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Ce professeur a emmené ses élèves dans une rando de 4 jours sans écrans

« Je sais que je profite plus de la nature et de mes potes sans téléphone. On n’en a pas besoin en vrai. »

Début juin, 12 élèves « hyperconnecté.es » du collège Gaston Doumergue de Sommières (Gard) ont pris part à une expérience inédite lancée par un professeur : délaisser volontairement les écrans pendant 4 jours pour une randonnée avec des ânes au cœur des Cévennes. Une fenêtre ouverte sur le monde sauvage. Un reportage d'Antoine Corlay.

Une classe de collège sans écrans

Vernes. Hameau perché sur une côte de granit noire. C’est le point de départ. 669 mètres d’altitude. Le monde a déjà changé. Leur monde d’ado. Celui des images et des filtres, des snaps et des scrolls, des fantasmes artificiels, des intrusions quotidiennes. Il prend maintenant la couleur des genets fleuris.

Le sens du projet « Ados d’ânes » est là : aider des adolescent.es «hyperconnecté.es » – entre 4h et 7h de moyenne par jour – « à se raccrocher au réel ». Sur les 400 élèves de 5e et de 4e du collège Gaston Doumergue, seule une vingtaine a répondu. 12 ont finalement été retenu.es.

Quand il a imaginé cette randonnée sans écran dans les Cévennes, Wadi Benjou, professeur de technologie depuis 25 ans et référent numérique, voulait surtout leur faire « retrouver le goût de l’effort ».

« J’ai remarqué qu’ils manquaient de sommeil, avaient très vite des difficultés à suivre le cours ou à s’y intéresser. Certains arrivent en classe en ayant passé 1h de bus sur leur portable. Ça libère de la dopamine et affecte leur capacité de concentration pour la journée. »

Le nouveau monde a ses visages. Celui de Paul Remise, accompagnateur en moyenne montagne depuis une vingtaine d’années, venu au petit matin avec ses 2 ânes porteurs, Maestro « l’âne-archiste » et Pacotille dit « Paco ». Sans oublier le mulet Aïssou, vieux compagnon de route du guide. Au groupe maintenant réuni, les regards déjà amourachés des bêtes, il donne les premières consignes.

« C’est vous qui allez vous en occuper : les bâter, les débâter, les tirer, etc. C’est une responsabilité mais ils vous rendront l’amour que vous leur donnerez. »

Queue de cheval blonde, joues déjà rougies, veste de survêtement de l’OM, Lola s’inquiète un peu du parcours. « Monsieur, ça va monter ? » Paul la motive à sa manière. « On va faire que ça aujourd’hui, on commence presque par le plus dur mais on va prendre le temps. Et ce soir, on va bivouaquer dans un coin de rêve ! » « Bivoua-quoi ? ».

La grande partie n’est jamais venue sur ces hauteurs, certain.es n’ont jamais campé ni vu de si près un âne. C’est la découverte. Et au bout du compte, le voyage. Pour Wadi, l’écologie y a une place centrale : « Je veux leur montrer qu’on n’a pas besoin d’aller au bout du monde pour être dépaysé. La contemplation suffit. C’est l’aventure à moins de deux heures de chez soi ! »

Une randonnée sans écrans au rythme des ânes

« Quelle heure il est en fait ? »

D’un cercle, le groupe se mute en file indienne sur les sentiers à gros cailloux, bordés de chênes et de châtaigniers. Leur ombre protège encore des premières brûlures. Devant, Muriel Auguste, professeure d’espagnol, échange tout sourire avec quelques filles. À son tour d’accompagner Wadi. 3 semaines plus tôt, à Saragosse, c’était l’inverse. Les deux collègues organisent des voyages scolaires ensemble depuis près de 10 ans, convaincus de la « richesse » de ces moments hors les murs.

« Ce genre d’expérience fédère le groupe et crée de l’unité, pour eux comme pour nous. Ils peuvent nous voir autrement que comme des profs. Il faudrait commencer l’année scolaire avec ça, pas la finir. »

Au Rocher de St-Peyre, dépassant les 1000 mètres d’altitude, le parc national des Cévennes ouvre grand ses portes, une zone sauvage et préservée de plus de 900 km2. L’équipée, les fronts suants, fait silence devant l’horizon de roches scintillantes, le Pic Saint-Loup et l’Orthus au loin.

C’est l’heure du pique-nique : brousse de chèvre frais aux herbes, salade de pâtes au thon, pain au levain et pommes au dessert. Les repas sont bio, locaux le plus possible, pensés par l’agence Azimut voyage, spécialisée en voyage écoresponsable dans la région, avec laquelle Paul travaille depuis des années.

