Plus de 260 organisations de la société civile s’y opposent, les Nations Unies ont adressé plusieurs lettres d’interpellation à la major pétrolière, à tel point que les plus grands investisseurs du monde se sont retirés du projet ! Pourtant, Total Energies signe et persiste pour accomplir son projet pétrolier pharaonique en Ouganda, et ceci avec la complicité active de l’Etat Français. Tant pis s’il faut bafouer les droits humains les plus élémentaires, faire des alliances avec un dictateur au pouvoir depuis 35 ans, exploser le climat, défigurer des réserves naturelles et détruire des espèces protégées. Plongée au cœur d’une enquête édifiante menée par Les Amis de la Terre, l’Observatoire des Multinationales et l’ONG Survie. Un vrai jeu d’échecs et de pouvoir des relations étroites entre Total Energies et l’Etat français.
Un projet écocidaire
Avec la China National Offshore Oil Corporation (CNOOC) et l’Uganda National Oil Company (UNOC), Total Energies prévoit de construire plus de 400 puits de pétrole et le plus long oléoduc chauffé au monde – 1 443 km de long soit la distance entre Paris et Rome – destiné à transporter du pétrole (jusqu’à 240 000 barils par jour) à travers l’Ouganda et la Tanzanie vers l’océan Indien.
Et ce, juste à côté d’un des plus grands havres de biodiversité d’Afrique, le lac Albert, et le parc des Murchison Falls, le plus vaste et plus beau parc naturel de l’Ouganda. Or, toute fuite de pétrole dans ces endroits aurait des conséquences catastrophiques, à la fois sur ces écosystèmes exceptionnels et pour les communautés qui en vivent. C’est une menace pour les ressources en eau d’un bon quart du continent africain.
« De plus, l’extraction et l’utilisation du pétrole ougandais vont rejeter des quantités massives de CO2 dans l’atmosphère. On estime que le projet EACOP va provoquer des émissions indirectes de 34,3 millions de tonnes de CO2 par an, ce qui est supérieur aux émissions combinées annuelles de l’Ouganda et de la Tanzanie. » indique l’ONG les Amis de la Terre dans leur rapport
Ce projet est donc incompatible avec l’objectif de maintenir le réchauffement climatique moyen en-dessous de 1,5°C comme le recommandent les scientifiques du GIEC, mais aussi l’Agence Internationale de l’Energie. Ce véritable ponte dans le domaine a récemment lancé l’alerte en expliquant que la « transition énergétique » ne va pas assez vite, alors que le pétrole, le gaz et le charbon forment toujours 80% de la consommation finale d’énergie.
De son côté, Total Energies justifie ce méga-projet pétrolier ougandais en expliquant que qu’il contribuera tout de même « à baisser l’intensité moyenne des émissions scopes 1 + 2 du Groupe dans sa catégorie », c’est à dire qu’il sera un peu moins polluant que d’autres projets plus anciens du groupe.
Pour cause, les gisements découverts dans la région albertine de l’Ouganda ont été estimés comme étant les quatrièmes réserves de pétrole les plus importantes en Afrique subsaharienne, avec 6,5 milliards de barils de brut, dont au minimum 1,4 milliard récupérables. Cerise sur le gâteau pétrolier : ils seraient relativement peu coûteux à exploiter, à moins de 11 dollars du baril.
Et pour réaliser un projet aussi grand, Total Energies va impacter la vie de milliers de personnes. Il est même dénoncé par de nombreuses associations et les Nations Unies pour les atteintes et menaces aux droits humains les plus élémentaires qu’il constitue. Sur place, les opposants au projet reçoivent de nombreuses menaces et intimidations, et les journalistes souhaitant enquêter sont fermement encadrés par l’armée ougandaise.
