Une nouvelle étude a compilé plus de 70 ans de comportements animaliers pour permettre une meilleure compréhension du monde animal. Et le résultat est clair : tout comme les humains, les autres mammifères, oiseaux, poissons et insectes ont également leurs propres cultures et traditions. Les résultats de cette étude nous invitent ainsi à repenser notre relation à eux, et la place qu’on leur accorde dans nos sociétés. Un article de Liza Tourman.
L’évolution de notre pensée sur notre rapport aux animaux
D’où, en occident, nous vient cette idée de séparation hiérarchique entre l’homme et l’animal ? En remontant le fil de notre pensée, fort est de constater que notre héritage judéo-chrétien a initié ce conditionnement idéologique.
En effet, on peut lire dans la Genèse : « Dieu, le souverain de la création, a délégué son autorité à l’humanité (Genèse 1.26). (Psaume 8.7) L’humanité est appelée à prendre autorité sur la terre et à la « soumett[re] » (Genèse 1.28) ; nous sommes appelés à un rôle supérieur, à contrôler la terre avec tout ce qui y vit.».
Par la suite, la domination de l’homme sur l’animal prend son essor durant la période antique (3300-3200 av JC) et triomphe avec l’apothéose du monothéisme. Terminé, la métempsycose de l’antiquité où l’âme humaine pouvait se réincarner dans le corps d’un animal.
Des philosophes célèbres, tel Aristote (IVème av JC), proclament qu’il ne faut avoir aucune empathie envers les animaux ; l’homme d’Etat Cicéron (Ier siècle av JC) le confirme : L’homme est le maître absolu du monde.
Le coup de grâce est donné par Descartes (XVIème siècle) et son célèbre « animal-machine » décrit comme un simple automate à l’inverse de l’homme qui possède une âme à l’image de Dieu. A lui l’intelligence et par voie de conséquence la mainmise sur la culture.
Ces courants de pensée amèneront au XIXème siècle le développement de la zootechnie à l’initiative de Claude Bernard, fondateur de la recherche fondamentale, qui transformera les animaux de ferme en producteurs de richesses performantes. Cet historique brosse de façon schématique notre évolution vers l’élevage industriel et notre rapport gestionnaire à la nature.
En parallèle, un autre mode de pensée a fait sa route. Il stipule que l’animal n’est ni un bien ni un prédateur ni un souffre–douleur mais un partenaire pour la chasse, une aide dans nos champs. Pour certaines civilisations, il incarne certaines croyances. Surtout, il a permis la conquête et le développement du commerce.
De ce fait, en 1789, Jeremy Bentham, philosophe et jurisconsulte anglais, fait une analogie entre l’esclavage et la condition animale. Il prononce cette célèbre citation :
« La question n’est pas : peuvent-ils raisonner, ni peuvent-ils parler, mais peuvent-ils souffrir ? »
Charles Darwin (1809-1882) resitue la place de l’homme dans la nature. Il souligne notre parenté avec nos cousins les singes et nous invite à penser que les animaux ressentent des sentiments similaires aux nôtres comme la douleur ou encore le bonheur.
On l’aura compris, les questions liées à la sensibilité animale, à son respect et à sa protection sont présentes depuis l’Antiquité. Hélas, notre anthropocentrisme a pris le dessus et rendu les animaux « bêtes ». Il n’est qu’à noter les expressions visant à les rabaisser : têtu comme une mule, bête comme une oie, féroce comme un chien enragé, etc.
Tout du moins dans les sociétés occidentales car si on élargit aux sociétés chamaniques ou encore aux représentations des dieux égyptiens ou indiens, leur statut était à minima équivalent à celui de l’Homme.
Un autre aspect a concouru à la prédominance de ce funeste courant de pensée : le manque d’études scientifiques. Aujourd’hui, les esprits s’ouvrent.
Dans Animal, livre numéro 5 de la Relève et la peste, Karine Lou Matignon, auteur, essayiste et journaliste, spécialiste de la relation entre l’homme et l’animal depuis près de trente ans, nous fait une synthèse exhaustive sur l’évolution des études relatives au comportements des animaux. En voici un résumé.
