Ils « font flamber la planète et l’État regarde ailleurs ». Selon une étude publiée ce mercredi 23 février par Greenpeace et Oxfam, le patrimoine financier de 63 des 119 milliardaires français émet autant de gaz à effet de serre que celui de 50 % de la population de notre pays.
Tous les ans, l’ensemble des activités d’un individu — alimentation, chauffage, déplacements, électronique, textiles, déchets, etc. — produit ce qu’on appelle des tonnes d’équivalent dioxyde de carbone (CO2).
Créé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, cet indice simplifié ne décrit pas strictement la réalité de la pollution, mais il fournit une unité de référence pour caractériser l’impact de chaque action humaine sur le réchauffement climatique.
D’après les données du gouvernement, l’empreinte carbone moyenne de consommation par Français s’est ainsi élevée à 8 tonnes d’équivalent CO2 en 2020. Parce que son style de vie est bien différent, comme on peut l’imaginer, un milliardaire émet quant à lui, toujours en moyenne, 8 190 tonnes équivalent CO2 par an. Mais ce chiffre ne prend pas en compte le patrimoine financier.
Une méthode de calcul inédite
C’est là que le rapport de Greenpeace et Oxfam entre en jeu. Pour mesurer leur empreinte carbone réelle, les deux associations se sont intéressées, pour la première fois, aux émissions issues du patrimoine financier des milliardaires, c’est-à-dire aux gaz à effet de serre produits par leur « principale entreprise ».
Pour ce faire, elles ont analysé les données publiques de 63 des 119 milliardaires français recensés par les journaux spécialisés (celles des autres n’étant pas disponibles), puis ont recherché « l’empreinte carbone de chaque entreprise dans laquelle chaque milliardaire détient le plus de parts ».
La suite du calcul est simple : lorsqu’un milliardaire possède par exemple 40 % des actions de ladite « principale entreprise », alors 40 % des émissions de celle-ci lui ont été imputées.
Avec cette méthode, Greenpeace et Oxfam ont pu mesurer la véritable empreinte carbone des milliardaires qui, en investissant dans des firmes fortement polluantes, ont un impact bien plus néfaste que les autres sur la dégradation du climat.
Émissions directes ou induites par l’investissement
« En un an,estiment les deux associations, les émissions de gaz à effet de serre issues des participations de [ces] 63 milliardaires dans leur “principale entreprise” ont atteint plus de 152 millions de tonnes équivalent CO2, soit plus que l’empreinte carbone territoriale du Danemark, de la Finlande et de la Suède réunis, ou autant que les émissions de CO2 du patrimoine financier de 49,4 % de ménages français. »
Cette empreinte colossale a d’ailleurs augmenté depuis le début de la pandémie, puisque sous l’effet de « l’argent magique » du plan de relance, les richesses des grandes fortunes françaises ont bondi de 86 % entre mars 2020 et octobre 2021, soit un gain de 236 milliards d’euros, principalement composés d’actifs dans des secteurs d’activité hautement carbonés.
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Sur ces 63 milliardaires, Oxfam et Greenpeace en ont identifié trois qui émettraient, « via leur patrimoine, autant que les actifs financiers de 23,4 % des ménages français », à savoir quelque 72 millions de tonnes équivalent CO2 par an : la famille Mulliez, à la tête du groupe Auchan et d’une vingtaine de grandes entreprises comme Décathlon et Flunch ; Rodolphe Saadé, propriétaire de l’armateur CMA-CGM et Emmanuel Besnier, président de Lactalis.
Qu’elles émanent des activités de l’entreprise, comme pour CMA-CGM et Lactalis — deux acteurs de secteurs très polluants, le fret et les produits animaux —, ou d’investissements plus « indirects » comme pour les banques, de telles émissions dépendent des choix de ces milliardaires, responsables des orientations de leur firme.
L’acceptabilité sociale de la transition
Dans leur étude, les deux organisations insistent en particulier sur la « responsabilité différenciée dans la crise climatique entre les différentes catégories sociales et entre les différents ménages » : si les milliardaires et leurs entreprises polluent davantage et choisissent de le faire, directement ou indirectement, l’État ne peut exiger le même effort à tous les citoyens.
« La fiscalité carbone pèse quatre fois plus lourd, en proportion de leurs revenus, sur les 20 % de ménages les plus modestes, par comparaison avec les 20 % de ménages les plus aisés », écrivent Greenpeace et Oxfam, qui ajoutent que cette « iniquité » compromet « l’acceptabilité sociale de la transition ».
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En témoignent les « Gilets jaunes » : en 2018, ce mouvement non structuré, aux mille revendications, s’est déclenché en réaction à une augmentation de la « taxe carbone » sur les carburants, qui pénalisait avant tout les ménages les plus pauvres et les plus dépendants aux énergies fossiles, sans atteindre les véritables sources de pollution.
Alors que, durant le quinquennat actuel, les 1 % les plus riches ont vu leur niveau de vie augmenter de 2,8 % et que les 5 % les plus pauvres ont perdu jusqu’à 0,5 % de leur pouvoir d’achat, selon l’Institut des politiques publiques, les auteurs de l’étude considèrent qu’« il n’y aura pas de transition écologique sans justice sociale, c’est-à-dire sans une répartition équitable des efforts de sobriété et de solidarité à fournir pour décarboner notre économie ».
ISF climatique et écoresponsabilité des entreprises
Constatant le « rôle moteur » des investissements dans la crise écologique, les deux organisations formulent trois recommandations au gouvernement.
Tout d’abord, la mise en place d’un impôt sur la fortune (ISF) climatique : « très simple » et « variable » cette mesure consisterait à proportionner « l’impôt des plus fortunés » sur « l’empreinte carbone de leurs avoirs financiers », en évaluant la quantité de tonnes de CO2 que contient chaque patrimoine.
En plus « de créer les conditions pour une transition juste », l’ISF climatique inciterait les plus riches à « décarboner leurs portefeuilles d’investissement » et pourrait rapporter jusqu’à « 12,5 milliards d’euros » la première année.
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Cette mesure serait complétée par la création d’une « compagnie de commissaires aux comptes carbone », ou d’un « nouveau corps d’agents » publics indépendants « à l’image de l’autorité de contrôle des marchés financiers », qui seraient chargés de « certifier le bilan carbone des acteurs économiques, d’après une méthodologie définie par l’État ».
Enfin, les deux associations préconisent de « pénaliser la tonne de carbone à la production », en instaurant une écoresponsabilité des entreprises qui les forcerait à respecter l’accord de Paris et la Stratégie nationale bas carbone, sa traduction dans la feuille de route française.
« En cas de non-respect de ces trajectoires de décarbonation de leurs activités, expliquent Greenpeace et Oxfam, les dividendes versés aux actionnaires seraient significativement surtaxés, voire tout bonnement interdits », ce qui pousserait les milliardaires à opérer « un virage écologique » que les politiques actuelles ne semblent pas à même d’engager.
Crédit photo couv : Emmanuel Besnier, PDG de Lactalis, 11ème fortune de France – JEAN-FRANCOIS MONIER / AFP