Dimanche 21 mars, répondant à l’appel du collectif La Lutte des sucs, plusieurs centaines de personnes et des agriculteurs locaux sont allés semer un million de graines sur le site du chantier de la RN88, entre Saint-Hostien et Le Perthuis. Ils s’opposent à un projet jugé dévastateur pour l’environnement et contraire à l’urgence écologique.
Un projet pharaonique et destructeur
En Haute-Loire, au nord-est du Puy-en-Velay, la future déviation de la route nationale 88 (RN88) cumule tous les attributs des grands projets inutiles et imposés. Cette quatre voies de 10,7 kilomètres a été imaginée voilà trente ans pour contourner les villages de Le Pertuis et Saint-Hostien, traversés chaque jour par des milliers de véhicules.
Pour voitures et poids lourds qui s’acheminent de Toulouse à Lyon, via Albi, Rodez et Saint-Étienne, le tronçon actuel constitue une étape obligée entre deux routes plus larges et rapides. Mais il charrie aussi son lot de nuisances sonores et matérielles, privant certains habitants d’un cadre de vie décent…
Déclaré d’utilité publique en 1997, abandonné pendant vingt ans, ressuscité il y a quelques années, le projet de contournement s’annonce pharaonique.
Pour un coût de 226 millions d’argent public, financés à 6,4 % par l’État, à 6,2 % par le département de Haute-Loire et à plus de 87 % par la région Auvergne-Rhône-Alpes, le maître d’ouvrage, il prévoit la construction d’un viaduc et de deux échangeurs, treize aménagements divers (courants, sanitaires, paysagers, phoniques) et un décaissement du sol dont résulteraient trois millions de mètres cubes de déblais.
Mais ce n’est rien comparé à son bilan environnemental. En échange de quelques minutes de trajet gagnées (dix à quinze selon la région, une à trois selon les associations), la quatre-voies détruira 140 hectares de terres agricoles et de forêts, comblera 20 hectares de zones humides, bouleversera l’habitat d’une centaine d’espèces protégées (dont 51 oiseaux, 6 reptiles, 5 amphibiens et 13 mammifères) et aura une incidence plus ou moins grave sur 29 exploitations agricoles environnantes, ces grandes oubliées de l’aménagement des territoires.
Un projet porté par le président du conseil régional
La figure politique à l’origine du projet n’est autre que Laurent Wauquiez, ancien maire du Puy-en-Velais et président (LR) du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, fauteuil pour lequel il brique actuellement un second mandat.
« Avec un tel budget, à un tel moment du calendrier politique, c’est une démonstration de force avant les régionales, nous suggère Jean-Jacques Orfeuvre, vice-président de la branche altiligérienne de France Nature Environnement (FNE). Il n’y a pas d’autre raison pour que Laurent Wauquiez ressorte ce contournement autrefois considéré comme dévastateur et trop cher. »
Le 3 septembre 2020, la commission d’enquête publique du département a rendu un avis favorable à la demande d’autorisation environnementale déposée par le maître d’ouvrage. Sur les 2 103 contributions à la consultation, écrivent les enquêteurs, « 1 268 sont clairement favorables à la réalisation du projet ».
Si d’autres arguments plaident en faveur du contournement, comme la sécurité des usagers, le désenclavement de la zone, la pollution et la « circulation incessante », juridiquement, c’est surtout celui de la déclaration d’utilité publique (DUP) de 1997 qui l’emporte.
Peu après cette enquête, en octobre dernier, la préfecture valide le projet et les travaux commencent en urgence, au tout début du mois de janvier 2021. Ils sont réalisés de jour, parfois de nuit, sous la neige, par des températures négatives, alors que plusieurs dispositions de l’arrêté préfectoral laissaient penser que le chantier ne serait lancé qu’à l’automne.
