En pleine polémique sur les dîners clandestins des riches, un fait vient remettre les pendules à l’heure concernant le (non) partage des richesses en France. Alors que 10 millions de Français vivent désormais sous le seuil de pauvreté, et que 3 millions de personnes ont recours à l’aide alimentaire pour se nourrir, les milliardaires français ont vu leur fortune augmenter durant la crise et sont mêmes les plus riches d’Europe. Preuve supplémentaire que si « ruissellement » il y a, ce serait plutôt du « bas » vers les hautes sphères déconnectées du reste de la société. Face à ces inégalités criantes, des ONG et économistes réclament la taxation des plus riches pour payer la « dette covid ».
430 milliards d’euros détenus par 42 personnes
Ce travail de comparaison a été mené par Lucas Chancel, économiste au Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’Ecole d’économie de Paris. Pour répondre à la question « Quel est le pays européen où les milliardaires sont les plus riches ? », il a disséqué le classement des 500 plus grandes fortunes mondiales de Bloomberg.
Le résultat est sans appel : la France est l’Etat européen où les milliardaires sont les plus riches, « ce pays où les impôts sont beaucoup trop élevés et les freins à l’entreprise beaucoup trop forts, selon les médias détenus par ces mêmes milliardaires », a-t-il ironisé sur Twitter, comme l’ont relevé nos confrères d’AlternativesEconomiques.
Au total, les 42 milliardaires français possèdent donc 354 milliards d’euros cumulés, loin devant l’Allemagne (281 milliards d’euros) et le Royaume-Uni (147 milliards d’euros).
Quant aux autres pays recensés – la Suède, l’Italie et l’Espagne –, l’ensemble de leur fortune n’atteint même pas celle de l’homme le plus riche de France, et troisième homme le plus riche du monde : Bernard Arnault.
A lui seul, ce « gros porteur » (qualifié ainsi par le magazine Forbes) possède plus de 100 milliards d’euros. Le chiffre monte même jusqu’à 125 milliards d’euros selon le tout dernier classement du magazine Forbes précisant, sans ironie aucune, que :
L’ “équipe de France des milliardaires” totalise à elle seule un patrimoine global de 430 milliards d’euros, une augmentation de +55% par rapport aux 277 milliards d’euros du classement précédent, et ce en pleine crise sanitaire et économique.
Ce nouveau record a été atteint par l’arrivée de quatre nouvelles fortunes, dont Stéphane Bancel,le PDG de Moderna Therapeutics (dont il possède 8 % du capital). Alors que l’hôpital français est à bout-de-souffle et que le personnel soignant enchaîne les burn-out au risque de se retrouver sans soignants, cette société américaine de biotechnologie a remporté le « jackpot du covid » en mettant au point le vaccin tant attendu…
Pas de quoi déstabiliser le « triumvirat » des milliardaires français. Bernard Arnault, Françoise Bettencourd et François Pinault ont bien renfloué leur fortune et chacun reste crampé sur ses positions, ainsi que le décrit le magazine Forbes :
« En dépit de ces pics impressionnants, notre classement, qui compte 42 milliardaires ne présente pas de grands bouleversements, comme si chacun était arc-bouté sur sa place chèrement acquise. »
L’indécence aura-t-elle un jour une limite ?
Des nouveaux chiffres qui vont donner du grain à moudre aux éditorialistes de tous bords des plateaux TV, ravis d’avoir une occasion supplémentaire de pérorer pour savoir si « La France déteste les riches ? ».
Une thématique débattue longuement en février 2021 par Alain Duhamel, éditorialiste chez BFMTV. Le même homme qui a été pris « la fourchette dans la bouche » par Médiapart dans l’affaire des luxueux repas clandestins organisés en toute illégalité au Palais Vivienne.
« En même temps », le recours à l’aide alimentaire a explosé dans le pays et le Secours Catholique a lancé l’alerte sur un record beaucoup plus dramatique : l’explosion du nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, s’élevant désormais à 10 millions de personnes en France.
