La situation est si grave qu’il faut l’écrire clairement : la guerre en Ukraine est le prétexte idéal d’une hausse des prix scandaleuse permettant aux géants de l’agro-industrie d’engranger des profits records, tout en empirant la crise alimentaire qui a commencé en 2019, bien avant le début du conflit armé entre l’Ukraine et la Russie.
Une crise alimentaire structurelle
Sous fond de spéculation, la crise alimentaire s’est dramatiquement intensifiée et le Programme Alimentaire Mondial lance l’alerte : jusqu’à 828 millions de personnes se couchent en ayant faim chaque soir, et le nombre de personnes confrontées à une insécurité alimentaire aiguë a plus que doublé – passant de 135 millions à 345 millions – depuis 2019. Au total, 49 millions de personnes dans 49 pays sont au bord de la famine, dont le Liban, le Yémen, le Soudan et la Somalie.
De nombreux lobbies tentent de faire croire que le problème viendrait d’une « pénurie » de production d’aliments, causée entre autres par la guerre en Ukraine. Or, non seulement des millions de tonnes de céréales ont pu être exportés dès juillet, dont l’accord de circulation vient juste d’être prolongé, mais en plus la production alimentaire mondiale augmente plus rapidement que la croissance démographique depuis les années 1950.
La production mondiale de blé était exceptionnelle en 2021 et devrait « atteindre un niveau record de 784 millions de tonnes en 2022/23 », notamment portée par les récoltes russes et canadiennes.
Le problème vient donc d’une question d’usage (compétition entre la nourriture humaine, celle du bétail et la production d’agrocarburants), de gaspillage dans les pays riches, de pertes de cultures dans les pays possédant de mauvaises infrastructures de stockage, mais surtout de répartition.
Les profiteurs de la famine
Malgré cette production record, les prix mondiaux des denrées alimentaires ont grimpé de 33,6 % l’année dernière. « En mars 2022, le prix des denrées alimentaires a connu une envolée sans précédent depuis que les Nations Unies en tiennent le registre (c’est-à-dire depuis 1990) » pointe l’ONG Oxfam dans un rapport. Et si au troisième trimestre de 2022, les prix du blé ont chuté de près de 20 %, ils restent supérieurs de 24 % à leur niveau d’il y a un an.
Si l’augmentation des prix de l’énergie impacte de facto ceux de la production alimentaire industrielle, d’autres facteurs sont à prendre en compte comme nous vous l’expliquions ici. En temps de crise, il suffit de regarder où va l’argent pour savoir qui en profite.
Alors que les superprofits des géants de l’énergie ont été vertement critiqués de toutes part, un groupe tout-puissant en terme d’approvisionnement alimentaire se fait plus discret : les ABCD, pour Archer Daniels Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus.
A eux quatre, ces mastodontes contrôlent 70% du marché mondial des céréales et jouent un rôle fondamental dans la fixation de leur prix.
« L’inflation est reliée aux acteurs de l’agrobusiness, les fameux ABCD en tête, qui ont intérêt à avoir les marges les plus élevées possibles. Ce qui est très intéressant ces dernières semaines c’est que commencent à sortir les résultats des industriels et ils ont fait des profits historiques : Cargill a annoncé qu’ils avaient fait plus de 35% par rapport à 2021 qui était déjà leur record historique ! plus de 165 milliards de dollars ! Ils ont réalisé ces revenus énormes grâce à l’augmentation historique de leurs marges car tous les acteurs ont acheté leurs céréales à 400 dollars la tonne, dont le prix est habituellement à moins de 100 dollars la tonne » décrypte Morgan Ody, paysanne et coordinatrice de la Via Campesina, pour La Relève et La Peste
Cargill Inc., le géant des matières premières, est la plus grande entreprise privée aux États-Unis. Il a déclaré un bénéfice net de 6,68 milliards de dollars pour l’exercice se terminant en mai – un record annuel historique depuis ses 157 ans d’existence –. Les revenus du dernier exercice ont atteint 165 milliards de dollars, contre 134,4 milliards de dollars en 2021, enrichissant d’autant plus la famille Cargill-MacMillan qui possède l’entreprise.
« Cargill est détenue à 87 % par la onzième famille la plus riche du monde. La richesse cumulée des membres de cette famille figurant sur la liste des milliardaires de Forbes est de 42,9 milliards de dollars – et leur fortune s’est accrue de 14,4 milliards(65 %) depuis 2020, augmentant de près de 20 millions de dollars par jour pendant la pandémie. Cette augmentation est due à la hausse des prix des denrées alimentaires, en particulier des céréales. Par ailleurs, quatre autres membres de la grande famille Cargill ont récemment rejoint la liste des500 personnes les plus riches du monde » détaille Oxfam dans son rapport
Ses homologues n’ont pas à rougir en comparaison. Avec 1,03 milliard de dollars, le géant de l’agriculture et de la nutrition, Archer-Daniels-Midland a réalisé les bénéfices nets les plus élevés de son histoire au cours du deuxième trimestre de l’année 2022.
