Huit fois trop. Chaque année, en France, 42 produits textiles par personne sont mis en vente – soit un total de 2,88 milliards de pièces. Au début des années 2000, ce chiffre ne s’élevait qu’à 21, et pour respecter les accords de Paris sur le climat, chaque habitant ne devrait consommer que cinq vêtements neufs par an.
Ce fossé béant, qui ne cesse de se creuser, entre la démesure du marché et les limites de la planète a un nom : surproduction, un système à l’origine d’« un désastre environnemental et humain » auquel les Amis de la Terre appellent « à mettre fin de toute urgence ».
Dans une nouvelle analyse publiée ce 18 janvier, l’association connue pour sa lutte contre Amazon et ses actions en justice met en lumière la fuite en avant d’un secteur qui, hors de contrôle, « n’a jamais vendu autant de produits, et qui pourtant n’a jamais été aussi menacé ».
Guerre des prix
Un chiffre d’affaires en baisse, une production en hausse perpétuelle. Comment en est-on arrivé là ? Pour les Amis de la Terre, « la situation s’explique par le fonctionnement du secteur lui-même ».
Pour gagner des parts de marché et écraser la concurrence, les enseignes proposent « un maximum de produits », qu’elles écoulent ensuite « par tous les moyens » : rotations accélérées, obsolescence, marketing, réduction des marges, guerre des prix.
Outre qu’elles réduisent la durée de vie des vêtements – estimée à sept utilisations seulement en moyenne –, ces tactiques entraînent une dévaluation de la marchandise : chez les leaders de la fast-fashion que sont Shein, Zara et H&M, le prix moyen d’un produit vendu ne s’élève plus qu’à 13,4 euros, une somme dérisoire quand on pense que les vêtements viennent du bout du monde.
Ce système de surproduction place les enseignes en danger constant de faillite, mais en conduisant les consommateurs à se procurer toujours plus de produits d’une qualité toujours moindre, il entraîne surtout un dépassement des limites planétaires, conçues comme des seuils à ne pas franchir pour que les écosystèmes demeurent stables.
Exploitations
La contribution de l’industrie textile au réchauffement climatique est en effet colossale : à lui seul, le secteur produit 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES).
Les 100 milliards de vêtements vendus tous les ans dans le monde ont aussi un coût environnemental invisible : la culture intensive de coton exige de l’eau, des engrais chimiques, des pesticides ; les matières synthétiques du pétrole ; leur transformation en vêtements des machines et des usines parfois aussi grandes que des villes.
Ce n’est pas tout. Selon l’ADEME, 20 % de la pollution des eaux, à l’échelle de la planète, serait imputable à la teinture et au traitement des textiles, gourmands en substances ultra-toxiques.
Quand elles sont lavées, les matières issues du pétrole relâchent aussi des centaines de milliers de tonnes de microparticules plastiques, qui se fixent dans les fleuves et les océans.
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L’envers du décor textile, ce sont par ailleurs des conditions indignes de production : pour qu’une pièce puisse être vendue 13 euros chez Shein ou chez H&M, il faut que des usines soient délocalisées, des emplois sacrifiés et qu’une main-d’œuvre bon marché, dans les pays du Sud, subissent une injuste exploitation.
« L’enseigne chinoise Shein est un des pires élèves en la matière, écrivent les Amis de la Terre. Ses employé·es touchent en moyenne l’équivalent de 4 centimes d’euros par vêtement produit, pour des journées de travail durant parfois jusqu’à 18 heures. »
Pas de bon déchet
À ces constats connus de longue date, les réponses des institutions sont inadaptées. Selon les Amis de la Terre, la capacité française de réemploi et de recyclage s’établit à 171 000 tonnes par an, soit à peine 24 % des 2,8 milliards de pièces mises sur le marché.
Ce recyclage n’en est même pas un : bien souvent, il s’agit de ce qu’on nomme « décyclage », c’est-à-dire que le produit obtenu par cette opération, qui ne peut pas être répétée, est d’une qualité inférieure au produit d’origine. Quant au réemploi, c’est une demi-fiction.
« En France, explique ainsi le rapport, 95 % des textiles collectés en vue de réemploi sont exportés, soit plus de 13 000 tonnes par mois. Une grande majorité de ce textile est exporté dans des pays du Sud – Pakistan, Tunisie, Haïti – où il finit souvent brûlé ou enfoui sans traçabilité. »
Recyclage et réemploi ont enfin leurs limites, puisque quelque 65 % des vêtements mis sur le marché sont conçus de telle façon qu’ils ne pourront ni être recyclés, ni réemployés.
Sortir du dogme
Il n’y a donc qu’une seule solution : « Il faut mieux et moins produire, résume Pierre Condamine, chargé de campagne aux Amis de la Terre. Autrement dit, le meilleur déchet, et le moins sale, reste encore celui qui n’existe pas.
Exclusion drastique des produits polluants ou issus de l’exploitation humaine, pénalisation du marketing incitant à consommer plus, plafonnement des mises en marché, et notamment des vêtements importés, interdiction des livraisons depuis l’étranger, relocalisation : l’association adresse une série de recommandations aux décideurs.
Elle appelle également les consommateurs, en bout de chaîne, à favoriser la production locale et de bonne qualité, et à s’interroger sur le dogme consumériste exigeant d’adhérer, malgré soi, à des pratiques injustes, polluantes et la plupart du temps inutiles.