En Patagonie argentine, d’El Bolson à Bariloche, plus de 36 000 hectares de forêts sont partis en fumée. Face à ces incendies intentionnels, le gouvernement d’extrême droite de Milei coupe les budgets alloués à la protection des forêts et ouvre l’achat de terres aux grands capitaux tout en lançant une vague de criminalisation arbitraire en quête de coupables. En riposte, les citoyen-nes s’organisent. Un reportage de Louna Teisseire
C’est une piste de terre et de pierres qui nous emmène, sur une crête de montagne, jusqu’à la maison incendiée d’Adrian, l’un des citoyens de la commune d’El Bolson située dans la province de Rio Negro en Patagonie argentine.
La région subit de violents incendies qui, depuis le 15 janvier 2025, ont dévoré plus de 36 000 hectares et évacué quelque 700 habitations. Bien que la région soit habituée à redouter “la saison des feux” et l’absence de l’Etat pour y faire face, ces derniers mois ont été inédits.
150 000 hectares brûlés en Argentine
A droite de la piste, la forêt est intacte, verdoyante et dense. A gauche, les flammes n’ont rien épargné. Jusqu’alors, les incendies touchaient des zones sans habitations. Cette fois-ci, de nombreuses communes ont été touchées. Parmi elles, Epuyen, El Bolson, Mallin Ahogado (zone connue comme “La Comarca”) ou encore Bariloche, une ville importante de la région du Rio Negro. Ces feux s’inscrivent dans la continuité des incendies de fin 2024 qui ont brûlé quelque 80 000 hectares dans la région Cordoba, au nord du pays. Dans toute l’Argentine, 150 000 hectares ont ainsi brûlé depuis le début de l’année.
Ces régions sont connues pour l’ampleur de leur organisation citoyenne, ainsi que pour une pensée écologiste marquée, possiblement héritée des nombreuses communautés hippies installées dans les années 1970. Les mobilisations citoyennes se sont érigées à l’aube des années 2000 pour protéger un territoire riche en métaux précieux et en eau douce face à des projets extractivistes. Adrian explique qu’il a lui aussi quitté Buenos Aires pour s’installer ici « il y a plus de 15 ans pour chercher une vie plus simple et connectée à la terre ».
Des zones comme “la Comarca” ou Cordoba seraient des zones interfaces, de forêts et d’habitations où cohabitent de grands propriétaires terriens (parmi eux, Lewis ou encore Benetton détenant près de 900 000 hectares en Patagonie argentine), des communautés autochtones et les “voisins”, ces citoyens vivant le plus souvent d’agriculture ou d’artisanat.
Dans les témoignages de tous les citoyens interviewés, un élément récurrent : l’immense majorité des zones brûlées sont des forêts ou des quartiers où résidaient des personnes modestes à très pauvres, incluant les territoires de communautés autochtones Mapuches.
Adrian au milieu des décombres de sa maison – Crédit : Louna Teisseire
Une entraide citoyenne face à l’absence d’État
Face à la menace des incendies, c’est d’abord la rapidité et l’ampleur de l’entraide citoyenne qui a été mise en relief. « On sait bien qu’on ne peut pas compter sur l’État » raconte Joana, une habitante d’El Bolson. Conformément à la thèse de P. Servigne dans “L’entraide, l’autre loi de la Jungle”, les citoyens habitués aux situations de crise affinent leurs méthodes de soutien et d’auto-organisation horizontale.
Juan-Pablo R., l’un des brigadistes volontaires, raconte que dès l’aube du premier jour des incendies, tout le monde s’est réuni sur la place d’El Bolson, haut lieu de ralliement. Méthodiquement et avec calme, ils ont commencé à établir une liste de besoins pour venir en aide aux habitants affectés par les flammes. Les violents incendies de 2021 ont marqué un précédent, aujourd’hui Adrian souligne que « chacun apporte ce qu’il peut ou sait faire. »
Se sont ainsi formées des équipes de brigadistes volontaires munis de pompes à eau et de tuyaux achetés par leurs propres moyens, des équipes de personnes prêtant leurs véhicules, des équipes de cuisinier-es, de personnes qui s’occupaient des enfants pour leur faire oublier un instant ce chaos… D’autres réunissaient des habits et autres des biens de première nécessité. Pour beaucoup, le choc brutal de « perdre tout ce qu’ils avaient » trouve un maigre réconfort dans cette solidarité.
« On est plus organisés que jamais » soupire Adrian auprès de La Relève et La Peste. « On a réussi à former tout ça en 24h et à obtenir du soutien économique par le bouche à oreille. » Quand on lui demande ce qu’il a ressenti lorsque sa propre maison a cédé aux flammes, celui-ci répond qu’il est tristement habitué.
« Après les incendies de 2021, j’ai passé plusieurs mois en thérapie, chez un psy. Aujourd’hui, je me suis habitué à prêter main forte pour éteindre les feux. Quand j’ai vu que les flammes se rapprochaient de ma maison, j’avais fait déjà fait mon deuil. J’avais réuni dans ma voiture les outils dont j’ai besoin pour le jardin, une tente et un duvet. »
Pour l’homme de 43 ans, une maison, ça se reconstruit. En revanche, son récit revenait sans cesse sur les animaux qui n’ont pas pu être sauvés, sur le cerisier et le noyer qui entouraient sa maison et « qui avaient plus de 40 ans ». De même, les réserves de graines, de confitures et de pommes de terre qu’il avait mis 10 ans à créer prendront plus de temps à se reconstituer… Ces mêmes réseaux d’entraide s’affairent d’ores et déjà à la reconstruction des maisons.