Face au drame environnemental et social, une action en justice a été lancée par des ONG. Une première audience a eu lieu en décembre 2019 mais depuis, l’action en justice s’est enlisée dans une bataille de procédure concernant la compétence du tribunal, sans que le fond du dossier ne soit abordé. La Cour de Cassation doit se prononcer sur le tribunal compétent pour gérer le procès d’ici la fin de l’année.
Le soutien actif de l’État français
Pourtant, toutes ces dérives n’ont pas dissuadé l’Etat français de soutenir la major pétrolière dans sa quête pharaonique, bien au contraire. Dans un rapport paru en octobre 2021, les Amis de la Terre, l’Observatoire des Multinationales et l’ONG Survie dévoilent en détails les dynamiques à l’œuvre entre les deux organismes.
Lobbying, mécénats et notamment celui de l’Alliance Française et de l’Ambassade de France en Ouganda, promesses d’emploi et de croissance, greenwashing, entres autres, sont autant de façons dont Total a réussi à mettre l’État français à son service.
Pour l’année 2020, Total a déclaré – à travers six filiales – des dépenses de lobbying d’entre 510 000 € et 875 000 € en France, parmi les plus hautes du registre. À Bruxelles, Total déclare des dépenses de lobbying d’entre 2 000 000 € et 2 250 000 € pour 2020.
Lire aussi : Greenpeace veut mettre fin à la propagande de l’industrie des énergies fossiles
« Mais son arme secrète, celle qui fait tourner sans accrocs les rouages de cette machine bien huilée, ce sont sans doute les portes tournantes, ou pantouflage, autrement dit la manière dont Total parvient à débaucher temporairement ou définitivement des hauts fonctionnaires ou des élus, ou l’inverse, à placer certains de ses anciens cadres au cœur de l’appareil d’État. Les portes tournantes sont la manifestation concrète de la pénétration croissante des intérêts privés au sein même de l’État avec pour résultat d’entretenir la confusion entre les intérêts de Total et de ses actionnaires et ceux de la France. » explique Olivier Petitjean, de l’Observatoire des multinationales
Ce phénomène se mesure dès qu’on regarde le CV du PDG du groupe Patrick Pouyanné qui, suite à sa formation Polytechnique et du corps des Mines, a travaillé au ministère de l’Industrie et dans plusieurs cabinets ministériels avant de rejoindre Total Energies. Et ces allers-retours entre privé et public sont loin d’être anodins.
« Accès privilégié aux décideurs et à l’information, entretien d’une culture commune entre secteur public et secteur privé… En matière d’influence, les portes tournantes sont le nerf de la guerre. Les régulés deviennent les régulateurs. »
Exemple frappant de ce mélange douteux des genres, le directeur juridique du groupe Total, Aurélien Hamelle, a rejoint en septembre 2021 la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers (AMF). Et cela alors que Total a été signalé auprès de cette même autorité par les associations Sherpa et Notre Affaire à Tous pour avoir délibérément sous-estimé auprès des investisseurs les risques climatiques liés à ses activités.
Autres exemples : Ahlem Gharbi, actuelle directrice générale de l’Institut français d’Algérie, a travaillé 18 mois chez Total en tant que vice-présidente adjointe aux Affaires internationales – après avoir travaillé au ministère des Affaires étrangères. Julien Pouget, Senior Vice President chez Total en charge des énergies renouvelables, a été conseiller à l’industrie à l’Élysée entre 2014 et 2016 sous le mandat de François Hollande, à l’époque où Emmanuel Macron était ministre de l’Économie.
« Un cas qui a fait couler beaucoup d’encre est celui de Jean-Claude Mallet, conseiller spécial de Jean-Yves Le Drian au ministère de la Défense puis au ministère des Affaires étrangères entre 2012 et 2019, qui a rejoint à cette date Total comme directeur des Affaires publiques. Après avoir passé l’essentiel de sa carrière au sein du ministère de la Défense, il est désormais chargé de conseiller le PDG de Total dans ses relations avec les pouvoirs publics en France et à l’étranger. » détaillent les ONG
Si ces allers-retours sont tant problématiques, c’est qu’avec une telle force de frappe, un groupe de l’envergure de Total en parvient à mener une sorte de diplomatie parallèle à celle de l’État français en toute liberté, au service de ses propres intérêts privés, ainsi que le pointe le rapport.
