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« Plus ça va et plus ces couches de réalité augmentée nous éloignent du rythme naturel de la Vie »

"Dans une logique d’autonomie et de respect du vivant, apprendre à réutiliser ses mains autrement qu’en pianotant sur un clavier ou un écran est essentiel. C’est aussi, et surtout, une manière d’”atterrir”, de se réapproprier le temps et la façon."

Anne-Sophie Novel est une journaliste indépendante et réalisatrice spécialisée dans les questions environnementales. À rebours du rythme imposé par nos sociétés modernes effrénées, elle s’est plongée durant un an dans une quête du Sauvage, et de la façon dont nous pouvons nous reconnecter à notre environnement pour mieux le préserver. Elle partage aujourd’hui ses enseignements avec La Relève et La Peste.

La Relève et La Peste : C’est quoi le Sauvage ? et qu’est-ce qui vous a poussé à démarrer cette enquête ?

Anne-Sophie Novel : L’histoire de l’enquête vient d’une synchronicité entre mes questionnements après mon enquête sur les médias, l’arrivée du confinement et la maison d’édition « La Salamandre » qui lançait une collection avec « les Colibris » et voulait me confier une enquête sur la Nature et notre rapport au Vivant.  

J’avais une très bonne connaissance de ces questions d’un point de vue intellectuel, mais pas une compréhension sensible, dans le sens des éléments vécus par le corps. Lors de ma précédente enquête pour mon film « Les Médias, Le monde et Moi », j’étais arrivée à la conclusion que les médias ont parfois une façon de parler des sujets qui est décorrélée du ressenti et du vécu des gens. Je voulais trouver comment parler de la biodiversité de façon plus concernante.

Le Sauvage est un terme un peu à la mode aujourd’hui. J’ai voulu employer le mot « Sauvage » car il a été politiquement utilisé pour disqualifier, faire appel à des peurs ou quelque chose de négatif alors qu’il n’y a rien de plus essentiel à la vie que le sauvage, nous devons le considérer avec respect, qu’il ne faut pas chercher à apprivoiser, instrumentaliser, exploiter ou anéantir…

« L’enquête sauvage, pourquoi et comment renouer avec le vivant ? »

LR&LP : Comment on fait pour retrouver du Sauvage dans un pays modernisé et artificialisé comme la France où la moitié du territoire est anthropisée ?

A-S.N : C’est compliqué. Je ne cache pas la chance que j’ai d’avoir une maison à proximité d’un bout de forêt. Mais même cette zone rurale est grignotée : chaque jour je vois des arbres tomber pour bétonner les sols. On n’a que 1% d’espace complètement sauvage en France, on est complètement à la ramasse par rapport à la Suisse et au Canada où c’est plutôt 10%.

Et ce n’est pas parce qu’on habite la campagne qu’on fréquente cet espace sauvage. On peut avoir un jardin en friche à côté de voisins qui vont couper la moindre mauvaise herbe.

Les notions découvertes récemment par les scientifiques d’amnésie émotionnelle environnementale – Robert Pyle parlait d’une « extinction de l’expérience de nature » – et de distance qui se crée avec le monde vivant proviennent en partie du fait qu’on n’a plus cette expérience de nature dès le plus jeune âge et qu’on n’a pas de lien d’attachement et de compréhension, une expérience corporelle qui va nous donner une mémoire des choses. Or, ces expériences sont fondamentales pour mieux appréhender notre environnement.

L’an dernier, j’ai accompagné 50 étudiants en écoles de journalistes et leur faisais, entre autres, un exercice d’éco-biographie. Ce fut l’occasion pour certain•es de me confier qu’avec le confinement, ils et elles ont eu un surplus d’écrans et veulent se rattacher à un espace plus vrai.

Cela donne de l’espoir de voir qu’ils ont cette sensation de passer à côté de quelque chose. Plus ça va et plus ces couches de réalité augmentée nous éloignent du rythme naturel de la Vie que nous sommes en train de dérégler sans s’en rendre compte.

Anne-Sophie Novel

LR&LP : Notre société technique nous coupe de notre nature manuelle, l’essor du DIY explique-t-il cette aspiration sociétale à retourner à nos racines ? Comment on réapprend ?

