Lactalis pollue depuis des années des dizaines de rivières françaises ; Lactalis a élaboré un système d’évasion fiscale de grande envergure ; Lactalis pratique le mouillage du lait, recycle les fromages, dissimule ses négligences sanitaires, traque les syndicalistes… C’est ce que révèle une nouvelle enquête du média d’investigation Disclose. Mené pendant un an par quatre journalistes, Mathias Destal, Marianne Kerfriden, Inès Léraud et Geoffrey Livolsi, qui ont épluché des centaines de documents, recueilli des dizaines de témoignages, entrepris plusieurs analyses sur le terrain, ce reportage saisissant expose au grand jour « l’étendue des dérives impliquant » le géant français des produits laitiers.
Fondé en 1933 en Mayenne, Lactalis est devenu en moins de cent ans une multinationale tentaculaire, numéro un mondial des produits laitiers, dont le chiffre d’affaires avoisine les 20 milliards d’euros. Aujourd’hui, le groupe possède 266 sites industriels répartis dans une cinquantaine de pays, emploie 85 000 salariés, transforme cinq à six milliards de litres de lait chaque année, fabrique des centaines de millions de fromages, de desserts, de poudres, de beurres, de protéines animales… On le retrouve derrière des marques telles que Lactel, La Laitière, Président, Bridélice, Chaussée aux Moines, Salakis, Société ou La Vache qui Rit. Non coté en bourse malgré sa taille gigantesque, Lactalis se structure en une myriade de filiales et de marques, des centaines d’entreprises locales dont les bénéfices convergent vers le siège, puis disparaissent dans des paradis fiscaux.
Un système d’évasion fiscale de grande envergure
Entre 2013 et 2018, révèlent les journalistes de Disclose, Lactalis aurait escroqué l’administration fiscale de 220 millions d’euros dus au titre de l’impôt sur les sociétés. Les enquêteurs ont décortiqué trois mécanismes à l’origine de cette évasion massive de capitaux : la création de dettes fictives, de créances entre les sociétés du groupe et d’emprunts entre filiales.
En quelques mots, le mécanisme de la dette fictive consiste à payer les producteurs quarante jours après la livraison du lait, afin de faire baisser sur le papier les bénéfices de l’entreprise. Basée en Belgique, une holding du groupe, BSA International, rachète la dette de presque toutes les filiales dans lesquelles elle détient des parts, puis déclare aux pouvoirs publics des résultats médiocres, avant de se renflouer, tout naturellement.
De la même manière, la société BSA International fait remonter vers elle les créances de toutes ses filiales : c’est le second mécanisme. Au lieu d’enregistrer dans le pays de production ou de vente ses bénéfices, la filiale de Lactalis les transfère vers la société belge auprès de laquelle elle a contracté des dettes, ce qui diminue d’autant la proportion d’impôts qu’elle aura à payer. Cette astuce aurait permis à Lactalis de faire circuler 1,2 milliard d’euros vers BSA International rien qu’en 2018.
Enfin, les emprunts. Une société-écran luxembourgeoise, Nethuns, dont BSA International est actionnaire, accorde des prêts gigantesques aux filiales, qui seront remboursés avec force intérêts, transformés du même coup en autant de bénéfices. Grâce à cette méthode, BSA France aurait réduit ses bénéfices de 19,5 millions d’euros entre 2018 et 2019, s’épargnant 55 % des impôts qu’elle aurait dû régler au Trésor.
La société-écran Nehtuns, conseillée par la banque Société générale, est détenue à hauteur de 33 % par chaque membre de la fratrie Besnier, propriétaire de Lactalis. Une fois les dettes de BSA International réglées et ses créances récupérées, Nethuns fait disparaître ses bénéfices mirobolants du Luxembourg vers des paradis fiscaux.
La pollution de dizaines de rivières françaises
En enquêtant pour les seules dix dernières années, les journalistes de Disclose ont découvert que 38 usines détenues par le groupe Lactalis (sur les 60 passées en revue) avaient pollué ou polluent toujours des cours d’eau, en parfaite violation du Code de l’environnement.
Ces 38 usines sont toutes des installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE). Régime dérogatoire, le statut d’ICPE autorise une usine à déverser ses eaux usées dans la nature, à condition qu’elle les épure et procède à des mesures d’auto-surveillance. Autrement dit, les eaux sont censées être drastiquement traitées avant le rejet, et évaluées pour qu’elles ne présentent aucun danger sanitaire ou environnemental. Les auto-surveillances sont transmises à la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL), dont les 1 600 agents sont chargés de contrôler quelque 500 000 installations… Trop peu pour empêcher la pollution.
Sur les 38 sites violant le Code de l’environnement, les journalistes de Disclose en ont recensé 34 dépassant les rejets de polluants autorisés, 19 rejetant un volume supérieur à l’autorisation, 17 ayant pollué un cours d’eau, dont 7 ayant entraîné une mortalité avérée de poissons.
