L’Everest, toit du monde, fantasme et fléau des alpinistes, occupe une place presque surnaturelle parmi les sommets. Rien d’étonnant donc, à ce qu’une récente étude américaine qualifie les Sherpas, populations natives des hauts-plateaux himalayens et rompues aux pentes de l’Everest, de « mutants aux capacités respiratoires presque surhumaines ».
Un métier pas comme les autres
Faute de trouver un yéti sur les étendues blanches de l’Himalaya, les chercheurs américains de l’Académie nationale des sciences ont satisfait leur recherche d’une extraordinaire découverte en observant au microscope le sang des Sherpas. Ce groupe ethnique originaire du Tibet est installé dans la région depuis environ 500 ans, où ses membres vivent notamment du tourisme sportif, accompagnant, chargés de matériel et de provisions (des paquetages dépassant parfois les 40 kg), les expéditions d’alpinistes à l’assaut des sommets qui tutoient les cieux.
Pour vaincre les 8 848 mètres de l’Everest avec 40 kg sur le dos, les Sherpas ont de toute évidence des capacités différentes de celles des habitants de basses altitudes. En effet, avec l’altitude, la concentration en dioxygène dans l’air diminue, rendant plus difficile l’oxygénation des muscles des organes. Pour beaucoup de candidats à l’ascension, les bouteilles d’O2 sont donc nécessaires pour les derniers mètres. Pour les autres, des études précédentes ont montré que le corps s’adaptait en augmentant la concentration dans le sang des globules rouges, véhicules de l’oxygène dans le métabolisme.
Métabolisme hors du commun
Par le passé, il avait déjà été démontré que les Sherpas possédaient un avantage circulatoire sur les habitants des basses altitudes : plutôt que d’augmenter la concentration en globules rouges dans le sang, leur corps sécrète plus d’oxyde nitrique, responsable de la dilatation des vaisseaux sanguins, et donc d’une meilleure circulation. Dans l’étude mentionnée plus haut, publiée en mai dernier dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), les chercheurs sont allés plus loin : selon leurs résultats, les Sherpas ont non seulement une meilleure réponse circulatoire à l’altitude, ils possèdent également un métabolisme mutant fait pour vivre au-delà des 5 000 mètres.
La différence est essentielle : dans le premier cas, il s’agit seulement d’une adaptation circonstancielle des vaisseaux sanguins ; dans le deuxième, il s’agit d’une modification profonde du tissu cellulaire visant à rendre le corps plus efficace dans un environnement pauvre en O2. Les scientifiques ont notamment montré que les cellules des Sherpas étaient plus efficaces dans la production d’énergie : ainsi leurs mitochondries (le « moteur » d’une cellule) possèdent un rendement plus efficace que le reste des humains.
Deuxièmement, le métabolisme des Sherpas est génétiquement plus résistant aux conséquences de l’altitude. En temps normal, le manque d’oxygène interfère avec les processus classiques de la vie (assimilation des lipides, des nutriments et de l’oxygène lui-même), créant ce qu’on appelle le « mal de l’altitude ». Chez les Sherpas, le métabolisme fonctionne normalement, même à haute altitude, grâce à une réponse génétique spécifique (cellules plus efficaces) permettant le bon déroulement des cycles corporels.
Bien vu, Darwin
Pour les scientifiques, ce résultat est extraordinaire pour deux raisons : tout d’abord, il met en évidence le processus d’évolution postulé par Darwin ; en effet, l’étude prouve que les peuples des hauts-plateaux, installés en altitude (au Tibet, puis au Népal) depuis des milliers d’années (les plus anciennes traces de présence humaine permanente remontent à 9 000 ans) ont évolué par sélection génétique pour privilégier les mutations facilitant la vie en altitude.
Ensuite, la connaissance approfondie des mécanismes d’adaptation des peuplades d’altitude pourrait permettre, selon les scientifiques, des avancées dans la réponse médicale aux cas d’hypoxie (défaut d’approvisionnement en O2 du corps), symptôme constaté chez les alpinistes en altitude, mais aussi chez de nombreux malades (victimes de pneumonie, d’insuffisance cardiaque ou d’intoxication au monoxyde de carbone) au niveau de la mer.