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Pour punir la pollution de Lafarge, Paris veut donner une personnalité juridique à la Seine

« La personnalité juridique permet à des écosystèmes de faire valoir en justice, par le biais d’un représentant légal (État, collectivité, citoyen), leur rôle écosystémique et leur besoin de rester protégés face à des projets industriels qui les menacent (barrage, centrale, usine, effluents, etc). Le juge peut ainsi poser des mesures contraignantes ou conservatoires, empêcher en amont que des projets soient menés. » explique Valérie Cabanes

Un nouveau flagrant délit de pollution environnementale entache le groupe Lafarge, cette fois-ci au cœur de la capitale. Mardi 1er septembre, la radio Europe 1 a révélé qu’une usine du cimentier célèbre pour avoir été financé par Daech déversait volontairement dans la Seine une partie de ses eaux usées.

Lafarge, une entreprise polluant en toute impunité

La centrale de Lafarge est située dans le quartier de Bercy (XIIe), sur les quais, à moins de trois kilomètres du ministère de l’Économie. À la fin de la journée, les camions toupies sont censés concilier dans des cuves leurs restes de béton, qui devront ensuite passer par une procédure de recyclage.

Cependant, comme on peut le voir dans cette vidéo d’Europe 1, une brèche a été ouverte dans la cuve de rétention des eaux usées de l’usine, qui s’écoulent ainsi librement dans le fleuve. Cette eau saumâtre est composée de particules de ciment, de liquides de traitement et de microfibres de plastique, un mélange extrêmement polluant.

Lire aussi : « Lafarge est la première multinationale poursuivie pour complicité de crimes contre l’humanité »

Pour Jacques Lemoine, agent de développement à la Fédération interdépartementale pour la pêche et la protection du milieu aquatique, les couches de ciment colmaté et les tiges de plastique que l’on peut voir sur les quais, entre l’usine et les péniches, prouvent que le méfait s’est étalé sur plusieurs années.

Ce type d’eaux polluées dévasteraient n’importe quel écosystème : dans la Seine, les particules de ciment et de plastique asphyxient algues et poissons, stérilisent les fonds, avant qu’une partie d’entre elles s’acheminent vers la mer et finissent par contaminer les océans.

De son côté, Lafarge prétend qu’il s’agit d’un « incident tout à fait exceptionnel et indépendant de sa volonté » et que son usine a été en réalité « victime d’une détérioration manifestement délibérée d’une plaque d’étanchéité qui a entraîné un écoulement temporaire d’eau recyclée dans la Seine ». Le groupe a également annoncé qu’il allait porter plainte.

Mais cet argumentaire ne tient pas. Les agents de la brigade fédérale de Paris, chargée de la protection des milieux aquatiques, affirment que des pêcheurs auraient signalé cet acte de pollution il y a plusieurs années. Ce serait donc le cimentier lui-même qui aurait ouvert les valves, afin de se passer des procédures de recyclage et faire des économies.

De plus, Lafarge serait responsable d’une infraction environnementale similaire, sur le site d’une autre centrale à béton, située en bord de Seine, dans le 15e arrondissement de Paris. Dotée de silos de stockage, de hangars et de structures de production, l’usine fournit en béton les plus grands chantiers d’Île-de-France.

Le 17 février dernier, des militants du mouvement Extinction Rebellion y ont bloqué les entrées et sorties des camions, pour protester contre la pollution locale engendrée par l’usine, dans la Seine (eaux usées) et dans les airs (pulvérisation de granulats). Plus largement, les activistes dénonçaient l’utilisation outrancière du béton, ainsi que l’artificialisation galopante des sols en France.

À l’origine de 8 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre, le béton est le matériau le moins écologique qui soit : il consomme en masse nos ressources et ne participe au renouvellement d’aucune, tout en détruisant là où il est coulé. L’équivalent d’un département moyen disparaîtrait sous le ciment et l’asphalte tous les sept à dix ans.

 

Les réactions des autorités

Contacté un peu avant que le scandale n’éclate dans les médias, l’Office français pour la biodiversité (OFB) a porté plainte dès le 27 août auprès du procureur de Paris, pour « suspicion de pollution de la Seine par une entreprise de travaux publics ». Puis une enquête lui a directement été confiée par la justice, afin de rechercher des preuves de plusieurs chefs d’accusation, tels que « jet ou abandon par personne morale de substances nuisibles ». Le ministère de la Transition écologique a envoyé sur place des inspecteurs et assure que les « responsables seront poursuivis ».

Mais la réaction la plus étonnante vient peut-être de la mairie de Paris. Après une réunion de concertation, lundi 7 septembre, de toutes les parties de cette affaire, le premier adjoint Emmanuel Grégoire a annoncé que Lafarge serait contraint de plafonner sa production sur son site du 15e arrondissement, que le préfet d’Île-de-France procèderait à des « contrôles aléatoires de toutes les installations de ce type en région parisienne » et que la mairie se porterait partie civile.

L’un des problèmes que rencontre la Ville de Paris est que les deux sites de Lafarge ne lui appartiennent pas : ils se trouvent sur des terrains de Haropa-Ports de Paris, un établissement public de l’État qui contrôle les installations portuaires sur les berges de Seine. Juridiquement et administrativement, la mairie est donc impuissante.

C’est pourquoi l’équipe d’Anne Hidalgo a annoncé qu’elle étudiait la possibilité d’octroyer une personnalité juridique au fleuve parisien :

« Nous sommes favorables à l’obtention d’un statut juridique pour la Seine. Cela donnerait un cadre légal solide pour la protéger. Aujourd’hui, c’est un gloubi-boulga administratif. »

Mais qu’est-ce que cela signifie vraiment et comment la mairie pourrait-elle mettre en place une telle mesure, inédite sur notre territoire ?

