Avec Tullow Oil, compagnie britannique, et CNOOC, une compagnie chinoise, Total prévoit de construire plus de 400 puits de pétrole et le plus long oléoduc chauffé au monde, qui devrait traverser l’Ouganda et la Tanzanie. Après plusieurs enquêtes de terrain, un regroupement d’ONG lance l’alerte sur les conséquences dévastatrices de ces projets pharaoniques sur les communautés locales et des écosystèmes d’une biodiversité unique. Face à la résistance locale, la criminalisation et la répression des militants écologistes s’amplifie en Ouganda, une atteinte directe aux droits humains.
La course à l’or noir
En Afrique de l’Est, la découverte d’un immense gisement de pétrole a aiguisé l’appétit des industriels. Situé sur les rives du lac Albert en Ouganda, l’un des plus grands gisements d’Afrique possède des réserves estimées contenir au moins 1,7 milliards de barils. Pour exploiter ce gigantesque trésor d’or noir, le géant énergétique français Total s’est allié avec les sociétés chinoise CNOOC et britannique Tullow pour créer deux méga-projets.
Le premier, Tilenga, consiste en l’exploitation de gisements à travers le forage de 419 puits de pétrole, essentiellement situés dans l’aire protégée de Murchison Falls dans la région du lac Albert en Ouganda. Le deuxième, EACOP, est un oléoduc chauffé de 1 445 kilomètres qui acheminerait le pétrole depuis le lac jusqu’au port de Tanga en Tanzanie, pour partir à l’export.
Selon Patrick Pouyanné, le PDG de Total, ce projet « s’inscrit pleinement dans la stratégie d’acquisition de ressources long terme à bas coût de l’entreprise ».
Aujourd’hui, après près de deux décennies d’exploration pétrolière, les entreprises sont prêtes à finaliser l’ultime décision d’investissement qui lancera l’exploitation et la construction de l’oléoduc dont les travaux devraient débuter à la fin de l’année.
Mais pour voir le jour, ces méga-projets doivent d’abord exproprier de nombreuses familles habitant dans les zones pétrolifères, en plus de menacer des écosystèmes aussi fragiles qu’essentiels.
Un regroupement d’ONG ont ainsi entamé une série d’actions pour lancer l’alerte, et exhorter le gouvernement ougandais et les compagnies pétrolières à respecter les droits humains les plus basiques.
L’impact environnemental et humain
Alors qu’en 2019, les Amis de la Terre France et Survie avaient lancé l’alerte avec un premier rapport d’enquête, deux nouveaux rapports, publiés le 10 septembre par la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH) et l’ONG Oxfam, font la liste de toutes les menaces qui pèsent sur les communautés et les écosystèmes locaux après deux ans d’enquête sur le terrain.
Pour les familles, l’expropriation est parfois cruelle : perturbation des modes de vie traditionnels, dépossession de territoires, expulsions et acquisitions forcées des terres, faibles compensations et processus de réinstallation opaque, importants délais de paiement des compensations dans l’achat de terres, des procédures de rachats fonciers et de déplacements de personnes inadaptées…
Dans son droit de réponse aux ONG, Total précise que 622 « personnes » ont d’ores et déjà été expropriées et ont reçu de l’argent en compensation et que l’entreprise est pleinement consciente des impacts sur les communautés locales.
« Total joue avec les mots. Ce ne sont pas 622 personnes mais 622 foyers. Nos observateurs de terrain nous ont rapporté que certaines familles attendent leur compensation depuis 2 ans. Sur place, ils ont des maisons précaires qu’on leur interdit de réparer, et n’ont pas le droit d’enterrer leurs morts sur leurs terres ! La plupart des gens vivent de l’agriculture avec des plantes qui mettent du temps à pousser comme le manioc. Après avoir interdit toute culture dans certaines zones, Total leur aurait dit désormais qu’ils sont autorisés à avoir juste des cultures saisonnières, qui prennent moins de trois mois à pousser.Mais ces dernières ne permettent pas de subvenir aux besoins de leurs familles voire ne poussent pas dans certaines zones » explique Juliette Renaud, des Amis de la Terre France, à La Relève et La Peste
Au total, l’acquisition de terres pourrait impacter des milliers de familles autour du lac Albert et plus de 12 000 familles le long de la route du pipeline. Et l’expropriation n’est pas la seule menace qui pèse sur les familles.
« Les populations résidant autour des gisements de Kingfisher et Tilenga dénoncent une quantité de plus en plus limitée d’eau potable du fait de la destruction ou de la contamination de certains puits d’eau potable par les constructions routières et les activités d’exploration pétrolière. Le rapport Empty Promises Down the Line? a documenté les inquiétudes des communautés interviewées le long du trajet de l’oléoduc quant à l’augmentation potentielle des maladies liées à la qualité de l’eau et aux potentielles épidémies de fièvre typhoïde, de dysenterie et de choléra dans les zones accueillant ces projets pétroliers. » expliquent la FIDH et OXFAM dans leurs rapports.
