Tagore résonnent très fort dans ces temps de crise écologique que l’on traverse.
LR&LP : L’économiste et prix Nobel Amartya Sen, père de la notion de « capabilité » est passé par l’école de Tagore. Tagore venait d’une famille qui, dès le 19 ème siècle, luttait contre le système de castes. Que retenez-vous sur un plan politique de cet homme ?
Un progressisme évident, notamment son cosmopolitisme. Dans le monde philosophique anglo-saxon, on parle beaucoup de ce concept-là qui est extrêmement important.
Tagore a été marqué par la civilisation occidentale, indienne, musulmane et tenté – ce qui n’est pas facile – de dessiner une ligne qui évite tout à la fois l’écueil du nationalisme et du repli identitaire tout en reconnaissant l’importance du nationalisme pour forger sa personnalité ; et une ouverture aux autres qui n’est pas béate, mais qui tente plutôt de conjuguer ce qu’il y a de meilleur en chacun de nous.
Son université se veut le lieu où toutes les cultures se rencontrent, se croisent et s’enrichissent. Il disait en substance : « sitôt que nous comprenons et aimons une œuvre, peu importe sa provenance, elle devient nôtre. Qu’on me laisse y goûter sans m’empêcher de penser que toutes les gloires de l’Humanité sont à moi ».
Il pense qu’il est possible de réunir toute l’Humanité autour de ce que chacun à apporter de mieux : la culture, le savoir, la création. Cela aussi, me semble remarquable.
LR&LP : Une école sans murs est aussi un petit précis de ce qui peut manquer dans nos systèmes scolaires. En tant que pédagogue, comment le résumeriez-vous ?
Au Québec, et je crois que c’est pareil en France, les arts sont le parent pauvre du curriculum. C’est « si on a le temps », car il faut en faire un peu, même si ce n’est pas rare qu’un professeur de musique fasse plusieurs écoles pour compléter son horaire.
Pour Tagore, l’art est absolument central et voici pourquoi : les êtres humains sont une espèce qui dispose, une fois comblée les besoins de base, d’une grande quantité d’énergie encore disponible. C’est ce qu’il appelle le « Surplus ». Il pense que la pratique des arts est une des meilleures façons d’utiliser ce surplus pour se découvrir soi-même et autrui.
Voilà pourquoi il place la danse, la musique, le chant sur un piédestal, car il pense que c’est ainsi que les gens vont de manière harmonieuse à la rencontre d’autrui. Cet argumentaire est rarement entendu.
Sur les questions d’art, il est davantage question de la place qu’on lui fait en réfléchissant à si c’est mieux de le faire pratiquer ou de le faire apprécier ? Lui aborde la question totalement différemment, puisque c’est devenir humain que de pratiquer les arts.
LR&LP : Est-ce parce que nos systèmes sont trop lourds que cette philosophie est si difficile à appliquer ?
Transposer cela dans nos institutions scolaires serait très difficile, d’abord parce que ce serait très coûteux. On a chez nous une école qui a davantage une mission d’adaptation à l’économie, de préparation à l’emploi et de socialisation que d’éducation.
Mais on peut trouver de choses inspirantes qui nous inciteraient à repenser la place de certaines choses dans le curriculum. Plusieurs traditions convergent vers Tagore.
En histoire de la pédagogie, il y a une longue tradition « pédocentriste », centrée sur l’enfant, de Rousseau à John Dewey (1859-1952) qui a testé des idées très importantes. Souvent les expérimentations qui ont été faite avec ce type d’école non pas été testée ou avaient lieu dans des conditions favorables qui ne se généralisent pas.
Ivan Illich avec d’autres vont être à la source du Home schooling ou du unschooling, qui le fait de pratiquer l’école à la maison ou de ne pas scolariser, devenu très populaire aux États-Unis et qui commence à se développer au Québec ou en France.
LR&LP : Que pensez-vous de ce mouvement parallèle ?
Souvent, ce sont des expérimentations menées par des gens se retrouvant dans des situations privilégiées. C’est une chose de vouloir scolariser à la maison son enfant quand on est soi-même très scolarisé, et une autre de dire que tous les autres enfants devraient faire ça, car ce serait abandonner les enfants qui n’ont pas ces conditions privilégiées.
II y a un problème de validation de méthode pédagogique et de justice sociale.
Dans la transmission de l’éducation, l’offre par l’État prônée par Condorcet devient falsifiée. Pour moi le principal problème réside dans le manque de justice dans la distribution de l’éducation, avec un système scolaire à trois vitesses : école publique sous financée, des écoles publiques cherchant à concurrencer le privé avec des programmes particuliers et des écoles privées qui ne sentent pas le devoir d’accueillir tous les enfants.