Conséquence flagrante de cet état de fait, le PDG Patrick Pouyanné est parfois reçu dans certains pays avec des égards similaires à ceux d’un chef d’État, et le groupe peut en jouer pour faire pression sur la diplomatie française. Ainsi, le rapport des ONG détaille comment Patrick Pouyanné et Vladimir Poutine se sont rencontrés plusieurs fois lors des sanctions occidentales contre la Russie qui menaçaient les projets gaziers de Total en Arctique.
Devant la presse, les deux hommes puissants ont montré de nombreux signes de complicité, en suggérant ouvertement que Total était tout aussi légitime à parler au nom de la France que son propre gouvernement, et que « les intérêts économiques » devaient primer sur les sanctions occidentales.
« Total représente d’une certaine manière la France elle-même », a déclaré Vladimir Poutine à cette occasion.
Une autre fonctionnaire représentant bien cet amalgame est Hélène Dantoine, aujourd’hui directrice de la diplomatie économique au ministère des Affaires étrangères. Cette direction a pour objectif de garantir un « point d’entrée » pour les entreprises dans ce ministère afin que les compagnies privées soient sûres « que leurs intérêts sont bien pris en compte » dans les négociations internationales. Auparavant directrice adjointe de l’Agence des participations de l’État, Hélène Dantoine a travaillé plus de sept ans au sein du groupe Total entre 2011 et 2019.
Un soutien coûteux sans contrepartie
Le soutien de l’État français à la major pétrolière ne se retrouve pas que dans ces allers-retours publics/privés mais se traduit également par des actes concrets comme cet e-mail d’Emmanuel Macron à son homologue ougandais pour lui pour réaffirmer le soutien de la France aux projets pétroliers ougandais avec Total.
Or, le président ougandais Yoweri Museveni est arrivé au pouvoir par les armes il y a plus de 35 ans. A l’époque guérillero, il souhaitait incarner la démocratie, la justice, la fin de la corruption et le début d’une nouvelle ère. Aujourd’hui, ces promesses ont été bafouées et il est devenu l’un des plus anciens autocrates d’Afrique et dans le monde en exercice, réélu en janvier 2021 pour un sixième mandat de cinq ans en janvier 2021 dans un contexte de répression féroce de l’opposition politique.
Une appétence militaire partagée et soutenue par l’État français. Selon les informateurs locaux des ONG, l’ambassade de France aurait demandé un renforcement des forces de sécurité dans la zone pétrolière dès 2016-2017. En parallèle, plusieurs programmes de coopération militaire ont été engagés tels que la formation de troupes de montagne au sein de l’armée ougandaise par la 27e Brigade d’infanterie de montagne française.
« Alors qu’en Ouganda, la répression de la société civile et des voix dissidentes qui cherchent à dénoncer les violations des droits humains et les atteintes à l’environnement est de plus en plus forte, le gouvernement français n’hésite pas à développer sa coopération militaire avec le régime autoritaire ougandais. Ce dernier a annoncé le déploiement de nouveaux contingents militaires pour “protéger” les futures installations pétrolières… Sur place ces forces sont utilisées pour faire taire toute opposition au projet de Total ». a réagi Thomas Bart, de Survie
Enfin, le soutien de l’État français envers Total est aussi financier principalement à travers Bpifrance – la Banque publique d’investissement – qui octroie des garanties publiques à l’exportation, c’est à dire l’assurance que les pouvoirs publics français interviendront pour compenser d’éventuelles pertes liées à un projet.
