Une fois n’est pas coutume, l’alerte posée par les défectuosités du parc nucléaire français a été lancée devant le Sénat par Bernard Doroszczuk, le président de l’ASN. Avec plus de la moitié des réacteurs déjà à l’arrêt et des problèmes de corrosion sur les réacteurs les plus récents, il a expliqué que les promesses de nouveaux chantiers nucléaires d’Emmanuel Macron sont illusoires sans une politique énergétique cohérente. Surtout, il redoute l’accumulation des déchets nucléaires à venir et la difficulté à les traiter.
Des problèmes techniques en cours et à venir
Si l’état des lieux du parc nucléaire français devant les sénateurs par Bernard Doroszczuk s’est d’abord voulue rassurante, en précisant que « la sûreté des installations nucléaires s’est maintenue à un niveau satisfaisant » en 2021, le ton a très vite changé ensuite.
Objectif de l’exercice : dresser le bilan du rapport annuel de l’ASN, publié le mardi 17 mai 2022, avec deux inquiétudes majeures. D’abord, « les fragilités industrielles qui touchent l’ensemble des installations nucléaires » mais aussi « le débat qui s’est installé sur les choix de politique énergétique et la place du nucléaire dans ces choix. »
Sur son parc de 56 réacteurs, EDF en compte actuellement 29 à l’arrêt pour plusieurs raisons. D’abord, leur âge et donc vétusté, des opérations de maintenance, mais aussi la hausse des températures des fleuves qui deviennent trop chauds pour refroidir les centrales, comme celle du Blayais au bord de l’estuaire de la Gironde, qui a exceptionnellement été ralentie ce mois de mai 2022, alors que ces mesures se voient plutôt d’ordinaire prises durant l’été.
Surtout, 12 réacteurs sur 56 ont été arrêtés ou ont vu leur arrêt prolongé à cause d’un problème de corrosion sur la tuyauterie du circuit primaire, celui qui touche le cœur.
Concrètement, les analyses penchent pour l’heure sur un problème de conception dans la « géométrie des lignes des tuyauteries » qui entraînerait un phénomène de stratification thermique du fluide en haut et en bas de tuyau, générant une contrainte dans les zones de soudure. » Cet « événement sérieux et inédit », selon l’ASN, concerne seulement la génération de réacteurs la plus récente et va conduire à un programme de contrôle et de réparation de grande ampleur.
Face aux parlementaires, le président de l’ASN a voulu rester rassurant sur l’ampleur des dégâts pour la sûreté des centrales : « Nos calculs mécaniques permettent de justifier la tenue en fonctionnement de ces tuyauteries, mais avec peu de marge. La propagation de la fissuration se limiterait à quelques millimètres du fait de l’état de compression du métal, mais cela reste à confirmer. »
EDF a déjà réalisé des travaux de diagnostic sur 35 soudures et veut en expertiser 105 de plus d’ici la fin juin. Théoriquement, en cas de rupture, EDF serait capable « de maîtriser et replier le réacteur dans un état sûr », grâce à la « détection de fuites avant rupture pour replier les réacteurs » en temps voulu.
Mais pour le faire, il faudra arrêter les réacteurs, ce qui va impacter négativement la production électrique française, alors que le pays est déjà préoccupé par ses ressources énergétiques à cause de la guerre en Ukraine, et que le parc nucléaire français est vieillissant.
De surcroît, cette réparation d’envergure implique un gros besoin en main-d’œuvre et en financement car en dix ans, la filière a perdu nombre de savoir-faire : 70 % des besoins en soudeurs, tuyauteurs et chaudronniers ne sont pas satisfaits en France. Or, plus de 30.000 recrutements seront nécessaires pour construire et exploiter les nouveaux réacteurs nucléaires annoncés par Emmanuel Macron.
« L’impasse d’une politique énergétique mal calibrée »
Il s’en excuse presque lors de son audition, mais le président de l’ASN a été obligé de rappeler aux sénateurs qu’une politique énergétique cohérente doit prendre en compte l’existant et la capacité réelle du pays à fournir de nouveaux réacteurs, taclant au passage la promesse d’Emmanuel Macron d’ouvrir 6 EPR2 dans le cadre du plan « France 2030 ».