Une fois la nappe remballée, Paloma brise un silence : « Et pour aller aux toilettes on fait comment ? » Paul l’attendait. Un brin rieur, il sort une « pelle à caca » et un sac en plastique devant la petite assemblée mi-dégouté, mi-amusée.

« Alors, c’est tout simple : vous choisissez un endroit abrité, vous creusez un trou, vous faites vos petites affaires sans oublier de reboucher surtout ! ». Ça fait rigoler Nathan : « Sans portable, on mettra moins de temps de toute façon. »

Devant le panorama des Molières, 1238 mètres d’altitude

L’adolescence retrouvée

Après une bonne heure de pause, Émilie est perdue. « Quelle heure il est en fait ? D’habitude, je le sais tout le temps. Là ça me perturbe. » Tac-o-tac, Wadi répond : « Le temps, on le prend justement ! » Paul fige encore l’horloge pour une « petite pause gourmande et pédagogique ». Il cueille une plante à feuilles pointues et striées, du plantain lancéolé, avec « un petit goût de champignon de Paris ». Tout le monde s’y essaye. « Mais c’est trop bon en fait ! »

Avant d’arriver, Lola rêve au confort qui l’attend. « Et ce soir, il y aura une douche hein ? ». En vain. « Désolé mais ce sera au gant et à l’eau de la rivière. »

Les derniers pas mènent à une plaine à dolmens fendue par un ruisseau. Le fameux coin de rêve. Le groupe enlève les bâts et les sacoches des trois équidés, les brossent de l’encolure jusqu’à la croupe, leur font lever les pâtes pour les décrotter. Au même moment, Gaëlle Chaux, coordinatrice d’Azimut Voyages, arrive en pick-up sur la route cabossée avec les affaires et la nourriture du soir. Les séjours accueillent rarement autant de monde. Ânes et mulets ne peuvent pas tout porter.

Une fois les couchages installés, c’est quartier libre. En joie, Émilie court avec les autres en haut de la butte surplombant la vallée d’or. Elle prend le temps de ne rien prendre. Un cri sur son passage.

« C’est mille fois mieux qu’être sur son téléphone. Merci ! ». L’adolescence est redevenue ces corps en mouvement, libres d’être pleinement.

Le Lac des pises, une des haltes du séjour

« L’expérience du vivre ensemble »

Après une nuit froide, le déjeuner du jour, à l’ombre d’un arbre massif, apaise les esprits plus nerveux, moins concentrés que la veille. La fatigue pointe chez certain.es. D’autres jouent avec les ânes. Eddie préfère s’isoler. Il prend une feuille et un crayon pour dessiner.

« D’habitude, on a tout le temps quelque chose à faire. Là au moins, on peut profiter. » Au bout d’un moment, Anaé demande quand même : « On va bientôt y aller ? Je m’ennuie ».

Les mêmes rituels s’installent au deuxième soir venue : prendre soin des bêtes, décharger les affaires, installer la tente, faire la vaisselle, préparer le dîner du jour et le déjeuner du lendemain. Ce soir, c’est pâtes au pesto et carpaccio de chou-rave. Demain, ce sera une salade de lentilles corail et un raïta indien.

Pour Wadi, ancien animateur de colo, toutes ces tâches participent à « transmettre une manière d’être ensemble et des valeurs communes : l’écoute, l’inclusion, la curiosité. » « Ici, on peut vraiment faire l’expérience du vivre- ensemble. L’écran est la conséquence, pas la cause. »

Chaque soir, le campement est installé en groupe.

« Ici, on est en face à face avec soi »

Le jour d’après, deux ados sont rentrés. Une gastro. Une jambe douloureuse. Trop affaibli pour continuer. Un autre s’est levé souffrant. Mal de tête. Pour Wadi, c’est un signe : « Les corps sont mis à l’épreuve. Les esprits aussi. Les écrans, c’est une belle planque. Ici, on est face à face avec soi et les autres. »

Pour le reste, la nuit fut belle, plus reposante et chaude que la veille grâce aux couvertures ramenées par Gaëlle. Certain.es sont même sortis en douce voir les étoiles. « C’était magnifique. Il y en avait tellement ! On refait ça ce soir. »  « J’allais te dire de m’envoyer un message sur mon portable… Tu viendras me chercher ! »

Parfois, son nom est prononcé. L’absent se fait discret, laissé aux souvenirs, loin des yeux et des poches fantômes comblées par le dehors. Avant de repartir, Muriel lance une séance de yoga collective qu’elle a préparée pour « se recentrer ensemble ». Mèches blondes et sourire facile, Enzo a déjà la tête aux ânes. « Je peux y aller ? ». Il ne lâche plus « Paco » d’une semelle. Les autres en rigolent gentiment. « C’est vraiment le couple de l’année ! »

Enzo et Paco ont formé un lien durant la randonnée de plusieurs jours

« Je profite plus de la nature et de mes potes sans téléphone »

Passé le col des Portes, Paul marque la halte des splendeurs au Panorama des Molières. Pour la première fois depuis le départ, les professeurs ouvrent la discussion en forme de questions-réponses sur les raisons du séjour. « Qu’est-ce que vous vous dites après un temps long d’écran ? ».

