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Derrière l’interdiction et la réautorisation de vente de CBD, l’ombre des lobbies

« Les produits issus du chanvre peuvent être vendus en circuit court par des petits agriculteurs et des petits transformateurs. C’est une culture qui n’a besoin ni d’insecticides, ni de pesticides, ni d’engrais, qui est transformée localement. Il semblerait que cela dérange certaines personnes. […] Les lobbies veulent mettre en place des normes d’extraction chimique à laquelle ils seraient les seuls à pouvoir répondre. »

Le gouvernement français a été désavoué par le Conseil d’État lorsque la plus haute juridiction administrative française a suspendu l’interdiction de la vente de fleurs et de feuilles de chanvre. Pour cause, les prétextes sanitaires et sécuritaires invoqués par le gouvernement français n’ont pas de véritables fondements scientifiques. Mais derrière le discours officiel, c’est bien le poids de certains industriels du chanvre qui a provoqué cette décision. Enquête sur la course au monopole pour capter un marché de 700 millions d’euros.

Depuis le 31 Décembre, et jusqu’à récemment, la stupeur régnait chez les producteurs et distributeurs de fleurs de CBD.

« [Un] agriculteur, a vu la valeur de sa récolte passer de 500 000 euros à 5 000 euros en une nuit. » raconte à l’Assemblée Nationale le député François-Michel Lambert du groupe Liberté Ecologie Fraternité.

En cause, un arrêté ministériel publié la veille du nouvel an, qui annonçait l’interdiction de ces fleurs sous forme brute aux particuliers. « En aval de la filière, des milliers de boutiques et peut-être des milliers d’emplois vont disparaître d’un coup. C’est plus qu’un grand plan social ».

Un retournement de situation qui en a interloqué plus d’un, puisqu’en Novembre 2020, la Cour de Justice Européenne s’était déjà opposée à ce que la France interdise ce marché. Quelles raisons l’État a-t-il invoqué lorsqu’il justifiait ce nouvel arrêté, depuis invalidé par le conseil d’État ?

Dans une longue formule trouvée sur le site drogues.gouv, les raisons invoquées réunissent à la fois « le développement sécurisé en France de la filière agricole du chanvre », « la protection des consommateurs » et « le maintien de la capacité opérationnelle des forces de sécurité intérieure ». Un argumentaire dont il est donc difficile, au premier abord, de cerner les préoccupations principales.

Un échec pour l’industrie française du CBD

C’est en 2018 qu’ouvre le premier CBD Shop en France, à Paris. L’ouverture du magasin s’est faite uniquement grâce à un flou juridique. La fleur de CBD étant dénuée de THC, les lois interdisant le cannabis psychoactif pouvaient ne pas s’y appliquer – mais la distinction entre THC et CBD n’avait aucune réalité juridique.

D’autres enseignes reproduiront ce pari risqué, dans l’attente d’une réaction du gouvernement. Lorsque celle-ci arrive, elle est intransigeante : fin 2018, les gérants d’un magasin de CBD à Marseille sont condamnés à 15 et 18 mois de prison avec sursis et 10 000 euros d’amende.

Pourtant, le flou juridique persiste, et les commerçants sont parfois relaxés. Lorsque la Cour de Justice Européenne émet son avis en 2020, les cartes sont redistribuées : le droit commercial Européen établit que la France ne peut rendre illégale la commercialisation des fleurs de CBD.

En effet, tout produit commercialisé dans un pays de l’UE qui ne contrevient pas aux normes du marché commun doit aussitôt pouvoir être commercialisé dans tous les autres pays membres ; dans les mots de la CJUE :

« Un État membre ne peut interdire la commercialisation du cannabidiol (CBD) légalement produit dans un autre État membre. ».

Après cet épisode, la Cour de Cassation Française s’aligne sur le droit Européen.  Elle ordonne notamment de relaxer un commerçant grenoblois, après condamnation pour détention et vente de stupéfiants.

Depuis, du côté des producteurs français de chanvre, beaucoup espéraient voir leur nouvelle activité de fournisseurs de plante « bien-être » obtenir un cadre réglementaire autorisant pleinement leur activité. En effet, la vente aux particuliers génère déjà, fin 2021, 50% à 70% de leur chiffre d’affaires selon Libération, le reste reposant sur des échanges avec d’autres industries.

Aussi longtemps que la loi reste floue, le risque pour les producteurs d’être condamnés pour trafic de stupéfiants reste possible ; or, au même moment, leurs homologues Allemands, Italiens ou Hollandais peuvent fournir les enseignes ouvertes en France sans risque d’être inquiétés.

