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Face aux crises, il faut se garder d’une vision universaliste et abstraite comme d’une vision hyper locale et identitaire

« La notion de « développement » par exemple, a été beaucoup reprise pour servir le grand récit néolibéral, « gagnant-gagnant » qui veut faire croire qu'on va arriver à concilier croissance économique, respect de la planète et soin des personnes. Voilà des années que j’essaie de dénoncer ce discours. »

Le « Manuel de la Grande Transition » offre une diversité de connaissances et de compétences pour comprendre et amorcer les changements qui s’offrent à nous face aux bouleversements actuels. Crise sanitaire, responsabilité des multinationales et des classes supérieures qui polluent le plus, évasion fiscale et corruption, hypocrisie de certains termes comme le développement durable, résilience des territoires, articulation des enjeux sociaux, environnementaux et économiques… Découvrez cet entretien avec Cécile Renouard, philosophe, économiste et présidente du Campus de la Transition qui a coordonné ce travail essentiel. Propos recueillis par Matthieu Delaunay.

LR&LP : Même si on souhaiterait parler d’autre chose, comment vivez-vous cette crise de la COVID ?

Je vous parle, au sens propre comme au figuré, en regardant de ma fenêtre le potager du domaine de Forges où est ancré le Campus de la transition. Je vis avec une trentaine d’habitants dans ce château du 18e qui n’est pas très bien chauffé (rires), et qui est un lieu dans lequel on essaie de prendre à bras le corps les enjeux de la transition écologique.

J’ai le sentiment fort d’être privilégiée par rapport aux conditions vécues par beaucoup aujourd’hui, car je ne suis pas seule, vivant au milieu de personnes, majoritairement des jeunes, convaincus de la nécessité d’aller de l’avant, qui paient de leur personne et sont prêts à faire l’expérience d’une vie plus sobre et conviviale.

Le fait d’être avec d’autres qui partagent les mêmes convictions et interrogations, qui ont envie de faire de cette étape un tremplin vers des modèles différents et qui essaient de réfléchir en mettant toutes leurs compétences au service de cette vision, me soutient beaucoup.

Je suis partagée entre un diagnostic pessimiste sur notre capacité collective à rebondir, et dans le même temps, je ne peux pas ne pas voir les sources d’espérances vécues par des personnes et des collectifs sur le terrain. C’est avec cela que je vais puiser des forces pour affronter ces réalités et réfléchir à la juste manière de mener les combats.

Ce que la crise sanitaire reflète, c’est qu’elle est aussi liée à la crise environnementale. Toute la question est de savoir comment essayer collectivement d’opérer ces passages vers un monde qui soit plus vivable et soutenable dans la durée, pour nous, les générations futures et le vivant.

Cécile Renouard, philosophe, économiste et présidente du Campus de la Transition

LR&LP : Justement, comment penser la transition après un an de crise COVID et dans un contexte global extrêmement préoccupant ?

Au sens des sciences dures ou du vivant, ce qu’on entend et lit est que nous sommes dans des années décisives pour enclencher des dynamiques différentes sur le plan des trajectoires carbone et de la lutte par rapport à l’érosion de la biodiversité.

Face à cela, comme le montrent bien les rapports du Haut Conseil pour le Climat, par exemple, nos décideurs sont dans des déclarations d’intentions, ce qui est gravissime car elles discréditent une certaine parole politique faite d’annonces jamais suivies d’effets. Or, les gens qui n’auraient pas accès aux documents scientifiques plus précis peuvent se faire complètement avoir et penser que, sur ce sujet, on avance.

En réalité, nous sommes dans une situation dramatique face à des catastrophes qui sont déjà là et dont on sait qu’elles vont se multiplier si nous continuons sur les mêmes trajectoires.

Ainsi, en février 2020, 1000 scientifiques ont signé une tribune dans le Monde, appelant à différentes formes d’engagement, jusqu’à la désobéissance civile : « Face à la crise écologique, la rébellion est nécessaire ».

