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« On n’arrivera pas à éradiquer la faim dans le monde si on ne prend pas la crise climatique au sérieux. »

Les conditions historiques qui ont permis au système alimentaire industrialisé et à l'aide alimentaire humanitaire de prospérer sont assurées de s'effondrer pour les années à venir. Pourtant, nous n'avons toujours pas prévu de solutions concrètes pour nous détourner des pratiques intensives dépendantes de combustibles fossiles et pour régénérer le monde naturel.

Une lanceuse d’alerte nous a contacté pour nous faire part de ce qui l’a poussé à démissionner du Programme alimentaire mondial (PAM), l’organisme d’aide alimentaire de l’ONU. 821 millions de personnes, soit plus d’une personne sur neuf dans le monde, n’ont pas assez à manger. Le PAM intervient dans près de 80 pays pour aider les populations souffrant de faim et de malnutrition. Mathilde Wateau dénonce aujourd’hui ses dysfonctionnements les plus mortifères : en ignorant totalement la crise climatique, le PAM conduit des missions humanitaires qui renforcent le problème au lieu de le résoudre.

Surtout, elle dénonce une volonté de ne rien changer, de s’adapter à la marge et de favoriser la croissance économique, aux dépens des populations, à la fois par son équipe mais plus largement par les Nations Unies. Et ce, quelles que soient les situations de crise en cours ou à venir, qui ne feront que s’accentuer. Nous relayons aujourd’hui sa lettre de démission pour l’aider à déclencher une prise de conscience collective sur les verrouillages de nos sociétés occidentales, au sein de ses plus hautes institutions prétendument humanitaires.

Chers collègues,

Le principal mode de transport de la logistique du Programme Alimentaire Mondiale (PAM) est par voie terrestre, afin de lutter contre la faim dans le monde en fournissant une aide alimentaire dans les situations d’urgence. En 2011, le PAM a développé sa propre flotte de camions, gérée par l’équipe de la Flotte Mondiale (FM), chargée de proposer des camions aux pays en situation d’urgence comme solution de dernier recours, et que j’ai rejoint en 2017. Or, il est prouvé que le changement climatique va radicalement accroître cette tendance, et les zones sinistrées touchés par l’insécurité alimentaire se propagent déjà.

D’ici 2050, le nombre de personnes menacées par la faim en raison du changement climatique devrait augmenter de 20 %.  

En septembre 2019, pour la première fois, une nouvelle discussion sur les initiatives écologiques entreprises par mon équipe est lancée. Cela faisait écho à ma conviction personnelle sur la nécessité de considérer davantage la mobilité durable (c’est-à-dire au minimum décarbonée), en vue du mandat historique du PAM d’éradiquer la faim d’ici 2030, dans le contexte de la crise environnementale et climatique actuelle.

Source

Par la suite, au cours de diverses discussions, tant formelles qu’informelles, j’ai soulevé des sujets et des réflexions sur la manière dont nous pourrions analyser la situation de façon plus critique, afin de commencer à construire le changement systémique nécessaire dans les pays en développement, mais aussi peut-être surtout ― dans les pays développés. 

En d’autres termes, comment pourrions-nous assurer la sécurité alimentaire et éradiquer la faim grâce à une mobilité durable ? J’ai été désignée comme point focal du projet « Greening the Fleet« . Ce projet consistait à examiner les documents partagés par l’équipe Environnement du PAM, afin de fournir à la FM des conclusions et des propositions clés pour la conception de stratégies coopératives d’atténuation et de résilience, qui seraient éventuellement étendues au Service de la Logistique.

Ainsi, après plus d’un mois d’efforts intensifs, j’ai partagé un rapport présentant un plan, mettant de côté les solutions insatisfaisantes (en termes d’omissions d’analyse du cycle de vie complet et de contraintes de ressources, de violation documentée des droits de l’homme, de dégradations écologiques, etc.) et soulignant les plus prometteuses, pour la FM et, plus largement, pour nos partenaires du secteur des transports.

Ce rapport était basé sur la documentation fourni par l’équipe Environnement du PAM et sur d’autres sources officielles. Toutefois, j’attends toujours des retours concrets de la part de l’équipe, et ce malgré mes derniers rappels.

