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« Islamogauchisme » : l’inquiétante banalisation d’un spectre paranoïaque dans le débat public

Plus précisément, « …les deux communautés politiques historiques qui ont été les plus actives sur ce front idéologique sont le Rassemblement National et Les Républicains. […] Dès la présidentielle terminée […] LFI et le RN sont devenus les principaux partis d’opposition […] dans ce cadre […] le RN a tenté d’imposer sa vision de ‘‘islamo-gauchisme’’ afin de discréditer son principal opposant et servir par la même occasion son agenda politique anti-immigration. »

Depuis deux semaines, grâce à l’intervention de la ministre de la Recherche et de l’Innovation, la polémique autour de l’ « islamogauchisme » a décollé : oui ou non ? Pour ou contre ? Vrai ou faux ? Coupable ou innocent ? Dangereux ou naïf ? Pendant ce temps-là, dans les chroniques, on oublie de discuter des fâcheuses conséquences liées à la privatisation des brevets du vaccin contre le Covid, alors même que sa production et distribution massive est l’enjeu publique n°1 pour en finir avec l’état d’urgence sanitaire. On omet aussi de parler de la hausse de la précarité et de la misère chez les jeunes et autres particuliers qui n’ont pas de comptes au Luxembourg. On oublie de parler des stratégies climatiques que nous devons mettre en place, et des raisons pour lesquelles nous n’y arrivons pas. On oublie, du même coup, de se mettre d’accord sur les façons dont l’idéologie néolibérale et ses infrastructures ne nous permettent pas de répondre collectivement aux crises auxquelles nous faisons face. Pourtant, débattre de ces sujets publiquement pourrait remuer l’intelligence collective, et en faire émerger des raisonnements tempérés, pertinents et matures, à la hauteur des responsabilités que notre époque nous invite à prendre. En lieu et place, force est de constater l’atmosphère toxique dans laquelle baigne la chambre à écho médiatique. Les émissions sont saturées par des questions douteuses qui déroulent à chaque fois un peu plus le tapis à des discours xénophobes, antisociaux et diffamatoires. Il importe peu que les abus politiques perpétrés par toute religion soient déjà pénalisés par les lois de ce pays – cela n’empêche apparemment pas quelques identitaires au micro de jeter continuellement de mauvais sorts sur la conscience collective. Ces derniers préfèrent agiter les terreurs paranoïaques d’une France postcoloniale que de laisser émerger la remise des statuts sociaux et infrastructures économiques dont ils tirent meilleur parti. Dans un tel contexte, qui banalise cette expression fantasmagorique d’« islamogauchisme », que faire ?

Résistance unanime du monde universitaire et scientifique

Le monde universitaire a tranché : il faut y opposer l’exigence de la méthode scientifique. En effet, juste après que Frédérique Vidal ait déclaré sa volonté de saisir le CNRS pour enquêter sur l’ « islamogauchisme » dans les universités, les appels d’associations universitaires se sont multipliés.

Que ce soit la Commission Permanente du Conseil National des Universités (« Non à la chasse aux sorcières islamo-gauchistes !»), la Conférence des Présidents d’Université (« Islamo-gauchisme » : stopper la confusion et les polémiques stériles ! ») ou le Syndicat National des Chercheurs Scientifiques (« Propos de F Vidal : SNCS & SNESup dénoncent l’atteinte aux libertés académiques »), tous s’accordent autour d’un message clair à l’adresse du gouvernement : stop !

Les chercheurs ne devraient pas avoir à craindre des sanctions de la part de l’Etat lorsqu’ils mènent leurs recherches.

« La communauté scientifique elle-même évalue en permanence, ce qui, dans la production de ses membres, constitue un travail scientifique valable. Elle le fait tous les jours, sans attendre les enquêtes, injonctions ou oukazes des Ministères et des groupes de pression. Et surtout, une fois la production scientifique dûment validée, elle ne se soucie pas de savoir quelles opinions, éventuellement militantes, ses membres peuvent professer librement par ailleurs. » défend ainsi le communiqué du SNCS.

Allant plus loin, ce même communiqué met ensuite l’accent sur le caractère proprement militant du concept utilisé par la ministre, contestant qu’il puisse servir de catégorie d’analyse pour quelque recherche scientifique :

« L’« islamo-gauchisme » n’existe ni dans les universités, ni au CNRS, ni ailleurs dans le monde scientifique. En revanche, la menace de censure est désormais réelle. L’« islamo-gauchisme » n’est pas un concept scientifique : il ne correspond à aucun travail de recherche ou d’enseignement. C’est le nom qu’une poignée de militants « identitaires » souffle à l’oreille des ministres pour disqualifier des travaux de recherche à visée émancipatrice. Sont visées entre autres les études sur le genre, les sexualités, les migrations, les formes de domination et les effets à long terme de la colonisation dans les sociétés contemporaines. Ces travaux sont aujourd’hui stigmatisés par le pouvoir politique, dans un contexte de surenchère entre le Rassemblement National et le gouvernement. »

Cette indignation universitaire culmine et chute avec ce communiqué du CNRS, sobrement intitulé : « L’« islamogauchisme » n’est pas une réalité scientifique ». Un tour de force, puisque c’est justement l’autorité scientifique que cherche à instrumentaliser la ministre, mais aussi un aveu de faiblesse, car l’institution accepte du même coup de « participer à la production de l’étude souhaitée par la Ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation visant à apporter un éclairage scientifique sur les champs de recherche concernés » sous condition que « l’explicitation des méthodologies et de la mise à disposition des résultats de recherche » soit respectée.

