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La senne danoise : ce nouveau fléau des océans met en péril la pêche artisanale

« Les espèces ciblées par la senne danoise, le rouget ou la seiche par exemple, ne sont l’objet d’aucun quota européen. Alors qu’un pêcheur au filet n’en ramène que 300 kilos, un senneur peut en débarquer plusieurs tonnes. Nous recevons de nombreux témoignages de pêcheurs qui découvrent des zones temporairement vidées, pendant des mois ou des années, là où les senneurs sont passés. »

Dans une série d’articles écrits en collaboration avec des marins français, l’association Pleine Mer, qui défend des pratiques de pêche durable, met en lumière les dégâts de la méthode de la « senne danoise » et dénonce l’intrusion des Mousquetaires, le géant des supermarchés, dans la pêche artisanale française.

Une méthode de pêche aussi dévastatrice qu’un chalut

Apparue en France il y a à peine dix ans, largement méconnue, la « senne danoise » est une méthode de pêche proche de celle du chalut : un long filet en forme de cône est mis à l’eau et hâlé dans une zone d’un mille sur un mille (1,85 km) pendant une à deux heures, les câbles en acier latéraux assurant le rabattage du poisson.

Elle aurait été inventée dans les pays du nord de l’Europe pour remédier aux insuffisances du chalut, qui nécessite d’immerger de lourds panneaux (de cent kilos à une tonne) très gourmands en carburant, parce qu’ils ralentissent le navire. Avec la senne danoise, le poisson serait aussi de meilleure qualité.

Seul problème : c’est une technique de pêche diablement efficace. Comme nous l’explique Thibault Josse, chargé de mission à Pleine Mer, un senneur est capable d’épuiser les ressources halieutiques d’une zone en quelques heures.

« Les espèces ciblées par la senne danoise, le rouget ou la seiche par exemple, ne sont l’objet d’aucun quota européen. Alors qu’un pêcheur au filet n’en ramène que 300 kilos, un senneur peut en débarquer plusieurs tonnes. Nous recevons de nombreux témoignages de pêcheurs qui découvrent des zones temporairement vidées, pendant des mois ou des années, là où les senneurs sont passés. »

Quand les senneurs hollandais ont commencé à pêcher dans les eaux françaises, toute la profession nationale y était opposée. Puis, constatant l’efficacité redoutable d’une telle méthode et n’y pouvant faire face, certains acteurs locaux s’y sont mis.

Mais les comités nationaux restent divisés : alors que la senne danoise est pratiquée dans les Hauts-de-France ou en Vendée, elle est interdite en Bretagne, où elle ne cesse de susciter des conflits, surtout d’ordre économique.

Dans les endroits où elle est pratiquée, la senne danoise semble faire des ravages. C’est pourquoi, voulant sonner l’alerte, des pêcheurs artisans ont contacté l’association Pleine Mer.

« Nous essayons de porter la voix des communautés littorales et des artisans, nous indique Thibault Josse, bien que le sujet ne soit pas des plus médiatisés. Aujourd’hui, le problème principal vient du fait que la senne danoise se développe et commence à attirer de grands groupes, qui y voient une source de profits et d’approvisionnement garantie. »

C’est le cas des Mousquetaires, propriétaire des enseignes Intermarché (2 364 points de vente) et Netto (295 magasins en France). À travers sa filiale Scapêche, le groupe investit depuis cinq ans dans la senne danoise et compte à l’avenir monter en puissance, afin d’approvisionner ses magasins de poissons entrant dans la catégorie de la pêche « artisanale » et « durable ». À la demande d’artisans locaux, l’association Pleine Mer a ainsi enquêté sur la Scopale, une coopérative des Hauts-de-France pratiquant la senne danoise pour Les Mousquetaires.

Intermarché de l’Ile de Groix

Le financement de la senne danoise par Les Mousquetaires

La Société centrale de pêcheurs d’Opale, basée à Le Portel, une commune côtière limitrophe de Boulogne-sur-Mer (Nord-Pas-de-Calais), a été créée en mai 2015. Au premier abord, elle se présente comme une coopérative maritime, mais il s’agit en réalité d’une structure souple de financement de type SAS (société par actions simplifiées).

Elle est détenue à 40 % par l’armement des Mousquetaires, la Scapêche, à 20 % par le groupe boulonnais Le Garrec, important acteur de la pêche industrielle, et à 40 % par la société Les Pêcheurs d’Opale, qui rassemble des pêcheurs à proprement parler et des mareyeurs, grossistes transformant le poisson à son arrivée au port.

Entre 2015 et 2019, la Scopale a acquis et armé cinq bâtiments flambant neufs, et compte s’en procurer trois nouveaux dans les années proches. D’une valeur unitaire de 2,5 millions d’euros, ces « chalutiers-senneurs » font en moyenne vingt mètres, emploient une vingtaine de marins et peuvent ramener au port quelque 500 tonnes d’espèces diverses par an.

On qualifie ces acquisitions de « coopératives » parce qu’elles sont financées aux deux tiers par la Scopale et à un tiers par un ou plusieurs artisans marins-pêcheurs qui en deviennent les « patrons ». Pourtant, on s’aperçoit très vite que ceux-ci restent dépendants des plus grands promoteurs de la pêche industrielle.

Dans les contrats qui les lient à l’armateur des Mousquetaires en échange de financements, une clause stipule que ces artisans pêcheurs ont l’obligation d’approvisionner en priorité Intermarché et Netto. Si l’intégralité des prises ne sont pas destinées aux enseignes de la grande distribution, ces armements ont tout de même souscrit à une logique industrielle.