Suite à l’émergence de la pandémie COVID-19, David Beasley, le Secrétaire Général du PAM, a déclaré au Conseil de Sécurité des Nations Unies que nous étions au bord d’une pandémie de la faim et que « nous pourrions être confrontés à de multiples famines de proportions bibliques dans un court laps de temps ».

Alors que les ressources indispensables à notre activité économique s’épuisent, les conséquences tragiques de la sixième extinction massive et du changement climatique, entre autres, sont désormais plus que tangibles.

Les conditions historiques qui ont permis au système alimentaire industrialisé et à l’aide alimentaire humanitaire de prospérer sont assurées de s’effondrer pour les années à venir. Pourtant, nous n’avons toujours pas prévu de solutions concrètes pour nous détourner des pratiques intensives dépendantes de combustibles fossiles et pour régénérer le monde naturel.

Haïti après un tremblement de terre – UN Photo/Logan Abassi

La pandémie COVID-19, qui ne fait qu’exacerber les dysfonctionnements de nos systèmes et s’ajoute à tous les risques auxquels nous sommes déjà confrontés en termes de sécurité alimentaire, a renforcé ma conviction que le moment était venu pour nous de reconsidérer la manière dont nous allons relever ces défis majeurs.

Un appel à l’humanité tout entière pour que nous fassions les choses d’une manière radicalement différente…

Au cours des neuf derniers mois environ, j’ai fait de mon mieux pour analyser rigoureusement et méthodiquement la situation dans laquelle nous nous trouvons, en essayant d’être persuasive notamment via l’élaboration de ce rapport complet, détaillé et fortement référencé, avec des propositions ambitieuses mais réalisables. Bien sûr, le PAM ne devrait pas être le premier à réduire de manière drastique sa dépendance aux combustibles fossiles tant que ses missions sont directement concernées.

Sommairement : pour éradiquer la faim dans le monde, le PAM s’appuie sur un secteur (le transport) — sur ses infrastructures et ses actifs alimentés aux combustibles fossiles — comme le moyen le plus efficace de remplir son mandat ambitieux, mais c’est aussi le moyen le plus efficace d’amplifier considérablement l’ampleur du changement climatique, de la détérioration des sols, des catastrophes environnementales, de l’insécurité alimentaire, et par conséquent la portée de cet ambitieux mandat.

Néanmoins, et comme je le proposais, notre organisation pourrait user de sa forte légitimité pour s’exprimer auprès de ses partenaires privés et publics, sur ces questions, en dénonçant par exemple les premiers postes de dépense énergétique par nature insoutenables (agriculture intensive, industrie minière, 5G, etc.) afin d’accroître la pression sur leur démantèlement.

Malheureusement, je suis arrivé à la conclusion qu’il vous serait structurellement impossible, pour des raisons organisationnelles propres au PAM, ou par manque de volonté personnelle, de consacrer suffisamment de temps à l’approche de ces sujets, que ce soit avant ou après la pandémie COVID-19.

Et je crois que c’est ici que tout ou presque se joue : l’un des points de blocage permanent avec la destruction du climat, c’est au mieux l’ignorance, au pire le cynisme.

Pour aller plus loin, la première étape préalable à la mise en œuvre de mes propositions était de fournir aux membres de la FM une connaissance de base appropriée sur les impacts du secteur des transports sur le changement climatique, les contraintes liées à l’énergie, aux matières premières — auxquels nous sommes pourtant confrontés dans notre travail quotidien — et les conclusions des derniers rapports du GIEC.

Bien sûr, un tel niveau minimum de connaissances ne nous permettra pas à lui seul de résoudre les défis les plus difficiles auxquels l’humanité n’ait jamais été confrontée. Mais commencer par s’assurer que le plus grand nombre possible de personnes, en particulier au plus haut niveau stratégique et décisionnel, reçoivent un enseignement approprié sur ce qui se passe, c’est une condition nécessaire (et probablement suffisante) pour commencer à espérer autre chose que l’accélération d’un chaos programmé. Or, vous avez refusé de déclencher l’ébauche d’un processus de formation, sans en débattre ensemble de manière informée et constructive. Or l’amplification des crises a, et aura, un impact direct sur nos activités.