Je constate pourtant qu’il existe des prises de conscience de plus en plus fortes chez des personnes que je côtoyais et qui n’étaient pas spécialement convaincues. Dans le monde de l’enseignement et de la recherche comme du côté religieux ou économique, il y a aujourd’hui une reconnaissance que la question écologique n’est pas facultative.

Il y a aussi un certain nombre de préoccupations grandissantes de la part des gens qui veulent savoir quoi faire pour changer des choses dans la vie quotidienne. Je trouve cela très positif.

D’autant que l’étude de Carbone 4 parue en juin 2019 montre que, dans les transformations attendues, au moins un quart doit venir des transformations dans les styles de vie des individus.

Outre les choix structurels, chacun a des leviers d’action dans sa vie quotidienne par rapport aux choix de consommation courante que ce soit au niveau de l’alimentation, du chauffage, de l’isolation des bâtiments, de la mobilité et des loisirs.

On peut certes dire que ce sont les membres d’une classe moyenne ou supérieure qui ont plus accès à ces informations, mais ce sont justement ces classes sociales qui polluent et ont une empreinte carbone très élevée.

Parmi elles, celles qu’on appelle « les bobos » font de grands efforts au quotidien mais certains vont se payer des vacances à l’autre bout de la planète : le risque d’être en contradiction, de ne pas être conscient des ordres de grandeur est patent.

Cela me frappe beaucoup depuis deux ans en vivant sur le site du Campus de la transition : on n’est pas conscient de ce que représente la diminution de l’empreinte carbone à une échelle individuelle.

Il y a encore un travail à faire pour faire prendre conscience que ces échelles sont d’une part fondamentales et d‘autre part, qu’elles doivent aller de pair avec des transformations du côté des politiques publiques et des stratégies d’entreprises.

Dans ce dernier milieu un nombre croissant d’individus s’interrogent et voient le besoin de réviser fondamentalement leurs choix personnels et professionnels.

L’équipe du Campus de la Transition

LR&LP : Vous avez beaucoup travaillé sur la responsabilité éthique des entreprises et des multinationales. « RSE », « développement durable »… Tous ces termes à la mode ne sont-ils pas, avant tout, des oxymores ?

Je suis d’accord avec vous, c’est d’ailleurs l’un des éléments que l’on fait valoir dans le Manuel. En ouvrant la porte Logos, vous y découvrirez une analyse qui montre que, si certains de ces termes ne sont pas des coquilles vides, chacun peut y mettre ce qu’il veut.

La notion de « développement » par exemple, a été beaucoup reprise pour servir le grand récit néolibéral, « gagnant-gagnant » qui veut faire croire qu’on va arriver à concilier croissance économique, respect de la planète et soin des personnes. Voilà des années que j’essaie de dénoncer ce discours.

Nos modèles économiques sont marqués par la réalité d’inégalités croissantes aux extrêmes, d’une précarisation de certains qui vivent dans une plus grande vulnérabilité du point de vue des enjeux écologiques, et ce à l’échelle mondiale. Bien souvent, ils n’ont pas les moyens d’être résilients face aux catastrophes écologiques. Il faut donc se méfier de ces termes.

J’ai aussi beaucoup de mal avec le terme de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE, NDLR), qui a eu tendance à masquer l’essentiel, les entreprises réduisant souvent leur engagement à des actions philanthropiques ou à de bonnes pratiques dispersées, sans aborder les problèmes relatifs à leur cœur de métier à la racine.

La RSE devrait faire place, selon moi, à une considération pour la responsabilité systémique de l’entreprise, conjuguant l’imputation vis-à-vis des impacts directs de son activité et la mission partagée vis-à-vis d’effets émergents de son activité et, comme acteur politique, vis-à-vis de la transformation des règles du jeu économique.

LR&LP : Le terme de développement vous semble donc obsolète ?