Lire aussi : À partir d’avril, la Banque publique d’investissement épongera les pertes du CAC40
Ce faisant, Bpifrance irait dans le sens inverse d’une liste impressionnante d’institutions financières publiques et privées ayant officiellement annoncé qu’elles ne participeraient pas au financement de l’oléoduc EACOP comme les banques ANZ, Barclays, BNP Paribas, Crédit Agricole, Crédit Suisse, HSBC, Mizuho, Royal Bank of Canada, Société Générale, Unicredit et United Overseas Bank (UOB), l’assureur Axa, ou encore la Banque africaine de développement.
Ce ne serait pas la première fois que le géant pétrolier bénéficie de telles aides publiques pour un projet controversé. Bpifrance a déjà octroyé une garantie publique à Technip pour sa participation au projet de Total Yamal LNG, dans l’Arctique russe. Le successeur de ce projet, Arctic LNG2, devait lui aussi recevoir un financement public.
C’est une mobilisation d’un an des ONG les Amis de la Terre, 350.org et SumOfUs qui a permis d’obtenir d’Emmanuel Macron lors d’une réunion la promesse que les 700 millions d’euros d’argent public ne seraient finalement pas investis. Pour l’instant, cette promesse n’a pas été suivi d’un acte formel publique depuis.
Ce soutien indéfectible du gouvernement français pourrait être justifié par une contribution conséquente de Total à l’enrichissement du pays. En réalité, Total Énergies fait partie des multinationales pointées par la campagne d’Attac en raison de l’évasion fiscale qu’elles commettent. Et les sommes perdues concernant Total Énergies seraient astronomiques.
Dans un rapport de 2019, les économistes ont ainsi mis à jour que Total a déclaré en France des résultats négatifs pendant plusieurs années, et n’a donc payé aucun impôt sur les sociétés malgré des bénéfices globaux de 4,2 milliards d’euros en 2014. Cet écart a été justifié par Total Énergies en 2015 en raison du fait que ces bénéfices ne seraient pas réalisés en France.
En tout, en 2017, Total Énergies aurait dû acquitter un montant 30 fois supérieur au montant effectivement payé, dont une partie aux pays en développement où sont réalisés les profits, « ce qui illustre la nécessité d’une justice fiscale internationale » pour l’ONG Attac. La multinationale échapperait à l’impôt sur les sociétés en France grâce à ses 160 filiales dans les paradis fiscaux, notamment aux Bermudes et aux Pays-Bas.
« Selon nos calculs, Total aurait dû régler plus de 900 millions d’Impôt sur les Sociétés, contre 31 millions en 2017, soit un écart abyssal de 2 819 %. Notre étude se limitait à la France, et nous avons de bonnes raisons de penser que le chiffre d’affaires français inclut bon nombre d’activités localisées en Afrique. » détaillent-ils
Et l’évasion fiscale est loin d’être le seul scandale qui entache la multinationale. Une étude menée par trois chercheurs vient juste de révéler comment Total, conscient des conséquences mortifères liées à l’extraction des énergies fossiles, a alimenté la fabrique du doute pour minimiser la gravité du dérèglement climatique.
« Pour nous, ces révélations sont un argument de plus pour que l’État arrête de soutenir le projet de Total en Ouganda. Cela montre une fois de plus que des multinationales comme Total pensent toujours en premier lieu à leurs profits et comment les préserver, même si c’est au détriment de l’intérêt général, et au prix de graves menaces aux droits humains et au climat. Alors que la France prépare de nouveaux beaux discours sur la scène internationale à l’occasion de la COP26, il est temps que l’Etat français cesse de faire le jeu de Total ! » a conclu Juliette Renaud, chargée de campagne pour les Amis de la Terre
Lire aussi : Depuis plus de 50 ans, Total entretient le climatoscepticisme en toute connaissance de cause
Crédit photo couv : HENDRIK SCHMIDT / dpa-Zentralbild / dpa Picture-Alliance via AFP