La tournure prise par les évènements n’a donc rien de rassurant pour le monde de la recherche. La préparation d’une telle étude implique la mise en place d’une surveillance idéologique commandée par l’Etat. Alors, la liberté de mener des recherches contraires aux visions des forces politiques dominantes est en voie de s’auto-inhiber, lorsqu’elle ne sera pas censurée.

Autre conséquence fâcheuse de cette intervention de la ministre, cette fois-ci au niveau du débat public : on constate aujourd’hui que l’argument de scientificité n’est pas parvenu à disqualifier l’expression d’ « islamogauchisme ». Le terme est devenu une espèce d’évidence sur les plateaux.

En témoigne cette émission sur Europe 1 enregistrée 15 jours après l’annonce de la ministre, où Gilles Kepel remet en cause le communiqué, sous l’encouragement du journaliste qui l’interview.

La résistance du monde universitaire, tout au plus, n’aura fait qu’agrandir le soupçon que des membres du parlement s’entêtent à faire peser sur elle : l’université serait-elle secrètement associée et compromise dans un vaste complot islamogauchiste cherchant à diviser l’unité de la République ?

Siège du CNRS, n°3 rue Michel-Ange (Paris, 16e) – Crédit : Celette

Qui a besoin de parler d’ « islamogauchisme » ?

Pour dépasser ce type de polémique absurde, l’exigence de scientificité reste pourtant une condition centrale. C’est qu’il y a bien une différence entre un concept scientifique et un concept militant, sans quoi il est impossible de prouver l’inexistence (ni, d’ailleurs l’existence !) d’un complot islamogauchiste.

Sans cela, nous ne pourrons avoir recours qu’à une autre stratégie, consistant à montrer en quoi le concept milite pour quelque chose en sa construction même. Il faut alors se poser les questions suivantes : de quels discours provient cette expression ? Qui en a besoin pour mener à bien sa pratique ? A quel souci cette pratique répond-elle alors ?

C’est dans cette enquête menée par le Politoscope (initiative d’un laboratoire du CNRS) qu’on trouvera toutes les ressources utiles pour répondre à ces questions. Les analystes se servent des données de Twitter et des « dernières innovations du CNRS en termes de traitement des masses de données » pour savoir « ce que cette expression révèle sur le ou les groupes sociaux qui l’emploient ».

Tout d’abord, l’enquête renvoie à cet article très complet de Corinne Torrekens, Politiste et professeure de sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles, qui développe de façon exhaustive l’origine textuelle de l’expression.

Chris Harman, un trotskyiste britannique, penseur militant, publie en 1994 « Le prolétariat et le prophète ». Il y discute des relations complexes entre l’islam politique et le socialisme. D’un côté, la montée de l’islam politique dans le monde contemporain peut être lu comme une réaction des dominés aux forces impérialistes, suggérant une alliance possible entre islam politique et socialisme.

Mais de l’autre, l’islam politique radical peut être lu comme une évolution contemporaine du fascisme, de sorte que « les socialistes ne peuvent pas non plus soutenir les islamistes, car cela remplacerait une forme d’oppression par une autre et abandonnerait les minorités ethniques et sexuelles à leur sort ».

Il conclut alors que l’islam politique ne peut être un allié du socialisme, « mais que la gauche peut profiter des contradictions propres au champ complexe de l’islam politique pour questionner l’allégeance de ses membres à ce projet. ».

Bref, Harman envisage une récupération socialiste de l’islam politique.

« Là où les islamistes sont dans l’opposition, notre règle de conduite doit être : “Avec les islamistes quelquefois, avec l’État jamais” »

La réception Française de cette œuvre se fait alors par les canaux de théoriciens qui omettent la complexité du propos d’Harman, et la réduisent à cette proposition simpliste : la gauche a fait alliance avec l’islam politique contre l’Etat. A partir de là, le terme d’ « islamogauchisme » obtient cette signification-là en France.

Mais qui s’en est emparé ? Qui s’est servi de cette expression pour conforter son action ? Ici, les les données du Politoscope permettent d’apporter une réponse détaillée :

« Il apparaît clairement sur [notre échantillon] que ‘‘islamo-gauchisme’’ est employé dans un contexte d’hostilité entre communautés politiques et non de discours programmatique, prosélyte ou de débat politique. » écrivent-ils.