Certains souhaiteraient l’écarter, mais tout dépend de la façon de le considérer. On peut, comme l’économiste François Perroux dans les années 50, faire une différence entre une croissance quantitative et un développement qualitatif ou envisager le développement dans la ligne de « l’approche des capacités » proposée par Amartya Sen et d’autres.

La notion de développement peut être ainsi regardée avec d’autres lunettes, considérant une vie humaine et son déploiement au travers d’autres indicateurs quantitatifs que le PIB.

Avec Gaël Giraud et d’autres chercheurs, nous avons d’ailleurs élaboré un Indicateur de capacité relationnelle (Relational Capability Index, ou RCI, NDLR), qui détermine la qualité des relations que nous entretenons avec nous-mêmes, nos proches, la nature – bref, à toutes les échelles.

Si on commence à considérer le développement sous cet angle, qui me semble cohérent avec les enjeux sanitaires, sociaux et écologiques actuels, on construit une conception tout à fait différente que celle, actuelle, de gestion à court terme qui nous empêche de réfléchir autrement.

LR&LP : Parlons de cet indicateur. Selon vous, où en est-on de nos capacités relationnelles, à l’heure d’une pression politique sanitaire inégalée et de la télé socialité généralisée ?

Il est certain qu’il y a là une vraie question. Je discutais récemment avec une personne qui s’occupe d’une maison de retraite : son conseil d’administration l’a forcée à prendre des mesures dramatiques, privant les personnes âgées de relations vitales.

À cause du « syndrome de glissement », certaines se laissent mourir puisqu’elles ne sont plus suffisamment dans la relation. On voit que certains arbitrages sont en tension avec, d’un côté, la défense de la vie « nue » – biologique – et, de l’autre, le souci d’une existence pétrie de relations.

La tendance à vouloir se protéger sur tous les plans, craignant les procès des familles, mène à des situations qui entrent en contradiction avec le véritable soin des personnes.

Pour revenir au RCI, il a été construit à la faveur d’enquêtes de terrain que je menais au Nigeria pour étudier l’effet des activités des multinationales pétrolières sur le développement territorial. Ce qui était très frappant, c’est qu’on voyait la dégradation des relations, y compris avec les proches. La manne pétrolière les avait déstructurées.

Dans les familles, certains s’étaient autoproclamés interlocuteurs privilégiés des compagnies pétrolières. Au départ, ils redistribuaient les miettes de la manne dans le cadre des MoU (les Memorandum of understanding décrivent un accord ou une convention bilatérale ou multilatérale entre ses parties, NDLR), pour devenir finalement les Benefit captors, comme on les appelle au Nigeria : ils ne redistribuaient plus du tout au-delà de la cellule familiale étroite.

Le sens de solidarité familiale large, pourtant très présent en Afrique, était perdu. Nous avons donc poussé, grâce à cet indicateur, l’enquête sur des centaines de personnes afin de sensibiliser des acteurs pour lesquels les chiffres parlent plus que les analyses qualitatives.

Même si c’est réducteur, cet indicateur a le mérite de révéler des faits qui ne sont parfois pas mis en avant par les acteurs publics ou privés qui regardent les chiffres de façon très instrumentale. En tant que telle, la qualité de la relation est peut-être la dimension la plus importante dans nos vies !

C’est pourquoi depuis une quinzaine d’années, j’en fais le fil conducteur de mes recherches en l’utilisant pour observer et analyser l’activité des entreprises. L’entreprise crée de la valeur au sens économique et financier, mais est-ce au prix de la détérioration du lien social et écologique ? Si c’est le cas, ne marche-t-on pas sur la tête ? Or, c’est précisément ce qu’ont engendré nos modèles économiques.

Lire aussi : « Des méga-projets pétroliers de Total menacent plus de 16 000 familles et une réserve naturelle unique en Afrique 

LR&LP : Pensez-vous que le capitalisme est réformable, et que ses acteurs principaux souhaitent se réformer ? En d’autres termes, faut-il contraindre, ou inciter les entreprises à être socialement responsables ?