A-S.N : Le DIY est un sujet que j’ai abordé il y a une dizaine d’années en explorant les débuts de l’économie du partage et du collaboratif. La notion vient de la culture punk en réalité, et l’essor des tiers-lieux ou des fab labs l’a renouvelé avec la notion de Do it With Others (DIWO). 

Aujourd’hui, on observe un vrai retour des métiers manuels et de l’artisanat, ou des stages au cours desquels il est possible d’apprendre à travailler le bois, le tissu, etc. Dans une logique d’autonomie et de respect du vivant, apprendre à réutiliser ses mains autrement qu’en pianotant sur un clavier ou un écran est essentiel. C’est aussi, et surtout, une manière d’”atterrir”, de se réapproprier le temps et la façon.

Dans le cadre des expérimentations que j’ai menées pour l’Enquête sauvage, j’ai ainsi pu apprendre à faire du feu à partir de matériaux présents dans la nature… Autant dire que je n’en menais pas large et qu’il nous a fallu une bonne journée de travail pour y arriver. Quoi de mieux pour se remettre à sa place !

À force de côtoyer le “grand dehors”, on développe une autre écoute de ce qui nous entoure, un autre style d’attention : nos sens sont stimulés très différemment, on redécouvre l’odorat, le toucher, la vue et cela ne peut qu’interroger l’usage de nos mains aujourd’hui. Sommes-nous en mesure de les utiliser comme auparavant ?

J’ai récolté plusieurs témoignages qui parlent de cette redécouverte des sens, dont celui de Geoffroy Delorme, l’”Homme-Chevreuil” que j’ai été rencontrer dans sa forêt de  Bord-Louviers, dans l’Eure, en Normandie. En sept ans passés dans la forêt jour et nuit pour vivre avec les chevreuils, il a totalement renouvelé son approche sensorielle du monde – pour reconnaître les essences d’arbre au toucher de leur écorce la nuit ou pour reconnaître les plantes à l’odorat, pour reconfigurer son palet et son échelle gustative aussi, le sucre étant nettement moins présent dans la nature…

« La vue ne sert qu’à confirmer ce que l’on a déjà perçu, c’est l’odorat le sens premier. Les fougères, par exemple, n’ont pas la même odeur la nuit et ces repères olfactifs sont indispensables pour se repérer dans l’obscurité » explique ainsi Geoffroy à Anne-Sophie Novel dans « L’enquête Sauvage »

Geoffroy Delorme avec son ami Chévi. (Photo Geoffroy Delorme)

J’ai aussi longuement échangé avec un journaliste ancien de LCI qui a tout plaqué pour devenir herboriste et travailler la terre et les plantes pour remettre du sens dans sa vie. Je pense aussi à la designeuse Caroline Gomez qui, en renouant avec le vivant, a décidé d’envisager autrement son métier. Pour elle désormais, il n’y a rien de tel qu’un objet imparfait, où l’on sent le geste et la façon.

À Bordeaux, la Philomatique (une société savante qui propose depuis 50 ans des formations à l’artisanat) m’a aussi expliqué il y a peu observer un énorme regain depuis 5 à 6 ans de gens qui bifurquent pour retrouver des métiers de sens où on mesure concrètement le travail manuel.

Le besoin de retrouver du concret passe par un travail manuel où on va faire des choses simples, pour sortir de cette réalité numérique.

Lire aussi : Bac +5 ,+6 « Bullshit » : Les métiers manuels… l’avenir de la nouvelle génération

LR&LP : En parlant d’apprentissage, tu es maman, et la question du monde et des savoirs que l’on lègue à nos enfants est un fil rouge de ton enquête. Or, le gouvernement impose toujours plus de numérique par l’Éducation nationale. Que penses-tu de ce phénomène ?

A-S.N : Au collège où va ma fille, comme partout en France, les élèves sont soumis à ProNote : ils doivent aller sur Internet pour valider leurs devoirs, consulter leurs notes, avoir les renseignements sur l’absence des profs, etc. ! Chaque jour, elle est obligée d’aller sur son compte : c’est la mort du cahier de texte ! 

