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Hans Kreusler : « Je ne suis pas le maître de la forêt, je suis son partenaire »

"C’est un écosystème d’êtres vivants qui vivent aux dépens et au profit de la forêt. Ce système est extrêmement complexe et nous ne mesurons pas à quel point, déjà parce qu’une énorme part de la vie se passe sous terre. On estime aujourd'hui que plus de la moitié des êtres vivants de la forêt vivent sous sa litière. La protection du sol, qui est la base de la biodiversité, est donc fondamentale."

Hans Kreusler est gestionnaire forestier en Limousin. Depuis plus de 40 ans, il met en œuvre une gestion à l’écoute de la forêt, à contre-courant des méthodes largement répandues aujourd’hui, basées sur la coupe rase et la plantation de résineux en monoculture. Il est devenu au fil des ans une référence dans le domaine de la gestion forestière respectueuse du vivant. Pour lui, « la gestion forestière est un dialogue de très long terme avec la forêt. »

LR&LP : Comment êtes-vous devenu forestier ?

Hans Kreusler : Je suis fils d’un ingénieur des eaux et forêts en Allemagne. Il était prévu de longue date que je fasse les mêmes études que lui. À l’époque de ma révolte d’adolescent, j’étais passionné par la forêt, mais je ne voulais surtout pas marcher dans les pas de mon père. Je suis donc parti en France, pour faire des études aux Beaux-Arts d’Aix-en-Provence.

Plus tard, je me suis rendu compte que vivre de mon art allait m’obliger à faire plein de concessions : ce que je ne voulais en aucun cas. Avec ma femme, on a cherché un endroit où nos maigres moyens nous permettraient de s’installer. Nous avons trouvé en Creuse la maison que l’on pouvait acheter et j’avais repéré des forêts qui ressemblaient un peu à ce que j’avais vu en Allemagne. Je me suis donc fait embaucher comme bûcheron tâcheron dans une scierie.

Dans l’entreprise, je m’occupais de moins en moins de couper des bois, et touchais à toutes sortes de tâches en me servant de mes connaissances, que j’avais étoffées en lisant toute la bibliothèque de mon père et pas mal d’ouvrages en français. Au fil du temps, j’étais de plus en plus critique des méthodes de mon employeur et j’ai cherché à m’en émanciper. Ça s’est fait sous la forme d’une profession que j’ai inventée : technicien forestier indépendant. Cela n’existait pas à l’époque.

LR&LP : En quoi consiste le métier de technicien forestier indépendant ?

Hans Kreusler : Le technicien indépendant a besoin de propriétaires forestiers qui lui confient la gestion. Mes clients étaient prêts à payer indirectement mes services par les ventes de bois, les résultats de la gestion de leur patrimoine.

Peu à peu, je me suis rendu compte que le gestionnaire forestier sert d’intermédiaire entre différentes professions, différentes positions et différentes personnes. D’une part, il y a le propriétaire qui a la clé de la forêt : s’il ne donne pas son accord, on ne fait rien. Il y a le marchand de bois, l’industrie, l’acheteur, qui finance la forêt : il est prêt à payer pour récolter du bois. Il y a ceux qui se salissent en forêt : les bûcherons, les débardeurs. Et puis il y a la forêt elle-même, qui est une personne souvent oubliée dans l’histoire.

Le gestionnaire se trouve inséré entre ces quatre entités et doit trouver la bonne distance : avoir trop de proximité avec l’un peut priver le gestionnaire de l’objectivité de ses décisions en le plaçant dans une situation de conflit d’intérêt.

J’essaie donc de faire en sorte que non seulement ces forêts produisent du bois qu’on peut vendre, mais qu’elles restent aussi des forêts vivantes.

Hans Kreusler – Crédit : Eloi Boyé

LR&LP : Qu’est ce que vous appelez des « forêts vivantes » ?

Hans Kreusler : C’est un constat : ce n’est pas moi qui rends la forêt vivante. Une forêt est un écosystème autosuffisant et autonome. La forêt n’a pas besoin d’être gérée pour exister. Je ne suis pas le maître de la forêt : je suis son partenaire. Cette conscience que l’écosystème forestier a un rôle de partenaire et non pas de troupeau ou de champ de betteraves que j’ai semé et que je vais récolter m’est venu progressivement en observant la forêt.