Ce qui est sûr, c’est qu’il faut les contraindre ; l’incitation est insuffisante. Mais il ne faut pourtant pas opposer les deux. L’incitation peut jouer son rôle au sens d’une transformation culturelle à l’œuvre, mais nous devons trouver les moyens de contraindre les acteurs publics ou privés et les citoyens pour entrer dans des dynamiques de transformation pour une vie bas carbone, plus solidaire et durable.

Ce que j’ai étudié par rapport aux fonctionnements des grands groupes et des multinationales, c’est le décalage entre certaines bonnes pratiques vis-à-vis des salariés et celles vis-à-vis des sous-traitants.

En général, les conditions de travail des salariés des grandes entreprises sont décentes. Ce qui n’empêche pas la pression extrême qui pousse aux burn-outs, ainsi que le sentiment d’occuper un emploi inutile ou nuisible (bullshit job).

Un immense problème concerne les chaînes de valeurs : dans le même périmètre géographique, des sous-traitants n’ayant pas accès aux soins, à l’éducation, à la protection sociale côtoient et travaillent avec des salariés qui, eux, y ont droit parce qu’ils travaillent directement pour l’entreprise en question. J’avais donc bâti un cadre pour analyser la responsabilité des entreprises et souligner qu’il ne suffisait pas simplement de parler de RSE.

Ce qui m’a frappée en interrogeant des filiales d’entreprises dans des pays du Sud sur ce qu’elles considèrent être leur contribution au développement durable, c’était ces bonnes pratiques dispersées sans vision systémique.

Par exemple, une entreprise va acheter le « permis social » d’opérer en versant des sommes importantes, ou en finançant des mesures qui peuvent être utiles par ailleurs (construction de dispensaires, d’écoles et de routes) ; sauf qu’elle le fera d’abord pour pallier la déficience des pouvoirs publics et pas nécessairement dans l’intérêt et le besoin des populations.

Bien souvent, ces types d’entreprises ne paient pas suffisamment d’impôts pour que les États puissent financer des services publics efficaces. La première responsabilité de l’entreprises est économique et financière, mais dans le sens de : « à quelle condition une entreprise crée-t-elle des richesses et en distribue-t-elle ? ».

Articuler les enjeux sociaux, environnementaux et économiques, à l’échelle de chaque territoire où une entreprise est implantée, mais aussi à l’échelle mondiale, est indispensable si on veut changer les choses à la bonne hauteur.

Par exemple, les évaluations des trajectoires des entreprises en matière d’émissions de gaz à effet de serre sur les scopes 1, 2 et 3 (émissions directes et indirectes) sont encore insuffisantes et parfois contradictoires.

LR&LP : Dans le Manuel, à la section Nomos, il est aussi question des normes comptables. Pourriez-vous nous éclairez sur ce point, ardu mais fondamental ?

Il faut comprendre que l’organisation de notre comptabilité, à différentes échelles, ne prend pas en compte les enjeux sociaux et environnementaux. La réforme des normes comptables est donc décisive si on veut transformer le réel.

Il y aurait beaucoup à faire concernant les normes IFRS (normes internationales d’informations financières, NDLR), comme ce qui a trait à la comptabilité d’entreprise. De ce point de vue, il existe des travaux très intéressants visant à changer notre manière de réfléchir à la comptabilité, pour y intégrer le coût de maintien du capital naturel ou humain.

LR&LP : Croyez-vous-en cette transformation des normes comptables ?

Les travaux de Jacques Richard ou d’Alexandre Rambaud sont particulièrement intéressants car il ne s’agit pas de marchandiser la nature ou l’humain, mais de faire entrer dans la comptabilité ce que veut dire « maintenir le capital naturel » dans la durée.

Que faut-il dépenser pour assurer la qualité des écosystèmes et comment prendre en compte les conditions de vie et de travail des salariés ? Ils ont commencé en travaillant dans le secteur de l’économie sociale et solidaire pour élaborer cette comptabilité « en triple capital » et une chaire a été créée à AgroParisTech, une école ayant un lien fort avec les territoires et les modèles agroalimentaires.

