Samedi 11 septembre, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées devant les grilles du vaste domaine de Grignon, l’ancien campus des étudiants d’AgroParisTech. Elles protestent contre la « vente à la découpe » de ce joyau du patrimoine où est née l’agronomie française, désormais haut lieu de biodiversité, au promoteur Altarea Cogedim par l’État. Élèves, élus, habitants et militants ne décolèrent pas et ont réaffirmé leur opposition au bétonnage de ce domaine comprenant des centaines d’hectares de forêts et de terres agricoles. Ils proposent un projet alternatif. Retour sur cinq années de mobilisation.
Un patrimoine agricole historique
Fondé par Charles X, l’Institut agronomique de Grignon est la plus ancienne école d’agriculture de France. Depuis 1826, ce site exceptionnel des Yvelines, à une vingtaine de kilomètres de Versailles, a accueilli et formé, presque sans discontinuer, des générations d’ingénieurs agricoles.
Autour d’un château du XVIIᵉ siècle et de ses nombreux pavillons, anciens et modernes, le domaine de Grignon se compose d’une forêt de 140 hectares, de jardins botaniques, d’une réserve géologique d’importance mondiale, de 121 hectares de terres agricoles et de centaines de parcelles d’expérimentation agronomique datant, pour certaines, de la fin du XIXe siècle.
Monument historique, le berceau de l’agronomie française est également devenu, en raison de son statut singulier, un haut lieu de la biodiversité d’Île-de-France, véritable sanctuaire naturel au cœur d’une région rongée par des décennies d’urbanisation.
Forte de ce patrimoine, l’école aurait pu constituer un établissement de pointe dans la transition écologique conduite par l’État.
Mais de fusion en regroupement, l’Institut national agronomique, ayant intégré le géant AgroParisTech (10 centres, plus de 2 200 étudiants), doit aujourd’hui déménager dans le cluster de Paris-Saclay (Essonne), où la France construit peu à peu un « pôle universitaire d’envergure mondiale », « inspiré par le succès de la Silicon Valley ».
Engagé sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le déménagement d’AgroParisTech a été plusieurs fois repoussé. La première rentrée à Paris-Saclay étant prévue pour septembre 2022, il est désormais imminent. D’ici la fin de l’année, Grignon sera vidé de ses chercheurs et de ses étudiants.
Du projet de vente à l’appel d’offres
Alors que, sur le plateau de Saclay, les constructions dévorent à grand train des terres parmi les plus fertiles d’Europe, que va devenir le domaine de Grignon, maintenant qu’il a perdu sa vocation pédagogique et agronomique ? Qu’adviendra-t-il du château, de la forêt, des parcelles ?
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Depuis 2015, le ministère de l’Agriculture, son propriétaire, cherche le moyen de se débarrasser du domaine, arguant que le produit de la transaction sera réinjecté dans le coûteux déménagement.
En 2018, les quelque 300 hectares de Grignon sont officiellement mis en vente, tout comme les trois autres sites franciliens d’AgroParisTech (Paris 5e, Paris 14e et Massy). La cession est pilotée par la Direction de l’immobilier de l’État (DIE), rattachée au ministère de l’Économie et des Finances.
L’appel d’offres est ouvert le 16 mars 2020, date que les divers concurrents n’ont pas attendue pour entrer en lice, de façon officieuse. Parmi les trois candidats ayant atteint la dernière phase de sélection, c’est Altarea Cogedim, deuxième plus grand promoteur immobilier français, que la DIE a annoncé retenir, le 30 juillet dernier.
Selon le journal Mediapart, Altarea aurait promis de débourser 18 millions d’euros pour l’achat de Grignon. Bien que le groupe prétende porter « un projet respectueux de l’environnement naturel du site, de son patrimoine bâti et de sa vocation historique », c’est tout simplement au candidat le plus offrant que l’État aurait accordé le domaine.
Le projet d’Alterea Cogedim prévoit de réaliser « 100 logements dont 60 dans des bâtiments anciens réhabilités », un centre de séminaires, un Ehpad, une résidence pour seniors, ainsi qu’un « pôle d’innovation […] tourné vers l’agriculture et l’alimentation durable […] sur 11 000 m2 de bâti existant ». Budget de l’opération : 30 à 35 millions d’euros.
Dans le lot remporté par Alterea figurent les 34 bâtiments, la forêt et quelques dizaines d’hectares de parcelles. Seule la façade du château étant classée, les divers logements et installations pourront être revendus « à la découpe » une fois les travaux terminés.