Évolution des études autour de la culture chez les animaux
En 1930, le behaviorisme apparaît. Des études par stimuli sont menées sur les animaux dans des laboratoires. Elles décrètent que ces derniers sont des automates pilotés par des instincts primitifs. Petit à petit les études s’élargissent, notamment avec Konrad Lorenz, biologiste, père de l’éthologie, étude des comportements des animaux dans leur habitat naturel. Entre sensibilité et conscience comment se manifestent les émotions, la conscience de soi, de la mort, de l’empathie, du langage ?
« Aujourd’hui les chercheurs ne se demandent plus si les animaux pensent mais comment ils pensent (…) L’intelligence se définit par rapport à l’environnement dans lequel tout être vivant se développe, mais aussi par les aptitudes qui sont les siennes pour appréhender le monde ».
Si l’homme est différent de l’animal par sa capacité à créer des concepts, il n’en reste pas moins qu’une forme d’intelligence est essentielle au bon fonctionnement de toute société. Les oiseaux fabriquent des hameçons pour récupérer leur nourriture dans les trous des arbres, certains poissons transforment de la roche en “ouvre–coquillages”.
Les grands singes utilisent des armes pour chasser, chaque groupe utilisant des techniques différentes pour pêcher, se protéger, communiquer. Des réunions politiques sont même monnaie courante. Les éléphants fabriquent des éponges végétales pour reboucher les trous qu’ils ont creusés afin d’éviter l’évaporation de l’eau.
En 2012, Greg Berns a établi que, côté cerveau, nous partagions avec les chiens une zone commune dévolue aux « émotions activées par l’amour, le plaisir de la nourriture, l’argent. Pour le chien, elle déclenche des émotions liées à l’amour, à l’attachement pour les humains proches de lui ».
Des études saisissantes ont mis en évidence que certains animaux comme les rats pouvaient éprouver du regret. Ces dernières demandant un exercice de conscience complexe, à savoir envisager une autre solution, nous ne pouvons que nous interroger davantage sur la capacité des animaux à penser.
Car il semble évident que nous dépassons alors le stade de l’émotion pour celui de la conscientisation. Or, qui dit conscience induit celle de soi et de la mort. Nombre de travaux ont constaté que chez des animaux, tant vertébrés qu’invertébrés, la disparition d’un de leur proche générait des comportements dépressifs pouvant durer plusieurs semaines.
Dans le delta de l’Okavango, une étude a mis en lumière des babouins portant le deuil de l’une des leurs. Encore plus poignant, Anne Engh et son équipe ont identifié comme étant la mère de la défunte, celle qui avait le comportement le plus dépressif. Comme nous, ces animaux sont aussi capables de mémoire.
En effet, plusieurs semaines après ce décès, le taux d’hormones de stress chez les femelles proches de la morte étaient anormalement élevé. En 2016, la biologiste marine, Csilla Ari, a expérimenté avec succès sur les raies mantas le test du miroir (1969) consistant à dessiner une tâche sur l’animal et à lui présenter un miroir. Si l’animal se concentre dessus, le test est réussi.
L’hypothèse voulant que la fracture entre Homme et animal vienne du fait que l’humain est doté d’une conscience, car doué de parole, a été bousculée dans les années 1950 après des recherches effectuées sur le langage échangé entre animaux démontrant que « les animaux communiquent ensemble, pensent sans avoir besoin d’user dans langage articulé ».
Qu’elle soit acoustique, auditive, olfactive, visuelle, tactique ou infrasonique, la communication y est florissante, passant de l’information simple comme la prévention en cas de danger à la plus complexe tel l’apprentissage chez les oiseaux de leur chant par un tuteur. Ce dernier n’est pas inné mais, à l’instar de notre langage, se transmet en plusieurs étapes.
Plus surprenant encore, des études ont démontré qu’au sein de plusieurs espèces, il pouvait, comme chez nous, y avoir des dialectes différents voire complexes. Et parfois, sans même avoir besoin de pousser les études pour le démontrer, mais simplement à partir du constat de l’impact humain sur la nature.