L’optimisation ou l’évasion fiscale est aussi un sujet sur lequel il y aurait beaucoup à faire pour contraindre les différents acteurs à changer leurs manières de concevoir la fiscalité. Je ne sais si c’est toujours vrai, mais j’ai appris qu’une partie de la part variable des salaires des directeurs financiers ou fiscaux des entreprises a pu être liée au taux réel d’imposition qu’ils allaient obtenir dans les pays où leur entreprise s’implantait… C’est ce qui s’appelle un pousse-au-crime !

Dans notre livre 20 propositions pour réformer le capitalisme paru en 2009 – et revu en 2012, avec Gaël Giraud et Max de Chantérac, nous avions proposé de définir une « assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés ». Idée qui fut proposée par l’Union européenne en 2011 (directive ACCIS) et bloquée faute d’unanimité des pays membres, reprise de nouveau en 2016 et hélas toujours bloquée.

Le manque d’harmonisation fiscale au sein de l’UE est un vrai problème, exacerbé au niveau mondial par les « prix de transfert » (les prix facturés dans les échanges intra-firmes) qui permettent aux entreprises d’éviter de se faire imposer sur le lieu de l’activité réelle.

Quant aux obligations de reporting extra-financier, elles sont pléthoriques mais éludent encore trop certains sujets clés relevant de la responsabilité des entreprises comme le détail des choix fiscaux ou des écarts de rémunération réels. Il est impossible de faire converger les logiques sans élaborer des contraintes qui pèsent sur ces parties-là.

Lire aussi : « Anticor, l’association anticorruption qui dérange les dirigeants politiques français »

LR&LP : Parlons de stratégie. N’auriez-vous pas plutôt intérêt à dé-chiffrer vos rapports, au sens d’arrêter d’y mettre des chiffres, pour montrer le sang et la chair derrière eux ?

Je suis partiellement d’accord ! Prenons l’exemple du RCI qui essaie de quantifier la qualité des relations. L’intérêt est de jouer sur le même terrain que ceux qui ne raisonnent qu’avec des indicateurs chiffrés et des KPIs (indicateurs de performance, NDLR) etc. Toute la question est de savoir dans quelle proportion on va utiliser des chiffres. Car il en faut, y compris pour calculer l’empreinte carbone et les ordres de grandeurs !

Mais les transformations et « conversions » nécessaires passent par des rencontres, des prises de conscience intimes, une façon de se reconnecter avec la nature, d’entendre une parole qui nous touche. Ce ne sont pas les chiffres qui nous permettent de vivre cette expérience.

C’est là que la dimension culturelle intervient avec le rôle que peuvent jouer les récits, les humanités et les arts, qui nous permettent de nourrir une rationalité symbolique, en plus de cette rationalité logico-mathématique qui nous a aidés à construire beaucoup de choses.

Dans les entreprises où les gens sont très marqués par la doxa néoclassique et néolibérale, d’autres arguments non-chiffrés pourront aider à faire bouger les lignes.

Nicolas Hulot, ambassadeur pour le climat avant la COP 21, étonnait voire agaçait le monde diplomatique car il s’exprimait, non pas dans un langage polissé mais en s’adressant au cœur de ses interlocuteurs. Il essayait de mettre en place une relation de personne à personne, de façon à ce que ses interlocuteurs quittent leur registre habituel de réflexion – et sans doute de protection personnelle – pour se laisser toucher.

Il m’a raconté[1] avoir assisté à des déclics dans certaines conversations. Il y a là, beaucoup à faire, même s’il ne faut pas déserter complètement le champ du chiffre.

LR&LP : Ne faudrait-il pas, stratégiquement encore, éluder le sujet du réchauffement climatique pour parler d’abord de la déforestation, de l’appauvrissement des terres arables ou de la chute de la biodiversité ?