« Les machines ont déboisé une dizaine d’hectares, raconte Jean-Jacques Orfeuvre, qui s’investit aussi sur le terrain. Une partie importante du tracé a été dégagée et des barbelés ont été posés, y compris au bord des routes. C’est là que nous sommes intervenus. »
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L’opposition des écologistes locaux
Le 28 janvier, après plusieurs manifestations, quatre associations environnementales (FNE AURA, FNE Haute-Loire, AUTA et SOS Loire vivante) déposent deux recours au tribunal administratif de Clermont-Ferrand.
Le premier, un référé-suspension des travaux, est rejeté un mois plus tard, le dossier paraissant aux juges régulier. Le second, une demande d’annulation de l’autorisation environnementale, procédure plus longue et minutieuse, est en cours d’instruction.
Mais la décision du tribunal pourrait être rendue bien après la reprise du chantier, pour le moment suspendu.
Les associations attaquent plusieurs fondements du projet. En premier lieu, le gain de temps envisagé et le nombre d’accidents de la route sur le tronçon actuel auraient été gonflés par la région, pour mieux faire passer le contournement.
En second lieu, le maître d’ouvrage ne proposerait pas de mesures compensatoires suffisantes et ne respecterait pas le délai réglementaire de leur mise en œuvre. L’objectif « zéro artificialisation nette » du gouvernement impose désormais de compenser, dès le début du chantier, les hectares de terres naturelles artificialisées.
Enfin, explique Jean-Jacques Orfeuvre, « la solution la plus néfaste pour l’environnement a été choisie, alors qu’il en existait de plus respectueuses ».
En attendant que le tribunal statue sur le fond du projet, les quatre requérantes préparent de faire monter leur référé-suspension au Conseil d’État, plus haute juridiction administrative du pays.
« Le tribunal de Clermont-Ferrand nous a déboutés sans nous exposer aucun argument, souligne Colette Chambonnet, vice-présidente de l’association SOS Loire vivante. Mais nous sommes convaincus de la pertinence de nos observations. Nous contestons la dérogation à la destruction d’espèces protégées, l’adéquation du projet vis-à-vis de la loi sur l’eau et nous posons un doute sur la légalité de l’acte administratif de la préfecture. »
Dimanche 21 mars, le collectif La Lutte des sucs, qui coordonne le mouvement d’opposition sur le terrain, a rassemblé plusieurs centaines de personnes sur l’un des chantiers du contournement. Intitulée « Semons l’avenir ! », cette journée a donné lieu à un débat, une conférence de presse et à une vaste opération d’ensemencement du tracé routier.
Accompagnés par des paysans de Haute-Loire, semeurs et semeuses ont disséminé environ un million de graines d’espèces fourragères, comme le blé, l’orge et l’avoine, et de plantes messicoles (bleuets, coquelicots, nigelles, etc.), dont pourra peut-être profiter l’agriculteur exploitant.
Les semences ont ensuite été comblées par le piétinement d’un troupeau de moutons, une technique paysanne qui s’est illustrée pour l’occasion.
« En 1988, la France comptait 1 million de paysans. Aujourd’hui, il n’en reste que 400 000. Ce type de projet routier participe à l’éradication du monde paysan. La terre doit rester à vocation alimentaire. » a rappelé la Confédération Paysanne lors de la mobilisation
Par cette action, le collectif voulait notamment alerter sur le fait que de nombreux agriculteurs seront affectés par la construction de la route. Depuis 1997, la DUP a permis d’exproprier plus d’une centaine d’hectares, dont quelque 80 de terres cultivées.
« Le tracé de la déviation sépare certains terrains en deux, en fait disparaître d’autres, ou nuit à l’activité agricole locale, ajoute Jean-Jacques Orfeuvre. Un exemple : un agriculteur qui pouvait emmener ses vaches à pied dans des pâturages devra bientôt utiliser une bétaillère, car le contournement se situera entre son exploitation et la prairie. »
À l’heure où les sols fertiles disparaissent à une vitesse alarmante et où le nombre de vocations agricoles est en chute libre, il y a de quoi s’inquiéter.