Selon Thibault Josse, « il n’est dès lors plus question de faire de la vente directe ou de privilégier les circuits courts. Évidemment, certains n’y voient aucun problème. Question de philosophie. En s’associant avec une chaîne de supermarchés, ces pêcheurs entretiennent un système aux antipodes de l’autonomie alimentaire et de l’exploitation vertueuse des ressources marines. »

La Scapêche est le premier armateur de pêche français : sa flotte de 23 navires (30 en comptant Scopale et Scapak) emploie 250 marins et débarque entre 15 et 17 000 tonnes de poissons par an. Cette filiale des Mousquetaires était naguère le principal armateur, en France, à pratiquer le chalutage en eaux profondes, une technique de pêche qui consiste à déployer des filets géants dans le but de racler les grands fonds marins, parfois à plus de 1 000 mètres de profondeur.

Développée à la fin du siècle dernier en réponse au manque croissant de ressources halieutiques en surface, la pêche profonde est extrêmement délétère pour la vie marine : alors que les fonds abritent la plus riche biodiversité, ainsi que des espèces vulnérables atteignant très lentement leur maturité, les filets des chalutiers saisissent tout sur leur passage, sans distinction, le tri n’étant effectué qu’à bord du navire.

Éponges, requins, coraux… 20 à 40 % des espèces capturées (parfois protégées), d’aucun intérêt commercial, sont rejetées mortes à la mer.

En 2013-2014, l’ONG française de protection des océans Bloom a lancé une campagne de grande envergure contre le chalutage en eau profonde, visant en particulier le propriétaire d’Intermarché, qui prétendait promouvoir une « pêche durable ».

Face aux proportions médiatiques que prend l’affaire — une pétition de Bloom récolte près d’un million de signatures —, la Scapêche annonce en 2016 qu’elle mettra fin à la pêche profonde d’ici 2025, une décision rapidement suivie par l’interdiction en Union européenne du chalutage à plus de 800 mètres de profondeur.

C’est à cause de ces polémiques que les Mousquetaires prétendent avoir fait le choix d’une pêche plus « durable » et « artisanale », en investissant notamment dans ces chalutiers-senneurs du port de Boulogne-sur-Mer. Suivant l’analyse de l’association Pleine Mer, en entrant dans le capital de plus modestes entreprises, le groupe français de la grande distribution cherche à s’accaparer une pêche artisanale qui est loin de respecter l’équilibre de l’économie locale.

Les pêcheurs artisans sur le carreau

D’ailleurs, qu’est-ce que la pêche artisanale ? En France, tout armateur d’un ou deux bateaux de moins de 25 mètres entre dans la catégorie des artisans pêcheurs. Au contraire, Pleine Mer considère qu’elle devrait être définie comme « celle pratiquée par des armateurs embarqués à bord de leur navire ».

Si les patrons de la Scopale embarquent bel et bien, ils ne possèdent pas la majorité du capital de leur bâtiment et dans ce cas, peuvent-ils être considérés comme des artisans ? Un paradoxe difficile à résoudre.

Pour Thibault Josse, le fait est que « Les Mousquetaires et la Scopale n’ont pas sauvé la pêche artisanale boulonnaise comme ils le prétendent ».

Les patrons des cinq bâtiments de la société n’ont pas la liberté de choisir les espèces qui seront pêchées, respectent peu les saisons, s’endettent pour devenir propriétaires de navires qu’ils ne possèdent pas vraiment.

« Ce sont plutôt des employés-collaborateurs, qui permettent à la Scapêche de réduire les risques de son investissement. »

Les pêcheurs artisans, quant à eux, ont tout intérêt à s’associer avec le géant des supermarchés, sans lequel ils n’auraient pas les fonds suffisants pour armer un navire de vingt mètres et débloquer tous les obstacles juridiques que la règlementation place sur leur route.

À ce titre, l’enquête de Pleine Mer révèle des irrégularités criantes dans l’attribution des licences « senne de fond » dans le secteur Manche Est. En bref, alors que le décret créant les licences a été publié au Journal officiel le 24 décembre 2018, la commission d’attribution s’est prononcée une semaine plus tôt.

Et dans cette procédure, la Scopale a été nettement favorisée, puisqu’elle a reçu huit autorisations, dont trois ont même été accordée sans que les navires ne soient encore construits. Thibault Josse voit dans ces attributions sans concurrence une preuve de la puissance des Mousquetaires dans les instances représentatives.

« Ces licences n’avaient pas d’existence légale et pourtant, elles étaient déjà “réservées”, ce qui est à la limite de la légalité. Face à cela, beaucoup d’artisans pêcheurs se voient refuser leur licence au motif qu’ils n’ont pas encore fait construire leur navire. Pourquoi une telle différence de traitement ? La Scapêche connaît très bien le jeu politique, contrairement au petit artisan. »

Pendant ce temps, les pêcheurs modestes voient leurs zones d’activité se vider de plus en plus souvent et n’ont pas les moyens de répondre à la concurrence.

Pleine Mer demande à ce que les senneurs ne travaillent pas à l’intérieur des douze milles, cette ceinture littorale qui constitue les eaux territoriales. Mais il est à parier que l’association ne sera pas entendue : la senne danoise est en plein essor, mais peu rentable au-delà des douze milles, en particulier dans la Manche.

Enfin, Pleine Mer reproche à la senne danoise, guidée par les exigences de grands groupes, de détruire les fondements du métier d’artisan, censé pêcher en fonction des saisons.

« Ce n’est plus le consommateur qui accepte la variabilité du métier de pêcheur, mais le pêcheur qui doit se conformer aux attentes du consommateur. Un cercle vicieux qui peut amener à surexploiter certaines espèces, et rendre certaines autres inconnues du grand public. »

Augustin Langlade

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