Les habitants s’organisent pour éteindre les foyers d’incendie face aux carences du gouvernement Milei – Crédit : Jade Sivori
Un État absent…
Ces incendies sont principalement d’origine humaine, parfois intentionnels pour élargir les cultures ou défricher des terrains pour l’extractivisme, parfois accidentels. Les responsables des incendies n’ont pas été identifiés avec certitude. Les températures en hausse sur fond de sécheresse et de changement climatique sont évidemment en cause.
Le rôle du gouvernement de Milei semble attiser les flammes d’abord, en supprimant par décret les allocations budgétaires destinées au contrôle et à l’entretien des forêts natives. Les organisations socio-environnementales parlent d’une mesure anticonstitutionnelle.
« Ce décret implique que l’Argentine se trouve actuellement sans outil pour combattre les feux et soutenir les efforts publics et privés de préserver les forêts, faisant ainsi courir un risque terrible à la biodiversité et aux moyens de subsistance des personnes qui dépendent des écosystèmes » souligne la Fondation pour l’environnement et les ressources naturelles.
Par conséquent, l’intervention étatique est, dans le meilleur des cas, tardive. Dans la commune d’El Bolson, les pompiers ont mis 3 jours à arriver, et ont tardé jusqu’à 2 semaines dans les zones les plus reculées.
Les citoyens accusent le coup : non seulement l’État n’a que très peu aidé à éteindre les feux mais il a souvent empêché les efforts citoyens de s’en charger. « C’était la double peine : devoir éteindre les feux nous-mêmes tout en bravant la peur d’être arrêtés » raconte Valeria S., avocate, à La Relève et La Peste.
Harcelés par le gouvernement, les citoyens s’activent pour éteindre les feux – Crédit : Jade Sivori
Une vague de répression
En effet, les brigadistes volontaires s’indignent en repensant aux routes qui ont été fermées par les forces de l’ordre, aux citoyens entravés par des contrôles d’identité ou encore, aux détentions arbitraires de supposés “responsables”, perpétrées au milieu du chaos.
Six personnes ont ainsi été interpellées puis relâchées, mais Nicolas Heredia qui faisait partie des pompiers volontaires reste à ce jour en détention à Bariloche, sans preuves. « Que l’État ne fasse rien, on est habitués, mais qu’il nous empêche d’éteindre les feux en criminalisant les volontaires le rend minimalement complice » relate Joana pour La Relève et La Peste.
Dans cette recherche effrénée de coupables, les autorités et les médias dominants ont largement accusé les communautés autochtones locales Mapuche, sans preuves. Cette rengaine raciste est un bruit qui court depuis des années dans les médias.
Au moment où la ministre de la sécurité, Patricia Bullrich visite la province, 12 perquisitions violentes ont été menées à bien dans des communautés autochtones, bafouant de nombreux droits fondamentaux, notamment envers les enfants, les femmes et les personnes âgées qui s’y trouvaient en majorité.
A cela, les communautés autochtones répondent que voilà 14 000 ans qu’ils vivent en ces territoires. « Protéger la Mapu (la terre) fait partie de notre cosmovision. Bien sûr, le peuple Mapuche a une multiplicité de formes d’expression, souligne Mauro Millan, longko de la communauté de Pilian Mahuiza, pour La Relève et La Peste. Mais un élément demeure transversal au sein de notre peuple : l’amour pour la Terre et la volonté de la défendre ».
Pour de nombreux citoyens de la zone, ces narratifs de division ne prennent pas. Pourtant, dans le reste du pays, l’anthropologue Anna Ramos souligne que « les feux fomentent plus que jamais le racisme et la division » à travers le gouvernement Milei. Cette dernière rappelle que stigmatiser un peuple à partir de si peu d’éléments ne devrait pas justifier une telle campagne de répression massive, portant préjudice à des milliers de familles.
La Patagonie Argentine en feu – Crédit : Jade Sivori
Les raisons structurelles plus profondes
A la racine de ces feux, la plantation massive de monoculture de pins au cours des 40 dernières années. Cette espèce implantée pour la rapidité de sa croissance a commencé à remplacer les espèces natives. Pour Mauro Millan, une telle politique est aussi dangereuse que de « laisser des bidons d’essence au bord de la route sous des températures qui ne cessent d’augmenter. Aujourd’hui, ces pins représentent un problème qu’on ne sait plus contrôler et dont personne ne parle – encore moins les politiques ».
Enfin, on pourrait mentionner une loi qui inquiète de nombreuses organisations socio-environnementales et citoyennes : le Régime d’Incitation aux Grands Investissements (RIGI) approuvé par le gouvernement Milei en août 2024. Ce dernier offre des incitations fiscales et douanières pendant 30 ans pour attirer les investissements de plus de 200 millions de dollars.
Les secteurs concernés sont : la sylviculture, le tourisme, les infrastructures, l’exploitation minière, la technologie, la sidérurgie, l’énergie, le pétrole et le gaz. Le ministre de l’économie, Luis Caputo, a annoncé le premier projet approuvé : un parc photovoltaïque de YPF Luz à Mendoza, avec un investissement de 211 millions de dollars.
Il semblerait donc qu’au combat contre les flammes s’ajoute une bataille culturelle et législative. De nombreuses communautés Mapuches et organisations citoyennes appellent ainsi à « ne pas céder aux tentations de division » et à amplifier une organisation citoyenne unie par la volonté de protéger des territoires qu’ils chérissent depuis des décennies, voire, des millénaires.