Mais bien plus encore : j’interviens depuis trois ans dans des classes de primaire pour faire de l’éducation aux médias et à l’environnement. À chaque fois, il y a un tiers des enfants qui nous indiquent posséder un téléphone portable en CM1/CM2 : certains sont déjà sur TikTok et Instagram.

Le pire, c’est que les enfants racontent à quel point les écrans coupent parfois leurs relations familiales : dans la relation aux autres ils sentent bien que cela casse quelque chose, qu’ils ne jouent plus comme avant avec leur grand frère ou grande sœur.

Lire aussi : Les ravages de l’addiction aux écrans sur nos enfants

Une petite fille m’expliquait récemment que son cousin de 20 ans passait son temps à regarder des vidéos sur son téléphone à un repas de famille. Quand elle lui a demandé pourquoi il agissait comme ça, son cousin a répondu « je ne sais pas ». A 9 ou 10 ans, ils sentent déjà bien que la qualité d’attention et la relation ne sont plus les mêmes dès que le grand frère ou la grande sœur se trouve équipée d’un portable…

Même si le mouvement des « classes dehors » se développe, il reste beaucoup trop marginal et devrait être généralisé : du temps dehors, des travaux manuels sont des choses qui n’existent quasiment plus en classe. On pense que monter dans un arbre est dangereux !

Lire aussi : Les enfants en contact avec la nature sont moins anxieux, moins hyperactifs et développent l’empathie

Cela rejoint toute la cause que défend Marc-André Selosse avec la fondation Biogée. Il ne faudrait pas que le gouvernement renforce l’enseignement autour du climat, en oubliant le rôle de la biodiversité. La façon dont nous détruisons et arficialisons les écosystèmes est encore trop souvent éludée.

Lire aussi : OSE : une école pour prendre soin de soi, de ses relations, et de la Nature

LR&LP : Qu’avez-vous pensé des conclusions de la COP15 et quels sont les enjeux actuels pour préserver la biodiversité ?

A-S.N : Comme tous ceux qui ont pu la vivre ou la commenter : il y a eu des avancées à la COP15 qui resteront insuffisantes, pas assez rapides ni assez contraignantes. En France, on a déjà un Code de l’environnement qui pose pas mal de choses et se fait marcher dessus par le Code de l’urbanisme. Résultat, le mal est toujours fait avant que la loi soit appliquée, c’est une faille dans le fonctionnement de l’État. 

Lire aussi : Au nom de la croissance, le gouvernement français bétonne à tout-va et aggrave la crise écologique

Mon enquête m’a aussi fait comprendre que toutes les protections de la nature ne se valent pas, et qu’un Parc naturel régional a surtout pour objectif de préserver l’activité économique… Déjà que le millefeuille administratif n’est pas très clair, cela en ajoute une couche, si je puis dire.

J’attends aussi de voir ce qui va se passer en matière d’artificialisation des sols : une loi a été actée pour atteindre l’objectif « zéro artificialisation nette » d’ici 2050, mais on n’y est pas du tout. Sur les questions de chasse, idem : le gouvernement a une oreille plus favorable au lobby des chasseurs qu’aux Français qui sont majoritairement contre la chasse le dimanche et pour l’abolition de certaines chasses traditionnelles. 

La bataille des consciences sur ces questions est encore majeure, même si pour moi cette préservation de la Nature a l’avantage d’unir les gens différemment – notamment pour la “beauté du paysage”.

Aujourd’hui, je suis vraiment inquiète sur notre capacité à préserver une part de sauvage dans ce monde. Il faut rentrer en lutte plus qu’avant et il faut politiquement s’engager, en local, prendre le pouvoir pour avoir la main sur les décisions d’aménagement et les PLUi.

Il nous faut monter en puissance ici et maintenant pour empêcher partout sur les territoires ces connivences de gens qui ne comprennent pas les enjeux ou sont obnubilés par les traditionnels indicateurs de richesse : il existe un large faisceau d’actions aujourd’hui pour faire basculer les choses. Il faut donc garder une vigilance constante pour gagner des batailles et faire appliquer ce qui a été obtenu via de maigres avancées. »

Pour découvrir le livre d’Anne-Sophie Novel, c’est ici.

Laurie Debove

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