Je suis partagée. Certains considèrent encore le réchauffement comme abstrait. Pourtant, il est bien sensible au Bengladesh, aux Philippines, en Sibérie, … Là où vous avez raison, c’est dans le refus de traiter le problème de manière unique. Le contexte territorial est à prendre en compte.

Cette contextualisation permet de mieux articuler prise de conscience individuelle et collective pour identifier les leviers d’actions possibles. Car c’est aussi ce qui est terrible en regardant le diagnostic global : il est tellement alarmant et l’échelle est tellement vaste qu’on peut vite se sentir dépassé.

« Je suis Gilet jaune, j’ai besoin de ma voiture pour aller travailler car je suis dans une zone semi rurale, mais les enjeux climatiques me concernent… Que faire ? Comment concilier les deux ? Je suis coincé ! »

Le chapitre Praxis, propose des pistes de réflexions pour agir à la hauteur de ces enjeux.

LR&LP : Que lire et faire pour trouver un peu d’air dans cette période étouffante ?

Je viens de terminer La cité écologique de Serge Audier. Ce livre retrace, dans l’histoire des derniers siècles, la prise en compte des enjeux de justice sociale, et de solidarité au sein d’une pensée républicaine, et montre comment trouver des ressources dans notre culture française pour créer d’autres chemins.

J’ai parfois l’impression que le défaut de certains discours, très utopiques du point de vue politique, est qu’ils ne prennent pas en compte la force de nos cultures. Or, nous partons d’une histoire et d’idéologies dont on ne peut faire abstraction pour créer un monde qui serait différent.

Je ne crois pas au retour à un passé figé, plutôt en une conception dynamique de la culture politique. Mais pour être transformé, pour « faire commun », on a besoin de la connaître de l’intérieur et d’en voir les forces.

Le livre de Serge Audier y aide, quel que soit son positionnement sur l’échiquier politique. De même la question écologique rebat les cartes et oblige à réfléchir avec autant de radicalité à la justice sociale et aux enjeux écologiques, en intégrant un grand nombre de sujets liés.

C’est aussi ce qu’évoque Bruno Latour avec l’idée de « l’attention au terrestre ». Il faut se garder d’une vision universaliste et abstraite comme d’une vision hyper locale et identitaire.

LR&LP : Et le rapport à la nature ?

L’enjeu est de refaire jouer ses cinq sens. On peut tout simplement marcher. On peut aussi admirer un lever ou un coucher de soleil, pratiquer une forme de méditation, s’ouvrir à cette dimension spirituelle et cette question du sens, dont nous avons terriblement besoin.

Cette expérience nous permet aussi de nous relier de façon plus profonde aux autres. Nous avons besoin de conversations avec des personnes de confiance, de partager avec elles ce qui nous habite.

Vous allez me dire que c’est justement ce qui manque en ce moment, ces temps de convivialité avec les proches. C’est vrai mais il y a peut-être à inventer d’autres moyens pour se faire proches. De tous petits signes d’affection, d’amitié et d’attention peuvent faire la différence pour que quelqu’un passe une bonne journée, éviter qu’il se laisse avaler par une spirale de découragement et d’anxiété.

Tout ce qui nourrit en nous la confiance dans le fait – et je le dis avec un regard de croyante – que la source de la vie n’est pas empoisonnée, est une ressource féconde. Il nous faut y puiser, les uns avec les autres, et parfois aussi les uns dans les autres. C’est cela qui nous permet de continuer le chemin, sans être irénique, mais avec une confiance de fond.


[1]« Négociations sur le climat : ‘nous serons tous gagnants ou nous serons tous perdants’ », entretien avec Nicolas Hulot, propos recueillis par Cécile Renouard et Aurélien Colson, Négociations, 2015/2 n°24, p.49- 66.

Propos recueillis par Matthieu Delaunay. Journaliste, auteur, voyageur au long cours, Matthieu Delaunay contribue régulièrement à La Relève et La Peste à travers des entretiens passionnants, vous pourrez le retrouver ici.

Crédit photo couv : David Marcu

Matthieu Delaunay

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