Lire aussi : « Explosion de la pauvreté : le Secours Catholique veut un revenu minimum garanti de 890€ par mois »
Face à ces inégalités criantes, l’association Attac a lancé une vaste campagne et une pétition pour « faire payer les profiteurs de la crise » et demande la mise en place de plusieurs mesures d’urgence :
- une taxe sur le patrimoine des 1% les plus riches ;
- une taxe sur le bénéfice exceptionnel réalisé par les multinationales pendant la crise.
« Contrairement à sa promesse de ne pas augmenter l’impôt, le gouvernement a d’ores et déjà décidé d’un prélèvement pour le remboursement de la dette Covid en prolongeant la contribution pour le remboursement de la dette sociale (CRDS) jusqu’en 2033, alors qu’elle devait s’arrêter en 2024. Par cette décision, le gouvernement souhaite que le déficit social exceptionnel engendré par la crise du Covid soit financé par la Caisse d’amortissement de la dette sociale (Cades). Cette décision décidée en catimini est inacceptable car la CRDS est un prélèvement régressif et inégalitaire, avec un taux unique de 0,5 %, appliqué aux revenus (notamment salariaux et sociaux) de tous les particuliers quel que soit leur niveau de revenu. Cette décision revient à faire supporter une lourde part du remboursement de la dette sociale aux ménages les plus modestes. Nous proposons de remplacer la CRDS par une contribution pour le remboursement de la dette Covid (CRDC) qui serait plus juste car acquittée par les ménages les plus aisés, mais aussi par les grandes entreprises, afin d’exempter de cette contribution les « premiers de corvée » et les PME qui sont les principales victimes de la crise. » explique l’organisation dans sa tribune
La France n’est d’ailleurs pas le seul pays concerné par ces inégalités, à tel point que Janet Yellen, la nouvelle secrétaire au Trésor américaine, a défrayé la chronique en déclarant lors d’une conférence que les Etats-Unis proposent d’établir à l’échelle mondiale un taux d’imposition minimum sur les sociétés.
« L’idée consiste à faire en sorte que n’importe quelle société paye un minimum de 21 % d’impôts sur ses bénéfices, quel que soit l’endroit où elle les réalise. »
Cette réforme vise à mettre fin à la concurrence fiscale entre les pays et au mécanisme qui permet aux grandes entreprises de s’accaparer les richesses à grand renfort d’optimisation et d’évasion fiscale.
En France, la Cour des Comptes a estimé le coût de la fraude et de l’évasion fiscales entre 80 et 100 milliards d’euros par an. Tandis que la dette du pays atteint désormais 2 650,1 milliards d’euros et le déficit 211,5 milliards d’euros.
Il y a cinq ans, les « Panama Papers » révélaient ainsi un scandale fiscal d’ampleur visant des milliers d’anonymes, de célébrités, de chefs d’Etat et de milliardaires. Le français Bernard Arnault avait été épinglé pour avoir fait appel à au moins huit cabinets de conseil et placé ses actifs dans six paradis fiscaux différents.
La crise actuelle va-t-elle servir de catalyseur pour inciter les gouvernements à se liguer pour mettre fin à la fuite des capitaux ? Aux États-Unis, Joe Biden a annoncé que le taux d’imposition des sociétés passera de 21 % à 28 % pour les profits réalisés sur le sol américain, tandis que le Royaume-Uni a décidé d’augmenter son taux d’imposition des sociétés de 19 à 25 %.
A l’inverse, le gouvernement d’Emmanuel Macron a décidé d’abaisser l’impôt sur les sociétés, une décision nécessaire pour les PME exsangues par la crise mais incohérente concernant les multinationales qui en ont largement profité.
Couplé à la suppression de l’Impôt de solidarité sur la fortune (ISF) et à la réforme de l’assurance chômage qui va fragiliser 1,15 millions d’allocataires, la France semble bien partie pour conserver ce triste record : celui d’être le pays où les milliardaires sont les plus riches d’Europe. L’indécence aura-t-elle un jour une limite ?
Crédit photo couv : Martin BUREAU / POOL / AFP