Les paquebots de croisière sont sûrement les pires facteurs de pollution des côtes et des villes portuaires. Alors que leurs navires fonctionnent pour la plupart au fioul lourd, un combustible extrêmement toxique, les compagnies de croisières maritimes jouissent de privilèges intolérables à l’heure où le moindre automobiliste paie des taxes écologiques.
La plus grande pollution d’Europe
Imaginez une ville luxueuse voguant sur les eaux et s’amarrant nonchalamment au quai d’une grande ville portuaire comme Marseille, Venise ou Barcelone. Des milliers de touristes se déversent de ce titan de 60 000 tonnes et rejoignent les centaines de bus qui les attendent sur plusieurs kilomètres, prêts à les emmener dans le centre historique, où ils s’attablent en toute hâte, dévorent quelques spécialités locales, prennent une rafale de photos avant de repartir aussi vite à leur ville utopique, qui vogue alors vers d’autres continents.
Cette ville-là est un gigantesque paquebot de croisière, fleuron de l’industrie navale, éclairé, chauffé, climatisé par ses réservoirs immenses de fioul lourd. On y danse, on y rit, on y mange et on y rêve pendant une semaine idyllique, qui vous requinque pour l’année à venir, en échange de quelques milliers d’euros. Imaginez maintenant que ces navires de croisière, qui sont plus de deux cents à écumer chaque année les ports européens, avec pour seule utilité le tourisme de masse et le divertissement, se trouvent être également les plus gros pollueurs de notre continent.
Contrairement aux autres moyens de transport, ces paquebots de luxe ne servent à rien. Et pourtant, ils polluent vingt fois plus que les 260 millions de voitures qui composent le parc européen.
Le fioul que ces navires consomment est un sous-produit du pétrole, une sorte de carburant peu raffiné, de basse qualité, ne pouvant plus être utilisé dans nos automobiles, tant il émet de particules fines, d’oxyde d’azote et de dioxyde de soufre, les polluants les plus toxiques pour la santé humaine et les plus dangereux pour les océans. C’est ce que montre noir sur blanc une étude réalisée par l’ONG Transport & Environment et publiée le 5 juin 2019. Intitulé « Une entreprise pour les polluer tous » (et dans les ténèbres les lier), ce rapport sans concession révèle que les navires du premier opérateur mondial de croisières de luxe, Carnival Corporation, émettent dix fois plus d’oxydes de soufre le long de notre continent que l’ensemble du parc automobile européen. Le second opérateur mondial quant à lui, Royal Carribean, en émet quatre fois plus.
Permis de polluer
Comme nous le disions, au moins 200 paquebots sillonnent tous les ans les côtes européennes, à commencer par celles de l’Espagne, de l’Italie, de la Grèce et de la France, les pays les plus exposés. En 2017, cette armada de la mort a déversé quelque 60 000 tonnes de dioxyde de soufre rien que sur le continent européen et ce chiffre, qui n’est qu’une estimation, ne tient pas compte des autres gaz polluants et des entorses à la limitation. En ce qui concerne les oxydes d’azote et les particules fines, les taux sont plus spécifiques : on apprend par exemple qu’au Danemark, les émissions de ce type que rejettent les villes flottantes dépassent largement celles de toutes les automobiles du pays…
En moyenne, les combustibles des paquebots de croisière dégagent de 1 500 à 3 000 fois plus de dioxyde de soufre que ceux des voitures et n’ont même pas de filtres à particules.
Alors que la tolérance pour les engins roulant au diesel s’arrête à 0,001 % de dioxyde de soufre, les navires de croisière jouissent d’un seuil maintenu à 1,5 %, ce qui expose les populations portuaires (a minima) à une pollution extraordinairement élevée, sans parler de celle qui sévit sur les mers et les océans.
Un paquebot consomme 2 000 litres de fioul lourd par heure en pleine mer et 700 litres par heure lorsqu’il est à quai. Pour promener ses six mille vacanciers en mal d’exotisme et de luxe, il recrache donc l’équivalent toxique d’un bon petit million de voitures. Quand ils stationnent sur les côtes ou à quai, ces navires continuent de pomper du fioul plutôt que d’acheter de l’électricité, qui finalement leur coûterait plus cher, sachant que le carburant qu’ils consomment est très peu taxé. En résumé, ils semblent jouir d’une certaine bénédiction de la part des autorités, même si l’air et la mer sont pour eux deux gigantesques poubelles duty free.
Le transport routier, mais aussi les usagers simples de voitures lorsqu’ils achètent du carburant, paient des taxes renforcées chaque année par la pression écologique, tandis que le transport maritime, pour sa part, n’en paie presque aucune, du moins pas sur les combustibles. Ajoutons à cela qu’en matière maritime, tous les contournements sont permis et que la plupart des navires de croisière chargent du fioul d’une qualité bien inférieure à ce que stipule la règlementation, comme le prouve l’affaire de l’Azura, un paquebot dont le capitaine a été condamné en 2018 à une amende de 100 000 euros pour avoir enfreint les normes antipollution. Espérons que cette amende fasse office de précédent.
60 000 morts chaque année
Selon une étude de l’université de Rostock en Allemagne, publiée en 2015, le transport maritime serait la cause de 60 000 décès prématurés chaque année. Ce type de pollution coûterait ainsi aux pays européens environ 58 milliards d’euros de frais de santé, résultat indirect mais flagrant d’une politique ultra-libérale menée depuis des décennies par tous les gouvernements, qui non-contents de faire des cadeaux fiscaux aux armateurs, paient ensuite les conséquences de leur pollution.
Depuis cinq ans et la sixième annexe de la convention Marpol, la Manche, la mer du Nord et la mer Baltique sont mieux protégées contre ces émissions toxiques, les taux de soufre dégagés par les navires étant limités à 0,1 %. Mais ce n’est le cas ni pour la façade Atlantique, ni pour la Méditerranée, qui subissent encore tous les effets délétères du vieux monde et un immobilisme accablant de l’État français. À ce titre, Marseille est sûrement la ville française la plus exposée. En faisant payer aux conducteurs des taxes écologiques et en fermant les yeux sur les paquebots extrêmement polluants, il est donc clair que nos gouvernements successifs ont orchestré la danse des privilèges.
En se vantant d’avoir signé ce mois-ci un contrat de construction de plusieurs paquebots devant carburer au « gaz naturel », jugé plus propre, et en favorisant par ailleurs la pollution systématique des côtes et des villes portuaires, ainsi que de l’océan, les dirigeants actuels prouvent une fois de plus leur irresponsabilité et leur hypocrisie, qui deviendront certainement légendaires pour les générations futures, si elles existent.