Enfin, notre système scolaire ne prend pas en compte les données sur les meilleures manières d’apprendre. Beaucoup d’enfants sont malheureux et peu motivés parce qu’ils n’apprennent pas.
Or, si on leur enseignait mieux, ils apprendraient mieux, et s’ils apprenaient mieux, ils seraient motivés ! C’est une inversion de ce qu’on croit : il faut apprendre pour être motivé, de nombreuses recherches montrent cela avec des données empiriques.
LR&LP : Bombardés d’information avec un niveau d’éducation publique qui baisse, nous vivons aussi dans une société paradoxale qui valorise le savoir et la connaissance représentés par la réussite et les experts, tout en plébiscitant l’ignorance et les figures publiques qui en usent pour s’attirer du public. Pourquoi est-ce que l’éducation est-elle si importante selon vous ? Et laquelle ?
J’appelle éducation la formation de l’esprit par lequel les gens peuvent mener une vie autonome et choisir le type de vie qu’ils peuvent mener et participer de manière éclairée à la société à laquelle ils appartiennent.
Cela me semble menacé aujourd’hui par le fait que l’on n’apprend pas suffisamment à l’école, qu’on ne motive pas suffisamment les enfants où que l’on instrumentalise l’éducation comme préparation à l’emploi. Le concept le plus influent est celui de capital humain : l’école publique est un investissement qui doit être rentable et cela fait beaucoup de tort à l’éducation.
Les médias sociaux et leurs effets sur les individus contribuent aussi à augmenter les fausses nouvelles et rumeurs qui conduisent à une polarisation de la société, loin de l’idée de l’éducation de Condorcet qui souhaitait former des personnes pour qu’elles discutent entre elles.
LR&LP : Quelles suggestions pour se rééduquer quand on a été broyé par un système éducatif défaillant et qu’on a les deux mains prises dans la machine depuis des années ?
Les anarcho-syndicalistes que j’aime tant ont mis l’éducation au cœur de leur action. Je cite souvent Fernand Pelloutier, qui a fondé les bourses du travail pour « donner à l’ouvrier la science de son malheur ». Vous me demandez comment s’éduquer ?
On ne s’éduque pas seul, mais avec les autres, on entre en contact avec eux, en prenant goût à de choses que l’on poursuit. Ainsi, on prend plaisir à résister, puisque l’un des plaisirs intellectuels de l’éducation est de ne pas se laisser berner !
Nous vivons dans un monde qui nous isole beaucoup, or le groupe est essentiel dans l’éducation.
L’individualisme qui sévit dans nos sociétés fait que l’on se retrouve devant son écran, conscient en partie que les choses ne fonctionnent pas comme elles le devraient, mais comme on est seul, on n’insiste pas. Si on est plusieurs à penser ça et qu’on en parle, on commencer à faire des choses.
LR&LP : En cette période de Covid qui a renforcé nos travers individualistes, comment s’éduquer seul ?
Les données concernant l’inefficacité des moyens pédagogiques mis en place pendant la pandémie sont probantes : l’apprentissage à distance et toutes les autres techniques déployées à travers tout le système scolaire, sont moins efficaces que le présentiel.
Quand nous en sortirons, ne commettons pas l’erreur de vouloir généraliser cela, d’autant plus que des entreprises extrêmement intéressées vont pousser de toute leur force en ce sens.
Sur un plan personnel, je pense et espère, que ce que nous traversons nous a rappelé l’importance d’autrui et du contact avec les autres, que le « Je » se définît à travers les autres.
Aller à soi et à autrui, c’est ce que proposait Tagore : l’importance des contacts, pas simplement physiques, mais pour la définition de ce que l’on est.
Je sais que les possibilités de contacts ont été réduites et que ça va continuer à l’école. Mais nous avons tellement ressenti les insuffisances de ces rencontres virtuelles qu’on doit avoir des réactions à ce propos.
Tagore pense dans un univers culturel différent du mien et il a fallu dix ans pour faire ce livre et comprendre comment il parle, d’où il parle, et ce qu’il veut dire. Il a une vision du monde singulière, que je trouve belle et riche qui nous pousse à trouver un moyen de dire un « Nous » qui regroupe l’humanité sans perdre le « Je » de chacune des sociétés. C’est un immense défi.
On n’a pas à être entièrement sensible à ce qu’il dit, mais quand il parle, on comprend qu’il y a quelque chose de vrai, de juste, de profondément beau et d’important qui résonne chez beaucoup de gens aujourd’hui.
Propos recueillis par Matthieu Delaunay. Journaliste, auteur, voyageur au long cours, Matthieu Delaunay contribue régulièrement à La Relève et La Peste à travers des entretiens passionnants, vous pourrez le retrouver ici.