Ces 13 et 14 octobre, le géant du e-commerce Amazon lance son « Prime Day ». Cette espèce de Black Friday de la vente en ligne consiste à proposer aux détenteurs d’un abonnement « prime », pendant 48 heures, des promotions « exclusives » sur toute une série de produits, afin d’attirer de nouveaux clients et de fidéliser les anciens. Vêtements, bijoux, consoles de jeu, téléphones, livres, nourriture, cosmétique : Amazon veut que cette orgie annuelle de consommation soit grandiose et touche tous les versants de l’économie.
Un géant insatiable
En croissance exponentielle depuis des années, la multinationale américaine a atteint en 2019 un chiffre d’affaires de 280 milliards de dollars, soit 40 de plus que le produit intérieur brut du Portugal. Sa valeur boursière, quant à elle, frise le millier de milliards, un seuil symbolique qui permet de faire sauter les verrous législatifs de tous les pays.
En 2018, Amazon aurait réalisé un chiffre d’affaires de 6,5 milliards d’euros en France, en occupant 17 à 18 % du marché de la vente en ligne. C’est du moins l’analyse du bureau d’études Kantar, que d’autres sources remettent en question. Selon ces dernières, les parts de la firme dans le e-commerce seraient plutôt de l’ordre de 40 à 50 % environ et son volume d’affaires réel de 13 à 16 milliards d’euros.
« Amazon est une marketplace, nous explique Alma Dufour, en charge des dossiers de surproduction chez Les Amis de la Terre, c’est-à-dire un intermédiaire de vente, qui touche une partie du prix de chaque transaction réalisée sur son site. Or, les marges de sa marketplace, plus ou moins 60 % de ses bénéfices en France, ne transitent pas par sa comptabilité propre. »
Il faut donc les ajouter dans notre calcul, d’où le chiffre de 13 milliards, qui reste une supposition.
La mainmise d’Amazon en France détruit des emplois
À l’heure actuelle, Amazon fait circuler chaque année deux milliards de produits non alimentaires sur notre territoire, grâce à ses six centres logistiques (des « méga-entrepôts ») et sa vingtaine de sites intermédiaires distribuant les produits en détail. Mais la multinationale prévoit de vendre un milliard d’objets supplémentaires d’ici 2021 et de doubler son activité dans les prochaines années.
Pour ce faire, elle achète de nombreux terrains en France, dans le plus grand secret, en choisissant des villes légèrement à l’écart des métropoles, pour ne pas s’attirer leurs foudres, mais assez proches de celles-ci pour profiter de leur aéroport et les livrer dans un délai de 24 heures.
C’est ainsi que six nouveaux méga-entrepôts, quatre centres de tri et une dizaine d’agences de livraison risquent de sortir tout armés de terre d’ici au premier semestre 2021, par exemple à Fournès, juste à côté du pont du Gard (un monument historique), sur le plateau de Frescaty, près de Metz, ou encore à Colombier-Saugnieu, à l’est de Lyon…
Sur place, la résistance s’organise, des collectifs de citoyens et des associations attaquent les permis de construire ou les autorisations environnementales, mais il est bien souvent impossible d’arrêter le rouleau-compresseur Amazon quand il s’est mis en marche. Augmentation du trafic routier, pollution, nuisance sonore, on ne peut compter les dommages qu’une implantation de ce géant cause aux habitants.
Il y a aussi la question des emplois. Le 12 octobre, dans un communiqué de presse, l’association Les Amis de la Terre a retransmis les résultats d’une étude américaine publiée en juillet dernier. Selon les recherches des assureurs Allianz et Euler Hermes, aux États-Unis, la croissance du commerce en ligne aurait entraîné la destruction nette de 670 000 emplois entre 2008 et 2020. Si sa courbe de développement continue sur la même lancée, un demi-million d’équivalents temps plein supplémentaires disparaîtront dans les cinq prochaines années.