Ce concept est donc utilisé par des politiciens, dont l’activité principale est d’obtenir une adhésion populaire suffisante pour gouverner le pays. Ainsi, « si l’expression « islamo-gauchisme » est très marginale dans la twittersphère […] elle apparaît dans des contextes très précis en tant qu’instrument de lutte idéologique. » – en tant qu’instrument utilisé par la droite pour conforter l’adhésion populaire à son parti.

Plus précisément, « …les deux communautés politiques historiques qui ont été les plus actives sur ce front idéologique sont le Rassemblement National et Les Républicains. […] Dès la présidentielle terminée […] LFI et le RN sont devenus les principaux partis d’opposition […] dans ce cadre […] le RN a tenté d’imposer sa vision de ‘‘islamo-gauchisme’’ afin de discréditer son principal opposant et servir par la même occasion son agenda politique anti-immigration. »

Ce graphique du Politoscope montre que la dernière polémique autour de l’ »islamogauchisme » a permis au terme d’intégrer le flux de tweets trop peu politisés pour obtenir d’étiquette politique et que ces derniers appellent « la mer ».

C’est que les termes de « droite » et de « gauche » ne font jamais que référence à une distribution des positions sur les bancs de l’assemblée. Ces mots n’ont que très peu de sens au-delà. Leur sens évolue donc avec les évènements du pays et les débats choisis par l’assemblée.

Ainsi, la gauche était, au temps de la Révolution Française, libérale et bourgeoise, en opposition au roi et à la noblesse, dont les représentants se plaçaient à droite – aujourd’hui, cette même bourgeoisie libérale est le plus souvent rangée à droite.

Avoir conscience de ces évolutions, c’est aussi prendre conscience que « la gauche » ou « le gauchisme » ne désigne rien de précis tant que la période et le sujet n’ont pas été précisé, et n’existe que par opposition à sa « droite », qui la confronte à l’assemblée.

Capture d’écran de cette courte vidéo d’Arte sur le sens du clivage droite/gauche

Si le concept d’ « islamogauchisme » se révèle alors comme instrument des politiciens de droite, l’analyse de cet instrument révèle simultanément une grande violence de leur part, puisqu’il consiste à associer le banc gauche de l’assemblée à la religion musulmane, en espérant que cette association nuise à l’image de leurs adversaires. Cet instrument fait ainsi jouer à l’islam une fonction de souillure.

C’est utile, parce que cela dissuade tout électeur islamophobe de voter à gauche. Toute haine ou peur implicite de l’islam répandue dans la société (par association confuse au bataclan, ou à Samuel Paty) est sollicitée pour rallier des électeurs aux politiciens de droite, contre une gauche qui est alors constituée en « traître aux valeurs françaises et alliée d’un ennemi sanguinaire » (citation du Politoscope).

Règne alors dans cette opération une confusion indécente entre le fondamentalisme islamiste qui justifie des actions violentes, et l’islam comme moyen de développer sa spiritualité. La plus large majorité des musulmans se trouvent ainsi directement insultés par cette association diffamatoire à l’islam radical.

« C’est tout aussi ridicule que si on qualifiait le camp adverse de « christiano-droitisme » a pu ironiser Albin Wagener selon France Inter. »

Ce renversement a le mérite de nous questionner sur comment les chrétiens de France réagiraient si un seul et même mot les associaient aux plus radicaux d’entre eux (comme, par exemple, à la communauté des Béatitudes) et les assignaient d’office à un banc politique (« la droite »).

Les musulmans sont d’autant plus insultés par ce mot qu’il leur retire toute autonomie politique – on y présuppose que tous les musulmans de France s’identifient à un même banc politique, et que ce banc est « la gauche » parlementaire. Nous cherchons encore ces imams qui appellent à se ralliés aux bancs gauche de l’assemblée.

Bref, la prétendue coordination de l’islam politique et de la gauche, n’existe pas ailleurs que dans l’imaginaire effrayé des personnes politisées qui refusent – sous diverses raisons – d’accorder aux musulmans en France les mêmes droits que ceux accordés aux non-musulmans.

Ce souci est hérité des temps coloniaux et ceux qui l’actualisent refusent en fait les effets de la décolonisation : tous égaux en droit sur le sol français, même lorsqu’on vient d’Algérie. Ce mot d’ « islamogauchisme » exprime ainsi la peur de voir les musulmans accéder à l’identité française. Depuis un an, leur vision mystifiante et terrorisante a été propulsée dans les esprits du plus grand nombre par Vidal, Blanquer et la chambre à écho médiatique.

Une aubaine pour ces garants des bonnes vieilles hiérarchies racisées entre les cultures, qui auront plus de facilités à légitimer leurs activisme impérialiste (que menacent les « islamo- ») et à délégitimer l’opposition (« gauchiste ») à celle-ci. Une difficulté de plus pour ceux qui s’efforcent d’en finir avec l’histoire coloniale, ses violences et ses règles d’exploitation. Leur effort de rendre caduque les infrastructures qui poursuivent cette histoire menace d’être saboté par l’interdiction d’étudier ces mêmes infrastructures sous cet angle.

Crédit photo couv : Xosé Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Pierre Boccon-Gibod

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