Une forêt vivante, c’est une forêt qui n’est pas détruite pour récolter du bois, mais qui est gérée de façon à ce qu’elle maintienne sa valeur.

C’est un écosystème d’êtres vivants qui vivent aux dépens et au profit de la forêt. Ce système est extrêmement complexe et nous ne mesurons pas à quel point, déjà parce qu’une énorme part de la vie se passe sous terre. On estime aujourd’hui que plus de la moitié des êtres vivants de la forêt vivent sous sa litière. La protection du sol, qui est la base de la biodiversité, est donc fondamentale.

Crédit : Kevin Simon

LR&LP : Pourquoi privilégier le modèle de gestion qui préserve des forêts vivantes à la gestion forestière par coupes rases ?

Hans Kreusler : La gestion par coupe rase s’explique assez facilement par la possibilité d’économiser sur les frais d’exploitation : vous générez des revenus supérieurs pour un même volume de matière récoltée. Mais ne faire le bilan qu’avec ça est un peu court-termiste parce que vous avez détruit le capital. Le capital de la forêt, ce sont évidemment les arbres, mais aussi le sol et toute la faune et la flore qui habite dans cette forêt. Et c’est long à reconstituer.

Ensuite, il y a le bilan carbone. Après une coupe rase, vous perdez le carbone des arbres que vous enlevez, mais aussi beaucoup de carbone fixé dans la litière de la forêt : mis au soleil, le sol va libérer le carbone.

Et puis, je veux que mes propriétaires aiment leurs forêts. Pour ça la pire des solutions, c’est de faire une coupe rase et de replanter : ce n’est pas agréable de s’y promener et cela entraîne une avalanche de factures à payer. Ensuite, dans une forêt vivante, il y a un plaisir à faire son travail. J’insiste sur ce plaisir : cet argument, je ne l’entends jamais et c’est pourtant le principal pour moi. Quand je me lève le matin, je sais que je vais avoir plaisir à faire ce que je fais. On a tous à y gagner finalement.

Coupe rase en Limousin – Crédit : Eloi Boyé

LR&LP : Votre modèle gestion se situe donc à l’opposé de ce modèle basé sur la coupe rase et la plantation. Pouvez-vous nous expliquer en quoi il consiste ?

Hans Kreusler : Je me suis rendu compte que faire des plantations, qui sont une conséquence logique des coupes rases, est très compliqué : les arbres ne sont pas faits pour être plantés sur de vastes steppes qu’on a créées artificiellement. Cela revient cher, il y a énormément d’impondérables, et on se bat pendant des années contre la végétation au lieu de l’utiliser comme un apport.

Il faut défendre les arbres qu’on a plantés contre “les agresseurs”. Du coup, une plante qui est tout à fait gentille et qu’on est content d’admirer devient un ennemi. Des insectes qui jusqu’alors faisaient partie de l’écosystème deviennent des “agresseurs”, et donc on essaye de se battre contre ces agresseurs avec des produits qui ne sont pas toujours recommandables.

Dans la gestion que je pratique, je ne me préoccupe presque pas de la régénération, c’est la forêt qui s’en occupe toute seule. J’essaie d’intervenir le moins possible et au bon moment : de façon à favoriser telle régénération et défavoriser telle autre.

La base de tout, c’est qu’une forêt génère tous les ans un certain volume de bois, c’est “l’accroissement biologique”. Dans une forêt dans laquelle on n’intervient pas du tout, au bout d’un long moment, on arrive à un état où la mortalité équivaut à l’accroissement : la forêt pousse éternellement, mais au même moment, elle meurt éternellement, cela crée un équilibre. On peut alors calculer la production annuelle par hectare d’une forêt, qui est à peu près stable. C’est là l’intervention du gestionnaire.

Il analyse d’abord la production biologique d’une forêt. Si on fait une coupe tous les dix ans, par exemple, on ne va pas dépasser le volume qui a augmenté depuis les dix dernières années, pour ne pas toucher au capital. Puis, le gestionnaire va chercher dans la forêt les arbres producteurs de valeurs potentielles et il va travailler à leur profit. Il va essayer d’améliorer leur environnement de sorte qu’ils puissent déployer au mieux leurs valeurs, aux dépens d’autres arbres qu’on va couper et vendre.

