Dans une étude publiée à la fin du mois de décembre 2020, une équipe de chercheurs du CNRS de Chizé (Deux-Sèvres) et de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO) ont relevé la présence de substances perfluoroalkylées dans l’organisme de goélands de la Réserve nationale de Lilleau de Niges, au nord de l’île de Ré (Charente-Maritime). Les scientifiques ont effectué des analyses sanguines de 105 individus de trois espèces de goélands, afin de savoir si leur organisme présentait des concentrations anormales de perturbateurs endocriniens. C’est l’une des premières fois que le problème est étudié dans un véritable écosystème. Et le résultat n’est guère encourageant. En bout de chaîne alimentaire, la pollution est énorme.
Des polluants éternels présents partout
Les substances per- et polyfluoroalkylées (dites PFAS) constituent une grande famille de perturbateurs endocriniens, que l’on surnomme couramment « polluants éternels » (« Forever Chemicals »), car les organismes vivants ne s’en débarrassent jamais ou qu’au terme de nombreuses années.
Selon l’OCDE, il en existerait au moins 4 730. Depuis les années 1940, les PFAS sont massivement utilisés dans la plupart des secteurs industriels, tels que le textile, les isolants électroniques, les produits ménagers, les peintures et les cires, l’automobile, la mousse anti-incendie, les pesticides, les emballages alimentaires en carton ou en conserve…
Prisés pour leurs capacités imperméables (résistance aux eaux et aux graisses) ou ignifuges, ces composés synthétiques se retrouvent partout. Une fois dans l’environnement, ils sont extrêmement persistants.
Rejetés par les usines qui les produisent, drainés par les pluies, mélangés à l’air, la poussière et les eaux domestiques lorsque nous cuisinons, lavons nos vêtements ou évacuons nos propres excréments, les PFAS se répandent dans l’atmosphère, rejoignent les fleuves et les mers, migrent dans les sols et les nappes phréatiques, retournent souvent jusque dans l’eau potable, puis s’accumulent, cycle après cycle, dans la nature au point de contaminer toute la chaîne alimentaire, du plancton aux poissons et jusqu’aux prédateurs supérieurs comme les oiseaux marins : mouettes, albatros, goélands…
Plus ils « voyagent », plus ils s’accumulent, si bien que les plus fortes concentrations jamais relevées ont été découvertes en Arctique, dans les tissus et les organes des ours polaires.
À cause de leur omniprésence et de leur persistance (leur liaison chimique carbone-fluor est l’une des plus solides qui soient), on considère les PFAS comme toxiques et écotoxiques. Dans le corps humain, ils s’agglutinent aussi d’année en année, les doses que nous ingérons étant supérieures à celles qui sont expurgées.
Si l’eau courante est la principale source d’exposition, il y a également des PFAS dans les fruits, le poisson, les œufs, ou au contact de l’épiderme avec les vêtements. Sans le savoir, nous nous en gavons chaque jour.
Un phénomène aussi grave que la résistance aux antibiotiques
Une étude de Santé publique France publiée en septembre 2019 au fruit de deux ans d’enquête montre que l’ensemble de la population est imprégnée de PFAS (c’est-à-dire contaminée), en particulier les professionnels de l’industrie et les pompiers. En outre, ils se transmettent de la mère au foetus ou au nourrisson.
Depuis une dizaine d’années, médecins et scientifiques documentent leurs conséquences sanitaires. Le constat est sans appel : l’exposition aux PFAS peut élever le taux de cholestérol ou l’obésité, accélérer les cancers des testicules ou du rein, bouleverser le système hépatique, réduire les hormones et la fertilité, retarder la puberté, provoquer des anomalies congénitales, diminuer la réaction immunitaire aux vaccins — un phénomène aussi grave que la résistance aux antibiotiques.
Actuellement, le sang et les organes de tous les individus sont irrigués en permanence de PFAS. Les seuils critiques fixés par les autorités de santé sont tous dépassés.
Les scientifiques du CNRS et de la LPO sont parvenus à prouver que le plasma sanguin de deux des trois espèces de goélands analysées comportait d’importantes concentrations de PFAS, qui perturbent directement les hormones fabriquées par la thyroïde, notamment la triiodothyronine (TT3), avec une tendance croissante.
Or, ces hormones sont essentielles pour le fonctionnement physiologique. Elles contribuent à la production d’énergie, de chaleur, à la transformation des aliments (sucres, graisses, protéines), au cœur et au tube digestif, aux cheveux, à la croissance de l’enfant et au système nerveux de l’adulte.
Une surabondance de PFAS dérègle l’état corporel de ces oiseaux, qui représentent, indique la LPO dans un communiqué, « d’excellentes sentinelles de la pollution marine et littorale », puisqu’ils sont situés au bout de la chaîne alimentaire.
Les goélands se contaminent-ils en buvant de l’eau, en mangeant des poissons ou en grignotant des déchets d’origine humaine ? Tout à la fois, probablement.
Et pourtant, la région où a eu lieu l’étude n’accueille aucune source notable d’émission industrielle de PFAS. Il s’agit donc d’une pollution progressive à facteurs multiples, d’une omniprésence de ces composés chimiques dans la nature.
De plus, à l’exception des goélands bruns, qui migrent annuellement jusqu’en Afrique de l’Ouest, les oiseaux étudiés demeurent en permanence sur le territoire français, ce qui montre qu’ils se sont contaminés dans notre pays.
En 2015, plus de 200 scientifiques ont signé la Déclaration de Madrid appelant « la communauté internationale [à] coopérer pour limiter la production et l’utilisation des PFAS et développer des solutions alternatives non fluorées plus sûres ».
Alarmés par la toxicité incontrôlable de ces substances invisibles, qui risquent d’altérer pour des décennies l’environnement (et l’ont peut-être déjà fait), les signataires recommandaient aux chercheurs de « dresser un inventaire global (…) de tous les PFAS », aux gouvernements « d’adopter une loi pour exiger [qu’ils] ne soient utilisés que lorsque c’est indispensable » et aux industriels de « rendre les données relatives accessibles au public » tout en arrêtant immédiatement de les utiliser.
Six ans plus tard, aucune de ces mesures n’a été mise en œuvre. Les industries se refusent à la transparence et la France, de son côté, écrit Libération, reste dans le « déni » de ce qui constitue une véritable bombe à retardement sanitaire.