Ils défigurent les paysages, piègent la faune, nuisent à la flore et empoisonnent la vie des habitants : bienvenue dans l’univers des grillages. Dans les forêts de France, enceintes, clôtures et palissades connaissent une expansion sans précédent, alimentée par de riches propriétaires souhaitant se créer des enclos de chasse coupés du monde. Mais cette gangrène des espaces naturels est aujourd’hui sous le feu des critiques : en un an, l’engrillagement a fait l’objet de quatre propositions de loi, qui réclament d’une même voix sa régulation.
Discutée depuis quelques mois, la plus récente de ces propositions a été adoptée ce lundi 10 janvier en première lecture par un Sénat à majorité de droite, qui s’est prononcé à l’unanimité.
Porté par le sénateur du Loiret Jean-Noël Cardoux (LR), président du groupe d’études Chasse et Pêche, ce texte de loi propose d’interdire les clôtures hautes, postérieures à 2005, d’en définir de nouveaux modèles plus respectueux des milieux naturels et de supprimer, purement et simplement, les enclos de chasse.
Si cette proposition entre dans le droit, les futurs grillages ne devront plus dépasser 1,20 m de hauteur, afin que la grande faune puisse les franchir sans danger. De la même manière, les propriétaires auront pour obligation de ménager le passage de la petite faune, en surélevant leurs clôtures d’une quarantaine de centimètres, suffisants pour laisser circuler hérissons, lapins ou lièvres.
Le délai de mise en conformité serait de sept ans. En cas de non-respect de la loi, les contrevenants encourraient une peine maximale de trois ans de prison et 150 000 euros d’amende.
En Sologne, 4 000 kilomètres de grillages
De retour sur le devant de la scène, le phénomène de l’engrillagement n’est pourtant pas nouveau. Depuis plus de vingt ans, il sévit en Sologne, dans le centre de la France, et se répand à présent « en Normandie […], en Sarthe ou en Picardie, dans les Landes ou la Brenne », comme l’expliquent les députés dans une autre proposition de loi, déposée en novembre dernier à l’Assemblée nationale.
Le cas de la Sologne est emblématique : dans ce territoire de 5 000 km2 où abondent les étangs et les forêts giboyeuses, de riches propriétaires aux noms de Seydoux, Bouygues, Bich, Tranchant ou encore Dassault se sont créé de vastes enclos de chasse en grillageant peu à peu leurs terrains, sans jamais enfreindre la loi.
Les forêts solognotes sont aujourd’hui émiettées, balafrées par quelque 4 000 kilomètres de clôture, au sein desquelles les animaux sauvages peuvent être chassés toute l’année, sans limite du nombre d’individus tués, grâce à une dérogation du droit de la chasse.
Outre leur caractère éminemment discutable d’un point de vue éthique, ces « zoos » qui ne disent pas leur nom ont des conséquences dramatiques pour les milieux naturels.
Piégée par des grillages aussi hauts qu’hermétiques, la grande faune ne peut plus s’échapper et se reproduit comme en captivité, mais sans aucune régulation. De fortes populations de gibier, que les propriétaires mêlent à des « cochons » hybrides, très fertiles, importés des pays de l’Est, sont ainsi amassées dans des espaces réduits, où la concentration d’ongulés devient vectrice de peste porcine et de tuberculose.
Selon François Cormier-Bouligeon, député LREM du Cher à l’origine de la proposition de loi de novembre dernier, les enclos ne répondent au fond qu’à un seul objectif : « organiser la surpopulation de grands animaux – sangliers, chevreuils, cerfs –, les semi-domestiquer, puis les abattre en masse lors d’un week-end de massacre d’animaux ».
Des dangers incontrôlables
En enclos, la surpopulation artificielle de gibier à poil cause de nombreux dommages à l’écosystème forestier. À partir d’une certaine densité, les ongulés empêchent les végétaux de se régénérer, appauvrissant la forêt, et compromettent la reproduction de certaines espèces d’oiseaux, d’amphibiens et de mammifères au sol.
En Sologne, 67 espèces d’oiseaux seraient ainsi menacées par cette prolifération de sangliers.
À ces dégâts s’ajoute le risque, plus grave encore, des incendies. Quand un feu de forêt se déclare, murs et grillages embarrassent l’intervention des pompiers et empêchent les animaux de s’enfuir. Et dans une Sologne qui pourrait devenir, d’ici vingt ans, aussi « inflammable » que les Landes, l’engrillagement actuel revient à vouer aux flammes des pans entiers de forêt.
Pollution visuelle, frein au tourisme, atteinte au partage équitable des zones naturelles, les kilomètres interminables de grillages rectilignes ont enfin un impact délétère sur la vie locale.
Ne rencontrant que clôtures, parcelles et propriétés closes sur elles-mêmes, les habitants, les randonneurs et même les chasseurs sont privés d’immenses espaces forestiers, dont certains couvrent des centaines d’hectares d’un même tenant.
Beaucoup de bruit pour rien
Durant la seule année 2021, l’engrillagement a fait l’objet de quatre propositions de loi différentes, dans les deux chambres du Parlement.
Celle de la France insoumise, en mai, préconisait « d’interdire les pratiques de mise sous enclos des animaux sauvages à des fins de chasse » et rappelait que lorsqu’un enclos contient plus d’un grand animal par hectare, il constitue un établissement d’élevage et de vente où « tout acte de chasse est alors interdit ».
Mais pour que la loi s’applique, il faudrait que les densités soient contrôlées ; or les enclos ne le sont pas.
Plus modérée, la proposition de loi de Guillaume Peltier, député (LR) du Loir-et-Cher, recommandait quant à elle « [d’]interdire toute nouvelle clôture qui ne permet[trait] pas la libre circulation de la faune » et réaffirmait « avec force », au moyen de sanctions pénales, « le droit de propriété ».
Reste à savoir si ces quatre propositions de loi suffiront à faire cesser le fléau de l’engrillagement. Bien qu’adoptée le 10 janvier, celle du Sénat ne sera pas forcément présentée à l’Assemblée nationale, dont l’agenda déjà très chargé doit se terminer dans quelques mois, avec le renouvellement de l’hémicycle.
Crédit photo couv : Alain Fauconnier – Amis des Chemins de Sologne