Régénération naturelle des chênes – Crédit : Eloi Boyé

LR&LP : Comment sélectionnez-vous les arbres à favoriser et comment faites-vous pour les avantager ?

Hans Kreusler : On commence toujours par chercher l’arbre que l’on veut favoriser. Ensuite, on cherche dans son environnement l’arbre qui est le plus grand concurrent à son développement pour le couper. En général, c’est un autre grand arbre, car les petits arbres en sous-étage ne sont pas des concurrents redoutés. Au contraire, ils protègent le tronc de l’arbre contre le soleil, et d’autres agresseurs. Ils empêchent que l’arbre fasse des gourmands, c’est-à-dire des petites branches qui abaissent la valeur du bois.

Des fois, notre élu finit par atteindre sa pleine maturité. C’est un vaste sujet, mais dans une approche économique, la pleine maturité, c’est le stade où l’arbre se vend le mieux, le plus cher. À ce moment-là, s’il y a une demande intéressante, on va exploiter notre élu et en choisir un nouveau.

C’est le système de la forêt à couvert continu, ou de la futaie irrégulière. Une forêt qui est composée de plusieurs strates, de plusieurs âges, de plusieurs essences, et tout ça cohabitant sur le même terrain. Cela nous permet de ne jamais avoir à planter, ou très peu. Le gros de notre travail, c’est d’observer : de se promener, de regarder, d’essayer de comprendre le fonctionnement, et ensuite d’organiser l’exploitation des arbres choisis.

Et de cette sorte-là, la forêt va devenir de plus en plus riche en essences, de plus en plus riche en arbres-option, en arbres d’avenir, en arbres potentiellement élus.

LR&LP : Quelle place laissez-vous à la biodiversité forestière ?

Hans Kreusler : Avec cette gestion, on peut se permettre de réserver quelques arbres pour leurs valeurs écologiques. Dans une forêt gérée comme la nôtre, on prélève du bois. Du coup, le problème, c’est qu’il n’y a pas suffisamment de bois mort, puisqu’on coupe les arbres avant qu’ils ne meurent.

Et puis un arbre qui a des trous de pic qui forment autant de loges pour des chauves-souris, des tourterelles, des abeilles et j’en passe, on ne va pas le couper. Non seulement il apporterait peu d’argent, parce qu’il est troué, mais en plus, cela retirerait une grande source de richesse pour l’écosystème, et c’est l’écosystème qui produit nos arbres.

Il faut essayer de prendre en compte tous les aspects de la forêt qui cohabitent et qui nous assurent une meilleure résistance, une meilleure résilience, une meilleure élasticité face aux stress divers.

Le pic noir, un ingénieur crucial des forêts – Crédit : Daniil Komov

LR&LP : Au sujet des pressions qui pèsent sur la forêt, comment voyez-vous votre pratique de gestionnaire forestier dans le contexte de changement climatique ?

Hans Kreusler : J’ai eu l’immense chance de pouvoir gérer les mêmes forêts pendant très longtemps. La gestion forestière n’est pas qu’une intervention : c’est un dialogue de très long terme avec la forêt. Il faut s’adapter aux évolutions.

Certains paramètres qui nous paraissaient immuables, comme par exemple le climat, ne le sont pas. Or certains arbres ont besoin de plusieurs siècles pour exprimer pleinement leur potentiel et ont du mal à s’adapter. La gestion forestière doit en tenir compte.

Ce n’est pas évident et nous ne savons pas toujours si ce que nous faisons est la bonne action. Mais je revendique le doute comme un paramètre indispensable. Il ne faut pas s’engager dans des actions qui ne permettent aucun doute. Quand on fait une coupe rase, on ramène la maturité de l’écosystème à un point très rudimentaire et donc très faible en capacité de réaction et d’adaptation. On a donc intérêt à éviter ce genre d’action tant qu’on le peut. Il est plus sage de se garder un maximum d’options possibles pour répondre à des situations imprévues.

Le changement climatique nous apporte de nombreuses occasions d’avoir à chercher de nouvelles solutions. On a besoin de créer un partenariat avec la forêt. Et pour que ce partenariat soit fonctionnel, il faut que la forêt ait une multitude de réponses possibles.

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Eloi Boye

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