Par exemple, des chercheurs « étudiant le moineau à bec orange d’Amérique du sud ont découvert que la richesse du chant de cet oiseau se dégradait à mesure que l’homme détruisait la forêt. La dévastation de l’environnement des animaux empêche en effet les interactions sociales nécessaire à leur survie. »
70 années de recherche prouvent l’existence d’une culture propre
En corrélation avec tout ce que nous venons de dépeindre précédemment, le magazine Science vient de publier une étude sur l’observation des cultures et des traditions chez les animaux, étalée sur ces 70 dernières années.
Il a été mis en évidence que l’organisation des sociétés animales s’agençait de façon à optimiser leur bien-être et leur conservation. Elle permet pour le coup de décrypter leur évolution. Cette étude rapporte ainsi que les premières preuves de culture apparaissent à la moitié du XXème siècle avec les dialectes régionaux du chant des oiseaux et le lavage des patates douces approvisionnées par les singes japonais.
Ces découvertes ont stimulé la recherche chez les chimpanzés et les orang-outan, débouchant sur la compréhension de leur utilisation des armes ainsi que sur leur comportement sexuel.
Des études sur le long terme ont abouti à d’autres découvertes aussi déstabilisantes sur les cétacés, les poissons et les oiseaux. Les recherches en laboratoire et en extérieur ont permis d’étendre ces révélations aux insectes et aux abeilles.
Ces progrès méthodologiques ont mis en exergue le fait que la culture couvre, chez les animaux, une diversité de domaines comportementaux comme la recherche de nourriture, la communication vocale, parfois spécifique pour certaines proies, les voies de migration, les sites de nidification et le choix des partenaires.
La culture forme une tradition qui se transmet de génération en génération. Il y a ainsi chez certaines espèces un processus cognitif d’apprentissage interactif comme se conformer à la majorité ou encore imiter les aînés jugés plus « qualifiés ». Il ne dépend donc en rien de l’hérédité.
« La culture imprègne la vie des animaux, du stade juvénile à l’âge adulte, explique le zoologiste britannique Andrew Whiten, professeur de psychologie évolutive et développementale qui a dirigé l’étude. Les jeunes de nombreuses espèces apprennent de leurs parents puis d’autres adultes. Ils commencent même par s’intéresser aux individus de leur groupe qui montrent la meilleure expertise, par exemple dans l’utilisation d’outils. »
L’héritage culturel a des implications profondes pour la biologie évolutionniste et ses recherches. Aussi l’ONU a-t-elle reconnu l’importance de ces dernières en matière de politique et de pratique de conservation.
Quelles sont et seront les conséquences de toutes ces découvertes sur la place que l’on donne à l’homme ? Doit-on le redéfinir précisément à partir des critères qu’il donne au mot culture ? Sans pousser à l’extrême, à savoir que l’animal est un humain en tout point, ce qui sèmerait la confusion, on peut cependant avancer, en observant différemment nos amis les animaux, qu’il est grand temps de modifier nos prismes de lecture car d’autres réalités sont possibles. Peut-être en redéfinissant tout simplement notre relation à partir du Vivant ?
Lexique
Culture : N.F. XIIème siècle. Ensemble des acquis littéraires, artistiques, artisanaux, techniques, scientifiques, des mœurs, des lois, des institutions, des coutumes, des traditions, des modes de pensée et de vie, des comportements et usages de toute nature, des rites, des mythes et des croyances qui constituent le patrimoine collectif et la personnalité d’un pays, d’un peuple ou d’un groupe de peuples, d’une nation.
Homme : N.M siècle, Xème siècle. hom, om. Issu du latin hominem, accusatif de homo, « homme, être humain ». Être humain de l’un ou l’autre sexe. 1. Pour désigner l’espèce humaine en général. 2. Considéré comme présentant les qualités et les faiblesses inhérentes à la nature humaine
Animal : N.M. XIIème siècle. Être organisé présentant une sensibilité et une motilité générales ou locales souvent en rapport avec un système nerveux.