La France s’apprête à jouer la même partition, nous confie Alma Dufour. « Aux États-Unis, le commerce en ligne détruit 4,5 emplois pour chaque emploi créé. Le ratio s’établit donc à 4,5 pour 1. Si nous l’appliquons à notre pays, où Amazon déclare environ 11 300 salariés, la firme américaine aurait déjà détruit 40 000 emplois nets ; sachant qu’elle veut doubler ses effectifs d’ici un ou deux ans, on parle d’une destruction nette de 80 000 emplois. »
Le scénario français sera-t-il identique à ce qu’il s’est passé aux États-Unis ? Ce n’est pas certain. Selon Alma Dufour, notre ratio ne sera cependant pas inférieur à 3 pour 1.
L’association Les Amis de la Terre a demandé à un professeur d’économie de modéliser le nombre d’emplois que le e-commerce risque de détruire en France et en Allemagne d’ici 2025, en se fondant sur l’étude américaine, adaptée aux spécificités françaises, et en incluant les autres acteurs de ce marché en pleine expansion.
Les conclusions du chercheur sont annoncées pour novembre, quelques semaines avant le Black Friday. Mais la tâche paraît ardue en ces temps de crise sanitaire.
« Avec la récession, analyse Alma Dufour, les consommateurs risquent de se reporter sur le e-commerce, qui a tendance à écraser les prix. Il va y avoir des faillites en cascade, alimentées également par la gestion du gouvernement, qui a fermé les commerces physiques de mars à mai sans geler leurs loyers. Cette situation catastrophique risque de brouiller les cartes. »
En somme, le bilan des destructions d’emplois pourrait être pire à cause de cet effet boule de neige. Camaïeu, La Halle, Bio c’ Bon, Naf-Naf, Alinéa, etc., le commerce de détail traverse déjà une grave série de dépôts de bilan. La moitié des acteurs de la distribution souffrent d’une baisse de rentabilité depuis des années. La crise du Covid-19 pourrait leur porter le coup de grâce.
« Des enseignes disparaissent, mais souvent, elles ne sont pas remplacées. Les magasins ferment et les entreprises se tournent de plus en plus vers le modèle du e-commerce, qui devrait donc se développer sans commune mesure dans les dix prochaines années. »
La résistance locale contre l’implantation d’Amazon
À Petit-Couronne, dans la banlieue de Rouen, Amazon tente de mettre la main sur le site de l’ancienne usine Petroplus, pour y installer un entrepôt logistique de 160 000 m2 et plusieurs centres de tri, qui serviront à inonder toute la métropole de produits. Le projet était sur le point d’aboutir, lorsque les élections municipales ont changé la donne.
En mai dernier, socialistes et écologistes se sont alliés pour remporter la mairie, les premiers devenant du même coup plus sensibles aux arguments des seconds. Alors que le maire PS de Petit-Couronne souhaite vivement développer ce projet, les élus de la Métropole ont voté, lundi 5 octobre, contre l’implantation de la plate-forme logistique sur leur territoire.
Après de houleux débats, ce sont les sapeurs-pompiers qui semblent avoir emporté l’adhésion générale : le directeur du Service départemental d’incendie de secours, Jean-Yves Lagalle, a indiqué que si les extincteurs automatiques à eau venaient à faire défaut, les pompiers se trouveraient dans « l’incapacité opérationnelle de limiter la propagation d’un incendie » sur le site.
Le souvenir de l’incendie spectaculaire de l’usine Lubrizol, le 26 septembre 2019, est toujours très présent dans l’esprit des élus, et il n’en fallait pas plus pour que, de mitigé, l’avis de la Métropole devienne clairement défavorable.
« C’est la première fois qu’un argument sécuritaire a été avancé pour rejeter un projet d’implantation d’Amazon, analyse Alma Dufour. Cette justification fonctionne bien mieux que l’argument climatique, trop abstrait, ou que l’argument des emplois, dont les élus ne veulent pas entendre parler. Ce serait peut-être utile de l’étudier à fond, afin de le réemployer dans d’autres situations. » Le bras de fer devrait continuer dans les prochains mois à Rouen.