Récemment, l’approbation pour le projet de développement de véhicules autonomes pour la FM en tant qu’alternative « écologique » et économique aux défis du transport de l’aide humanitaire, réalisé sans la moindre étude d’impact et sans ma consultation, a anéanti mes derniers espoirs.

Matt Murphy, U.S. State Department – Source

Ne vous méprenez pas, je sais parfaitement que les solutions que j’ai proposées ne sont pas facilement appréhensibles, et la prise de conscience de ce à quoi nous sommes confrontés est profondément déstabilisante. Mais comme ces problèmes sont complexes, protéiformes et multidimensionnels, les solutions sont tout aussi complexes, protéiformes et multidimensionnelles, et doivent être entreprises collectivement.

Et pour cela, nous devrions cesser de concentrer nos efforts uniquement sur l’espoir que l’éco-conduite, le recyclage des pneus, la réduction de la consommation de carburant et l’optimisation de la gestion de flotte ― qui sont des mesures nécessaires, à très court terme, mais marginales ― seront suffisantes pour compenser les conséquences négatives de nos opérations et de nos activités.

Il est urgent d’user de notre voix pour réduire l’efficacité et la taille des flottes des pays développés (qui n’ont pas réussi à atteindre une mobilité durable sans aggraver leur impact environnemental) et de changer drastiquement notre paradigme centré sur la route.

 Kasturi Laxmi Mohit

Nous devrions continuer à restaurer le monde naturel en poursuivant nos efforts sur les initiatives d’aide alimentaire avec les agences onusiennes basées à Rome (FAO et IFAD), en mettant l’accent sur les supply chain courtes et sur un approvisionnement alimentaire sans combustibles fossiles.

Comme l’a récemment déclaré le Secrétaire Général des Nations Unies, António Guterres, pour lutter contre la pandémie COVID-19 et la « menace existentielle imminente de la crise climatique », la seule réponse crédible est « un leadership courageux, visionnaire et collaboratif ». La crainte de perdre nos emplois, en exposant des faits dérangeants, ne doit pas prévaloir, d’autant plus (dois-je vous le rappeler) que notre objectif ultime est de ne plus être pertinent d’ici 2030, date à laquelle la faim devrait être effectivement éradiquée.

L’idée de résoudre nos problèmes avec des technologies (plus ou moins) vertes n’est pas une solution réaliste. Les problèmes auxquels nous sommes confrontés ne se prêtent pas à des solutions technologiques parce qu’ils sont le résultat de la culture industrielle technologique en premier lieu.

Les objectifs et les promesses de la haute technologie, dont on ignore souvent la complexité et donc l’inadéquation pour une communauté véritablement démocratique, sont sans rapport avec les réalités biophysiques, sociales et environnementales.

Malgré l’impact désastreux, rigoureusement documenté, de l’agriculture intensive et des géants de l’agroalimentaire, notamment soutenus par la Fondation Bill et Melinda Gates et les entreprises agrochimiques, nous continuons de souffrir de conflits d’intérêts en dépendant des milliardaires et des multinationales par le biais de nos partenariats.

Malgré l’accumulation de preuves que la croissance économique est à l’origine du changement climatique, nous continuons de promouvoir une croissance économique éternelle par le biais de notre SDG8 (bien que brièvement critiqué dans la Politique Environnementale du PAM).     

L’écologie se résume aujourd’hui, même aux Nations Unies (et ce malgré notre « devoir de vigilance »), à la mise en place de centrales solaires, de parcs éoliens, de centrales à biomasse, de voitures électriques, de marchés ou de mécanismes de compensation carbone hasardeux, et de technologies de CSC (capture et stockage du carbone), etc. qui n’entravent en rien la destruction du monde naturel, ni l’exploitation de l’homme par l’homme dans le contexte de sociétés toujours plus inégalitaires, puisque ces « solutions » y contribuent.

Peut-être n’ai-je pas pu exprimer assez clairement la détresse que je ressens face à notre incapacité à prendre des mesures concrètes, peut-être ma démission le permettra.

Compte tenu de ce qui est en jeu, par cette lettre, je présente ma démission.

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