Lire aussi : « L’écocide : d’un crime contre l’humanité à un droit pour la Terre »

Crédit : Gautier Salles

Reconnaître des droits à la Seine pour la protéger

Interrogée par notre rédaction, Valérie Cabanes, juriste militant pour l’intégration du crime d’écocide dans la constitution, nous a fourni quelques éléments de réponses. Selon elle, l’idée de reconnaître une personnalité juridique à un fleuve, une montagne ou tout un écosystème, est en train d’émerger peu à peu dans les consciences, y compris celles des dirigeants politiques. Les initiatives ne devraient pas tarder à se concrétiser, dans de nombreux départements.

« Il y a quelques années, nous confie-t-elle, même en trouvant l’idée digne d’intérêt et utile, la mairie de Paris n’aurait pas osé l’étudier. Aujourd’hui, elle le fait car nous traversons une période où partout dans le monde, des pays commencent à donner une personnalité juridique à certains de leurs écosystèmes. C’est le cas en Équateur depuis 2008, en Bolivie depuis 2010, dans une trentaine de villes des États-Unis, ou encore en Ouganda. »

En 2017, le Parlement de Nouvelle-Zélande a accordé à un fleuve du Nord, le Whanganui, le statut d’entité vivante, mettant fin au plus long litige de l’histoire du pays. Les droits et les intérêts du fleuve peuvent être défendus devant la justice. 

« Aujourd’hui, dans la législation de la majeure partie des pays, continue l’auteure d’Un droit pour la Terre, on ne peut agir qu’après la catastrophe, quand un écosystème est gravement atteint ou détruit. On ne peut agir qu’en réparation, alors que celle-ci est extrêmement compliquée. La personnalité juridique permet à des écosystèmes de faire valoir en justice, par le biais d’un représentant légal (État, collectivité, citoyen), leur rôle écosystémique et leur besoin de rester protégés face à des projets industriels qui les menacent (barrage, centrale, usine, effluents, etc). Le juge peut ainsi poser des mesures contraignantes ou conservatoires, empêcher en amont que des projets soient menés. »

En France, cette pratique juridique nouvelle a suffisamment essaimé pour que des initiatives émergent dans tout le territoire. Il y a un an, sur une impulsion de l’écrivaine et juriste Camille de Toledo, le projet de création d’un « Parlement de Loire » a été lancé : acte de recherche ayant pour but de concevoir comment un écosystème fluvial incluant « la faune, la flore, les bancs de sable, les masses d’eau et l’ensemble des composantes de la Loire » pourraient se défendre en justice, ce parlement inaugurera sa troisième session en octobre prochain, à Orléans.

Parallèlement, l’association Id.eau vient de créer « L’appel du Rhône », une mobilisation collective visant à accorder une personnalité juridique à ce fleuve, de son glacier suisse à son delta français, afin de lui permettre de « se prémunir contre des activités destructrices ». D’autres programmes sont en gestation dans le Drôme ou dans le Jura.

« À Paris, même après cet épisode de pollution, continue Valérie Cabanes, la mairie ne peut pas à elle seule donner une personnalité juridique à la Seine. Ce que dit en filigrane son annonce, c’est que l’équipe d’Anne Hidalgo va commander un travail d’analyse, étudier les possibilités de mise en œuvre. Mais il faut que cette avancée passe soit par un accord régional, soit par une décision étatique, une loi. »

La Seine circule de fait à travers plusieurs villes et départements ; dans ce cas, seuls l’État et le Parlement sont habilités à prendre une telle décision. Si la Ville de Paris s’associe à d’autres communes et à des associations, le débat pourrait parvenir jusqu’à l’Assemblée. Il s’agirait à présent de regrouper toutes les initiatives françaises et de les porter en commun.   

Concernant Lafarge, si la Seine avait joui d’une personnalité juridique, qu’est-ce que cela aurait changé ? Deux choses fondamentales, selon Valérie Cabanes.

« D’abord, sur un aspect préventif, ce statut aurait permis d’empêcher des projets dangereux de s’implanter sur la Seine, et de freiner l’urbanisation. Ensuite, il aurait permis de renforcer le principe de préjudice écologique : au lieu de condamner le cimentier au nom de la population, on aurait pu lui demander réparation au nom de l’écosystème lui-même, dont le préjudice est plus facilement mesurable que celui causé à la santé humaine. »

Si les fleuves, les montagnes, les prairies et tous les autres éléments de la nature disposaient de droits et d’intérêts dans la législation, on pourrait directement agir contre des projets industriels, autoroutiers ou immobiliers, le tribunal administratif disposerait de très bons leviers pour arrêter toutes les activités humaines qui détruisent l’environnement. Un travail en amont.

« Les intérêts économiques et humains sont les plus représentés dans le droit. C’est pour cette raison qu’un juge choisira le plus souvent de les privilégier. Aujourd’hui, un écosystème n’existe que par une sorte de photographie, sur le moment, mais jamais dans le temps, jamais au regard de son rôle pour la vie au long cours. Comprendre que la Seine est un cours d’eau et que l’eau c’est la vie, que nous sommes dépendants de celui-ci et interdépendants avec les écosystèmes, voilà toute la philosophie qui se trouve derrière l’idée de la personnalité juridique. »

Récemment, les citoyens du monde entier ont fait l’expérience de leur vulnérabilité durant la pandémie. Des avancées sont-elles sur le point de s’accélérer ? En tout cas, « le fait que la Ville de Paris en parle, symboliquement, c’est très puissant, ça prouve que les graines que nous essayons de semer sont en train de germer. »

Augustin Langlade

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