Disclose cite l’exemple de la fromagerie de la marque L’Étoile du Vercors, produisant du Saint-Marcellin et du Saint-Félicien. Non raccordée à une station d’épuration, cette usine déverserait depuis une dizaine d’années 100 000 mètres cubes d’eaux souillées par an dans l’Isère (40 piscines olympiques), au point que la pollution serait visible depuis l’espace. On est en plein cœur du Parc naturel régional du Vercors, normalement protégé par son statut. Et pourtant, chaque jour, 600 kilos de produits toxiques comme des détergents industriels sont librement rejetés dans la rivière.
Après maintes investigations, les policiers de l’Office français de la biodiversité (OFB), alertés par une association, s’aperçoivent que les auto-surveillances effectuées par la fromagerie évitent délibérément de rechercher la présence de certaines substances comme le cyanure, le plomb, le cuivre ou le nickel dans leurs eaux usées, à la demande de la direction du groupe elle-même. Pire, une dizaine d’usines sur les 38 en infraction auraient transmis aux services de l’État des rapports d’auto-surveillance falsifiés.
Pourquoi Lactalis préfère-t-il se passer de contrôle, éviter les traitements, au risque de finir en procès ? La raison est simple : les procédures de traitement des eaux usées sont bien plus chères que les amendes, dix fois plus chères, si l’on en croit les journalistes. Vu la lenteur des procès et le manque d’effectifs de l’OFB, mieux vaut donc empoisonner l’environnement.
Le mouillage du lait et la récupération des eaux de lavage
Selon les journalistes de Disclose, pour augmenter toujours plus ses bénéfices, Lactalis utiliserait de nombreuses techniques strictement interdites sur notre territoire, à commencer par le réemploi de produits souillés. Un fromage tombe au sol. Au lieu de le jeter, la direction du groupe recommande à ses usines de le fondre à nouveau pour en faire du fromage à pizza ou de la Vache qui Rit, au mépris des dangers sanitaires que de tels procédés font peser.
Le recyclage de matières usées ne s’arrête pas aux accidents de chaîne : il est aussi appliqué systématiquement au lait et aux crèmes desserts. Quand les petits pots de la marque La Laitière sont remplis, témoigne pour Disclose un ancien salarié de Lactalis, les tuyaux de l’usine sont lavés à l’eau claire. Le mélange d’eau et de crème qui en résulte est consigné dans des cuves de recyclage, dont le contenu sera disséminé dans les crèmes desserts du prochain cycle de production.
De la même manière, les usines de Lactalis pratiquent le mouillage du lait à grande ampleur. En bref, chaque bouteille de lait sortant de ces sites de fabrication contiendrait une part non négligeable d’eaux blanches issues du rinçage des tuyaux et de « perméat », un mélange de protéines et d’eau, de très faible coût. Alors que le groupe Lactalis a été condamné pour avoir trafiqué, en 1997, 684 millions de litres de lait, il procéderait toujours au mouillage.
2017 : le scandale du lait infantile contaminé : Lactalis savait tout
Enfin, le dernier volet de l’enquête de Disclose revient sur l’affaire du lait infantile contaminé. Début décembre 2017, les autorités sanitaires françaises sont alertées de dizaines de contaminations d’enfants de moins de six moins par des salmonelles. Ces bactéries hébergées dans l’intestin des animaux vertébrés comme la vache sont le plus souvent transmises à l’homme par des aliments infectés, dont les produits laitiers. Chez le nourrisson, les infections déclenchées par les salmonelloses peuvent être graves, voire mortelles.
Très vite, les autorités sanitaires découvrent que les infections proviennent de poudres de lait infantile des marques Picot et Milumel, fabriquées dans l’usine Celia de Craon, appartenant à Lactalis. Une première série de 620 lots sont rappelés, mais Lactatis, jouant l’inertie, bloque les retraits supplémentaires. Le 12 janvier 2018, soit un mois et demi plus tard, c’est l’ensemble de la poudre de lait qui est finalement retirée du marché puis détruite.
Selon les enquêteurs, qui ont remis un rapport de 234 pages au parquet de Paris, « la stratégie du groupe Lactalis a consisté à réduire l’impact des opérations de retrait et rappel au strict minimum », en dissimulant notamment certaines informations essentielles de ses auto-contrôles. Les dirigeants de la multinationale auraient consciencieusement menti aux autorités publiques, afin de limiter l’impact du scandale au sein de la population.
Les journalistes révèlent que Lactalis avait été alerté dès juillet 2017 de cas de contamination aux salmonelles sur le territoire métropolitain. Au sein de l’entreprise, on savait donc depuis des mois que du lait infantile avait été infecté, mais on n’a pas ordonné de rappel.
Après le scandale, au cours du mois de décembre 2017, une expertise menée sur le site de Craon pointe « un manque de culture de la sécurité alimentaire » et préconise une « refonte complète du plan de maîtrise sanitaire ». Mais ce rapport cinglant n’aurait pas dû surprendre la direction de l’usine, qu’on avait déjà averti 29 fois depuis 2008 des risques de contamination. Selon Disclose, Lactalis n’aurait pas tenu compte de ces avertissements et aurait même censuré l’expertise de décembre 2017. Encore aujourd’hui, les dirigeants du groupe refusent de reconnaître leur implication dans ce scandale.