Première à lever la main, Émilie répond sans filtre : « Je me dis que j’ai envie de faire autre chose. Que je me fais chier en fait quand je regarde une série. Sauf avec la musique, ça me manque trop là. » Autour, ça acquiesce, dont Eddie. « Grave mais en même temps j’ai la flemme de tout faire après avoir joué ! ».

Très concernée par les rapports filles-garçons, Muriel pose la question du contenu, notamment pornographique. « C’est justifié ou pas pour vous ? ». Un « Non » collectif retentit. La moitié en a déjà visionné, certain.es sans le vouloir. La prof enchaîne. « Et les images violentes, vous en pensez quoi ? » Elles circulent très facilement sur les réseaux sociaux, Tik-Tok surtout, comme cette vidéo de chat dans un mixeur ou dans un sac jeté contre un mur.

D’un coup, Enzo prend la parole, joue de son rire pour dire le pire : « J’ai déjà vu un gars se faire décapiter. On m’avait dit d’aller sur un site et j’ai cliqué. Je vous jure que je suis choqué à vie maintenant. » Interpellée par cette « curiosité morbide », Wadi ne laisse pas passer : « Lorsque vous êtes confrontés à des images violences, ça laisse des traces. Surtout, faites attention, parlez-en. Et si vous y êtes confrontés, ne diffusez pas !» 

« Qu’est-ce que ce séjour a changé alors ? ». Quand il n’est pas devant l’écran, Clément aime aller pêcher, souvent avec Nolan à sa gauche. « Je sais que je profite plus de la nature et de mes potes sans téléphone. On n’en a pas besoin en vrai. » Normalement, Lola est dessus « toute la journée » mais là, elle n’avait « pas le choix ». « Ça veut dire que c’est possible. Mais j’étais avec mes potes ! » L’amitié a pesé lourd dans le choix de venir.

Ces quelques jours les confortent. Paloma retient surtout « Lola ». Les deux sont plus proches que jamais maintenant. Pour Léone, c’est « les ânes » mais aussi « Enzo ». Ils se connaissaient de vue sans s’être jamais vraiment parlé au collège. Là, ils sont inséparables.

Émilie a choisi aussi le silence, « le meilleur médicament ». « Je n’ai pas ressenti le besoin de parler ici. D’habitude, c’est impossible ! »

Paulo montre des bois de cerf trouvés sur le chemin

Avec eux, pas sans eux

Tous ces retours confortent Wadi. Selon lui, « la vision du gouvernement qui défend uniquement et systématiquement l’interdiction contre l’éducation numérique passe complètement à côté des enjeux. Il faut cibler les dérives et repenser les usages de façon intelligente en lien avec les élèves, pas sans eux ».

Depuis 20 ans, ses idées « fusent » et vont dans ce sens : web-radio, magazine multimédia, chaîne vidéo sur la permaculture liée à l’option « Éko-jardin » qu’il a mise en place, un projet de Fab-Lab pour « mieux penser et utiliser les outils numériques ». Pour la rentrée, il réfléchit déjà à une charte de « bonnes pratiques » dès la 6e pour les familles dépassées.

Après sa décision de dissoudre l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron a tenu, le 11 juin, une conférence de presse dans laquelle il a annoncé vouloir reprendre une partie des mesures phares du rapport d’experts publié fin avril dernier2 dont une interdiction des téléphones portables pour les enfants « avant 11 ans » et des réseaux sociaux « avant 15 ans ».

Après une dizaine de kilomètres parcourus chaque jour en moyenne, l’équipée termine son aventure à Aumessas. Les applaudissements battent sur la place du village. 469 mètres d’altitude. L’ancien monde n’est pas encore revenu. Que restera-t-il du séjour à la fin ? Des souvenirs de montagnes célestes, de bisous aux ânes, d’un barbecue aux étoiles, de nuits sous tipi, d’une première traite de brebis, d’une balançoire à 6 dans les rires.

Émilie a une idée : « Quand on sera plus vieux, on reviendra faire la même chose ! En attendant, on a déjà prévu un week-end randonnée au Pic Saint-Loup. »

1. Selon une étude de 2019 réalisée par l’International Master Course of Aging Skin – congrès européen réunissant les professionnels du secteur –, les 18-34 ans ont désormais plus recours à la chirurgie esthétique que la tranche des 50-60 ans.

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