L’entreprise française Louis Dreyfus a déclaré des bénéfices pour 2021 en hausse de plus de 80% par rapport à l’année précédente. Ses ventes nettes se sont élevées à 30,3 milliards de dollars pour le premier semestre 2022, tandis que son bénéfice net a également augmenté pour atteindre 662 millions de dollars (par rapport à 336 million de dollars durant la même période en 2021).
Bunge Limited, spécialisée dans les huiles raffinées et le sucre, a vu son chiffre d’affaires bondir de 19 % par rapport au 3e trimestre 2021 pour atteindre 16,8 milliards de dollars. Avec un résultat net cependant en baisse de 41 % par rapport au 3e trimestre 2021 pour atteindre un montant tout à fait correct de 380 millions de dollars. La baisse de la marge a été entraînée par des dépenses plus élevées du groupe qui a investi.
« Le fait que les géants mondiaux des matières premières réalisent des bénéfices records à la fois lorsque la faim augmente est clairement injuste et constitue une terrible mise en accusation de nos systèmes alimentaires. Pire encore, ces entreprises auraient pu faire plus pour prévenir la crise de la faim en premier lieu. » accuse Olivier De Schutter, coprésident de l’IPES-Food (Groupe international d’experts sur les systèmes alimentaires durables) et rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme
Les perdants
Les pays les plus vulnérables face à ces hausses de prix sont les pays du Sud, rendus massivement dépendants des importations de céréales à cause des politiques néolibérales d’ouverture des marchés « sous pression des institutions comme la BM et le FMI qui ont poussé les États du Sud à se connecter de plus en plus aux marchés internationaux en accroissant leur dépendance, à supprimer les aides aux petits producteurs et à offrir une place de choix aux transnationales de l’agrobusiness, aidées par les classes dominantes sur place » ainsi que l’analyse le CADTM.
« Je me suis rendue en Tunisie où ce sont les femmes rurales qui élèvent les animaux, les cultures des oliviers étant aux mains des hommes. Poussées dans des systèmes de moins en moins autonomes, les femmes achètent de l’alimentation pour nourrir leur bétail, dont elles ont vu le prix monter en flèche. Or, le prix du lait n’a pas augmenté du tout dans ces proportions-là : elles doivent maintenant abattre des vaches pour s’en sortir. La revendication principale des tunisiens est de réguler les marges des entreprises internationales d’agroindustrie » témoigne Morgan Ody, paysanne et coordinatrice de la Via Campesina, pour La Relève et La Peste
Ce système structurel est tellement injuste qu’il provoque bien souvent l’effondrement de la production vivrière locale, comme cela a été le cas au Sri Lanka qui a tout misé sur le thé et le tourisme. Afin de s’assurer que les pays qui en aient le plus besoin voient bien les cargaisons arriver, c’est le Centre de coordination conjointe d’Istanbul qui a été chargé de superviser l’accord conclu à la fin du mois de juillet entre la Russie et l’Ukraine pour l’export de céréales,
Le cercle vicieux n’est pas prêt de s’arrêter pour les pays les plus fragiles. Les dépenses mondiales d’importations alimentaires devraient atteindre près de 2.000 milliards de dollars en 2022, soit un bond de 10% par rapport à 2021, en raison de la hausse des prix. En plus de réguler la marge autorisée des multinationales, les acteurs qui se battent sur ce sujet réclament plusieurs mesures :
« limiter le nombre d’opérations financières que l’on peut faire sur ces bourses des denrées alimentaires ; interdire l’accès à ces bourses aux gens qui sont uniquement là pour spéculer et faire monter les prix de façon artificielle ; exiger ce qui est censé être la base, mais très difficile à obtenir, de la transparence sur les stocks qui sont disponibles dans le monde » liste Karine Jacquemart, Directrice Générale foodwatch France
Contrer l’emprise des ABCD passe aussi et surtout par un changement de modèle agricole majeur et une relocalisation de la production alimentaire. Les petits paysans ont domestiqué plus de 7 000 variétés différentes dans le monde, soit 6 988 de plus que ce qui est régulièrement échangé par les ABCD. En plus d’affamer les peuples, leurs monocultures perpétuent un modèle désastreux pour la biodiversité et l’adaptation agricole au changement climatique, déjà devenu un enjeu majeur de notre époque.