Vu le cadre remarquable et les prix de l’immobilier en Île-de-France, le promoteur pourrait tirer du tout environ 80 millions d’euros, si l’on en croit les estimations qu’un groupe d’étudiants et d’anciens élèves opposés à la vente a communiquées à Mediapart.
Une opposition à large spectre
Voilà des années que l’opposition à la privatisation du site fédère de nombreux élèves, chercheurs, scientifiques et hommes politiques, qui voient dans le projet du repreneur une « une juteuse opération immobilière, décidée par un gouvernement aveugle à l’urgence environnementale », selon les mots du Collectif pour le futur du site de Grignon, qui compte 180 adhérents.
En mars dernier, lassés de la bataille des mots, une centaine d’étudiants d’AgroParisTech ont occupé pendant trois semaines leur campus, espérant que l’État réviserait ses critères de sélection des potentiels acheteurs et leur permettrait, jouant la transparence, de surveiller l’impact écologique des projets.
Outre le risque d’artificialisation et de morcellement de Grignon qui, revendu à la découpe, serait partagé entre de multiples copropriétaires aux intérêts divergents, les étudiants reprochaient au jury de la DIE de n’être composé que « d’auditeurs du monde privé de l’immobilier » et de ne compter « aucun expert en patrimoine ou en agroécologie ».
Constitués après le blocage en association, ils faisaient aussi remarquer que le ministère n’avait plus besoin de céder le domaine, car la vente du bâtiment qui abritait la direction de l’école rue Claude-Bernard, dans le 5e arrondissement de Paris, lui avait rapporté, en 2019, pas moins de 110 millions d’euros, une somme suffisante pour atteindre, sans Grignon, les 130 millions d’euros attendus pour le déménagement.
Un projet consensuel, préservant l’intégrité du domaine
Beaucoup d’opposants désiraient que le domaine soit concédé à un projet de reprise cohérent, en phase avec la vocation historique du lieu et porté de préférence par un organisme public ou d’intérêt général. Consensuel et vertueux, « Grignon 2026 » satisfaisait à tous ces critères.
Porté par la Communauté de commune Cœur d’Yvelines et l’association Grignon 2000, ce projet se proposait d’acquérir l’ensemble du domaine pour y installer un centre d’expérimentation agricole international, dédié à « la transformation des systèmes alimentaires ».
Accueil d’entreprises œuvrant « dans les domaines de la transition agricole », valorisation du château et de ses dépendances « par une activité résidentielle respectueuse du site », hébergement d’étudiants, création d’un pôle de « recherche-action » et de conférences, musée du Vivant, « Grignon 2026 » aurait pu s’inscrire dans une trajectoire écologique bienvenue, à l’heure où le gouvernement multiplie les belles déclarations sur le changement climatique.
L’association Grignon 2000, composée d’anciens étudiants, d’enseignants-chercheurs et d’amis de Grignon, promettait également d’assurer une gouvernance transparente, « équilibré[e] entre les actionnaires et les associations », et de se financer par une grande campagne de souscription.
Mais l’offre de cette « cité de la Connaissance », pourtant soutenue par la commune de Thiverval-Grignon, ne s’élevait qu’à 13 millions d’euros, une somme visiblement trop maigre aux yeux de la DIE, qui n’a pas retenu le projet lors de la dernière étape de l’appel d’offres.
Une grande manifestation
Samedi 11 septembre, plus de 500 personnes se sont rassemblées devant les grilles du domaine de Grignon pour manifester, une fois de plus, leur profond désaccord.
Au milieu d’habitants, d’étudiants, de syndicalistes, de militants associatifs et de scientifiques, on pouvait y rencontrer plusieurs élus de tous bords politiques : Sophie Primas, sénatrice (LR) des Yvelines, le député européen Yannick Jadot, ou encore Delphine Batho, présidente de Génération Écologie, preuve que l’opposition dépasse les clivages politiques.
Présente à la manifestation, Nadine Gohard, maire de Thiverval-Grignon, a d’ores et déjà annoncé qu’elle refuserait toute modification du plan local d’urbanisme. Pendant son mandat, Alterea Cogedim ne pourra donc pas artificialiser le domaine. Ce sont au moins quelques années de sursis.
Ayant découvert « une faille » dans la procédure de cession du domaine, l’association Grignon 2000 « étudie la possibilité d’un recours auprès du tribunal administratif » : inaliénable car appartenant au domaine public, une forêt comme celle de Grignon ne peut normalement être vendue sans qu’une loi spécifique ne l’autorise.
L’État reviendra-t-il sur sa décision ? La forêt sera-t-elle sauvée, à minima ? Une seconde manifestation est prévue à Grignon, le 30 septembre. Le dossier ne semble pas encore clos.