Une aberration, lorsque l’on sait que la France est le plus gros producteur de chanvre d’Europe ; 50% de la production française part dans l’export. La fibre hyper résistante et sa vertu à absorber le C02 environnant en font une matière première très demandée dans des filières aussi variées que la construction de bâtiments, le tissage de textiles ou encore l’industrie automobile.

Lire aussi : Chanvre : un retour en force qui participe à la résilience des territoires français

Les habitudes tenaces de la « guerre contre la drogue »

Pendant ce temps-là, un autre corps de métier a souffert du flou juridique. Les policiers, gendarmes et autres agents publics mobilisé dans la lutte contre le trafic et la consommation de cannabis ont été pris au dépourvu par l’irruption du CBD « bien-être » dans la sphère marchande.

Dans leur pratique quotidienne, dont on elle sait qu’elle fait souvent affaire au cannabis (une garde à vue sur quatre), ces derniers se sont trouvés dans une impasse technique : impossible pour eux de différencier, lors d’un contrôle, la fleur de CBD autorisée à la vente et la fleur de THC illicite.

Sur le terrain, cette difficulté crée parfois une incohérence entre les agents. Certains traitent la détention de CBD comme un délit car ils sont incapables de prouver qu’il ne s’agit pas de THC et ne voient qu’un stupéfiant illégal – ce sera aux laboratoires et au parquet d’en décider autrement. D’autres demandent des preuves comme des tickets de caisse ou la forme du paquet avant de laisser passer.

Interrogé à ce sujet, un agent de la Brigade Anti-Criminelle exprime nettement cette ambiguïté : « Aujourd’hui, n’importe qui avec une imprimante peut donner un aspect pro à son produit. On décide en fonction du profil de l’individu. Si le contrôlé a un lourd passif dans les stupéfiants, ça jouera contre lui. ».

Pourtant, cette difficulté n’est jamais devenue une préoccupation reprise par les grands syndicats comme Alliance ou SGP. Il est donc étonnant que ce soit elle qui ait été retenue lors de l’écriture du nouvel arrêté. Interrogée lors d’une assemblée parlementaire du 6 Janvier 2022, la secrétaire d’État suggérait que le texte, écrit par les ministères de la Santé et de l’Agriculture, aurait en fait été poussé par des motifs venant du ministère de l’Intérieur :

« Cette interdiction est principalement justifiée par des motifs d’ordre public dans la mesure où, pour préserver la capacité opérationnelle des forces de sécurité intérieure dans la lutte contre les stupéfiants, il faut pouvoir discriminer simplement les produits afin de déterminer s’ils relèvent ou non de la politique pénale menée dans ce cadre. »

Un argument qui peine à convaincre, puisqu’en Suisse, par exemple, le gouvernement n’a eu aucun mal à équiper policiers et gendarmes de tests rapides permettant de qualifier la teneur en THC des fleurs de cannabis.

En effet, ces tests existent, coûtent peu cher (2,59€ l’unité en 2018), et ont déjà été montrés à l’Assemblée Nationale. Ils auraient, en toute vraisemblance, pu être mis entre les mains des forces de l’ordre au cours des quatre dernières années.           

Le test devient bleu avec du cannabis illégal et rouge avec le chanvre CBD

Quelle logique derrière cet arrêté ministériel ?

En passant en revue les motivations derrière cet arrêté gouvernemental du 31 Décembre 2021, deux d’entre elles ne tiennent donc pas l’épreuve de l’examen critique : celle de la « protection des consommateurs » et du « maintien de la capacité opérationnelle des forces de l’ordre ».

La première de ces raisons se heurte au consensus scientifique et médical selon lequel le CBD ne peut être considéré comme un stupéfiant psychoactif présentant les mêmes risques que le THC.

C’est d’ailleurs pour cette raison que le Conseil d’État a suspendu l’arrêté depuis le 20 Janvier 2022, tout comme c’était sur cette base que la Cour de Justice européenne s’y était opposée en 2020. En fait, selon les deux instances, rien ne prouve à ce jour que le CBD soit un stupéfiant.

A la limite, il est reconnu que la consommation adjointe au tabac est un problème de santé publique, mais qui concerne dès lors… la consommation de tabac.

La deuxième raison, nous l’avons vu, ne constitue pas un problème irrémédiable. Au-delà du fait qu’aucune mention à ce propos ne se trouve dans les communiqués de syndicats policiers, un simple investissement dans des tests de détection de THC pourrait dès aujourd’hui résoudre l’ambiguïté pratique à laquelle sont confrontés les policiers et gendarmes lors de leurs contrôles routiniers.

C’est donc, en dernière analyse, l’argument du « développement sécurisé en France de la filière agricole du chanvre » qui semble réellement avoir pesé dans l’écriture de cet arrêté ministériel.