Ce long chantier n’aboutira évidemment pas durant le quinquennat. La première mise en service n’est pas attendue avant 2035 ou 2037. Le scénario de RTE, le conducteur électrique français et filiale d’EDF, prévoit un mix électrique avec 50% de nucléaire en 2050, ce qui impliquerait de prolonger les réacteurs existants, initialement conçus pour une durée de vie de 40 ans, à 50 et même 60 ans.
C’est là où le bât blesse pour l’ASN qui précise que ce scénario « risque d’engager le système électrique dans une impasse, en particulier dans le cas où le nombre réacteurs aptes à fonctionner jusqu’à ou au-delà de 60 ans serait finalement insuffisant ou connu tardivement ».
En l’état de fait, l’ASN explique que la plupart des anciens réacteurs ne pourront pas être maintenus en activité plus de 50 ans. Et le doute est permis sur la capacité réelle d’EDF à construire les nouveaux réacteurs promis par Emmanuel Macron, alors que celui de Flamanville accumule 10 ans de retard (la première pierre a été posée en 2007 et il devait entrer en service en 2012) et les déconvenues. Les coûts ont explosé de 3,3 milliards d’euros de budget prévu à 12,7 milliards d’euros selon l’estimation d’EDF au 12 janvier 2022.
Même constat à l’international pour EDF : la construction de deux réacteurs nucléaires de nouvelle génération (EPR) à Hinkley Point en Angleterre accuse un nouveau retard d’un an et un surcoût de 40% (entre 25 et 26 milliards de livres sterling dépenses contre un devis initial de 18 milliards). Le retard a été justifié par les grippages des échanges marchands durant la pandémie.
« L’EPR c’est une conception des années 90. Donc c’est un vieux concept qu’on a essayé de développer. On devait en faire 12 en Afrique du Sud, 11 aux Etats Unis, il n’y en a pas eu. Partout c’est un échec. En Finlande il y a eu un retard de 12 ans. En Chine aujourd’hui, un réacteur est déjà à l’arrêt pour des dysfonctionnements. Et au même moment, on a EDF qui nous dit « on va en faire six ». Et on a le Président qui nous dit qu’on va faire des nouveaux réacteurs. C’est-à-dire qu’on est dans un échec et finalement on va perdurer dans cet échec. Ça parait aujourd’hui une folie. C’est un échec industriel total avec des complications énormes d’un bout à l’autre de ce chantier. Et puis un gouffre financier. Alors comment est-il encore possible de penser à cette technologie du passé, alors qu’aujourd’hui il faut se tourner vers l’avenir, le renouvelable » explique pour PublicSénat Yannick Rousselet, ancien chaudronnier de Naval Group, et désormais consultant en sûreté nucléaire à Greenpeace
Surtout, « la relance des activités nucléaires rend la question des déchets encore plus prégnante » avertit Bernard Doroszczuk. En effet, le CEA rencontre déjà des difficultés pour gérer et respecter les délais des projets de démantèlement et de reprise et conditionnement des déchets anciens.
Pour finir, le président de l’ASN explique que la construction de nouveaux réacteurs et le prolongement de la durée d’activité des anciens entraînera des déchets supplémentaires qui se traduirait par un agrandissement du centre d’enfouissement des déchets hautement radioactifs Cigéo à Bure (Meuse).
Hautement polémique, la zone est déjà devenue militarisée au désarroi des habitants et la répression policière et juridique aux opposants nucléaires y est féroce. Difficile d’imaginer une sortie de conflit avec un projet encore plus grand.
Le mot toujours délaissé par les politiques finira-t-il par s’imposer face aux difficultés techniques du nucléaire français ? Face aux aléas climatiques, la sobriété énergétique est la piste la plus pérenne pour adapter le fonctionnement de nos sociétés.
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Crédit photo couv : Sameer Al-DOUMY / AFP