Mais quelles entreprises auraient intérêt à ce que les fleurs et les feuilles ne puissent être récoltées, importées ou utilisées que pour la transformation industrielle du CBD ? Dans une interview pour Côté Quimper, le cultivateur de chanvre CBD Pierre-Yves Normand décrit une relation tendue entre les cultivateurs et les industries extrayant le CBD de la fleur.

« Les produits issus du chanvre peuvent être vendus en circuit court par des petits agriculteurs et des petits transformateurs. C’est une culture qui n’a besoin ni d’insecticides, ni de pesticides, ni d’engrais, qui est transformée localement. Il semblerait que cela dérange certaines personnes. […] Les lobbies veulent mettre en place des normes d’extraction chimique à laquelle ils seraient les seuls à pouvoir répondre. »

Crédit : CRYSTALWEED cannabis

Une accusation que rapporte également François-Michel Lambert, le député Liberté Ecologie Fraternité mentionné en introduction, qui parle lors de la même séance parlementaire d’un « arrêté écrit par les lobbys industriels », qui va bénéficier « à l’agro-industrie ».

Une accusation lourde, qui semble pourtant cohérente avec le contenu d’un communiqué de l’Union des Industriels pour la Valorisation des Extraits de Chanvre (Uivec). Alors que l’arrêté venait d’être déclaré aux institutions européennes fin Octobre 2021, ces derniers s’en réjouissaient :

« L’adoption du nouvel arrêté est une étape indispensable pour l’émergence d’une filière française d’excellence des extraits de chanvre, il s’agit maintenant de donner à nos entreprises la possibilité d’investir pleinement ces marchés d’avenir en clarifiant les réglementations applicables aux différents produits finis et en les alignant sur celles de nos homologues européens et anglais […] » célèbre ainsi Ludovic Rachou, président de l’UIVEC, à la fin du communiqué.

De fait, cet arrêté permet l’essor des grandes industries transformatrices de chanvre Français. L’interdiction de la vente aux particuliers ne semble d’ailleurs pas heurter l’Uivec. Dans ses projets « en cours pour parachever l’encadrement de ce nouveau marché et de la filière », le lobby ne mentionne aucune intention de combattre cette interdiction.

Il reprend aussi à son compte les motifs justifiant cette décision : « cette interdiction se justifiant pour des raisons de santé et d’ordre public », et un porte-parole ira même jusqu’à déclarer à un journaliste que « [pour les policiers] il est impossible de distinguer un plant avec une teneur en THC inférieure à 0,2 d’un autre », chose que nous avons vu être facilement remédiable.

Pour Pierre-Yves Normand, il n’y a aucun doute : « La seule logique [de cet arrêté] est d’empêcher les agriculteurs d’avoir un revenu complémentaire. ».

En effet, il est intéressant pour les extracteurs de CBD de ne pas laisser leur matière première, la fleur de CBD brute, être vendue au grand public : d’abord, cela leur permet de devenir le seul accès légal au CBD, et ensuite, cela leur permet de garder les cultivateurs de chanvre dans un rapport de dépendance financière.

Si les cultivateurs n’ont pas d’autres clients que les industriels, ils ne peuvent plus fixer les prix aussi librement que lorsqu’une grande part de leurs revenus provient de la vente aux particuliers.

Dans sa décision de suspendre l’arrêté en question, le Conseil d’État évoque son « caractère disproportionné », et remet en cause la prétendue « nocivité » du CBD qui est censée le justifier. Une victoire pour les cultivateurs et les distributeurs de CBD brut, qui peuvent aujourd’hui s’appuyer sur cette décision, mais aussi sur celle de la cour de cassation et de la Justice Européenne pour poursuivre leurs activités orientées vers le marché des particuliers.

Néanmoins, face à eux, le gouvernement semble persister dans sa volonté de prohiber l’achat de la fleur, quelque part entre pure conviction idéologique faisant du CBD un produit dangereux, et coopération intéressée avec de grandes industries souhaitant se placer au centre des poches de profits permises par le CBD brut.

Ainsi, lors d’un échange avec les sénateurs le 03 février 2022, la ministre française en charge de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, a réaffirmé la volonté du gouvernement à empêcher la vente de CBD, toujours pour les prétextes sanitaires et sécuritaires, et ce au grand dam des parlementaires qui exigent un cadre légal adapté pour la filière CBD en France en cohérence avec le droit européen.

Comme le rappelle l’Uivec dans le communiqué susmentionné, « en cas d’adoption de réglementations adéquates, le marché français du cannabidiol est estimé à près de 700 millions d’euros dès 2022. ». Sous les allures moralisatrices de l’État face au cannabis, tout indique donc que la course au monopole soit bel et bien lancée sur le marché du CBD.

Pierre Boccon-Gibod

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