Ces méga-projets transformeraient dramatiquement plusieurs réserves naturelles. Le lac Albert, d’une superficie de 5 300 km², est ainsi réputé pour sa biodiversité : l’un des plus riches en poissons au monde avec plus de 50% d’oiseaux et 39% des espèces de mammifères du continent africain qui y sont représentés.
Malgré cela, les entreprises prévoient de forer 419 puits de pétrole situés… près du lac Albert.
Or, toute fuite de pétrole dans le lac Albert, le lac Victoria ou le parc des Murchison Falls aurait des conséquences catastrophiques, à la fois sur ces écosystèmes exceptionnels et pour les communautés qui en vivent. Les sources d’eau autour des deux lacs sont notamment vitales pour des dizaines de milliers de personnes en Afrique de l’Est. C’est aussi une des sources du Nil, dont la contamination serait donc dramatique pour des millions de personnes.
En plus des 12 000 familles expropriées, le nombre de personnes impactées est donc une source d’inquiétude majeure pour les ONG présentes sur place qui ont souvent eu des difficultés à recueillir des témoignages face à la pression exercée par les autorités ougandaises contre les contestataires aux projets.
La fabrique du silence
En effet, la société civile subit une répression de plus en plus forte en Afrique de l’Est. Les journalistes, les chercheurs ou les locaux qui s’opposent ou exigent des explications claires sont régulièrement pris pour cible par les autorités.
Dernier exemple en date, trois journalistes et six défenseur.se.s de l’environnement ont été arrêtés de manière préventive par la police de Hoima, en Ouganda. Ils s’apprêtaient à dénoncer la destruction d’une des plus grandes réserves forestières du pays, la forêt de Boguma mise en danger par l’industrie sucrière, et les risques posés par le développement pétrolier dans l’ouest de l’Ouganda. Et leur cas est loin d’être isolé.
« Il y a déjà quelques mois, des membres des communautés affectées par le projet de Total venus témoigner en France avaient été harcelés et arrêtés à leur retour en Ouganda, et ont dû fuir loin de chez eux. Ces arrestations et autres formes d’intimidations semblent devenir de plus en plus systématiques, c’est inadmissible ! Elles visent clairement à faire taire les voix critiques et à dissuader les défenseurs et les journalistes de se mobiliser et communiquer sur les violations des droits humains en cours et sur les impacts environnementaux de ces-méga-projets. » témoigne Juliette Renaud, des Amis de la Terre France, pour La Relève et La Peste
En juin dernier, quatre rapporteurs spéciaux des Nations Unies avaient également sonné l’alarme sur la situation des défenseurs des droits humains dans la région et précisaient :
« Nous craignons en outre que le harcèlement dont ils font l’objet n’empêche d’autres personnes ougandaises touchées par le projet pétrolier de Total Uganda d’exercer leurs droits à la liberté d’opinion et d’expression. »
Les rapporteurs ont adressé leurs craintes aux autorités ougandaises et françaises, mais aussi à Total pour que la multinationale prenne ses responsabilités sur ces aspects et cesse de se cacher derrière l’autoritarisme du gouvernement ougandais. Dans leur courrier, les rapporteurs de l’ONU demandent expressément au gouvernement français de s’assurer du respect de la loi française relative au devoir de vigilance, et à Total de décrire la façon dont la multinationale se conforme à cette loi.
La responsabilité de Total
Le 24 juin 2019, les Amis de la Terre France, Survie et quatre associations ougandaises – AFIEGO, CRED, NAPE / Amis de la Terre Ouganda et NAVODA – avaient mis en demeure Total SA pour non respect de la nouvelle loi française sur le devoir de vigilance.
Selon cette loi, les maisons-mères des multinationales peuvent être tenues responsables des atteintes aux droits humains et à l’environnement que peuvent provoquer leurs activités, en France comme à l’étranger. Cette bataille se joue au tribunal, et s’annonce âpre pour les protecteurs de l’environnement et des droits humains.
Fin janvier, le tribunal de Nanterre a considéré que ce litige ne relève pas de sa compétence mais de celle du tribunal de commerce. Les associations contestent cette interprétation et ont donc fait appel. Avec le coronavirus, l’audience a été reportée au 28 octobre et promet d’être importante en terme de jurisprudence.
« Au vu de l’urgence de la situation en Ouganda, nous demandons donc à la Cour d’appel de juger non seulement la question de savoir quel tribunal est compétent, mais également le fond de l’affaire, c’est-à-dire de trancher si oui ou non Total a violé la loi sur le devoir de vigilance. Nous espérons ainsi que le juge de la Cour d’Appel de Versailles pourra reconnaître la gravité des atteintes et risques d’atteintes aux droits humains et à l’environnement, et ordonner à Total de prendre des mesures concrètes pour changer radicalement ses pratiques en Ouganda. » explique Juliette Renaud, des Amis de la Terre, pour La Relève et La Peste
Face à l’ampleur des enjeux, cette action en justice s’inscrit dans une stratégie bien plus vaste menée par toute une coalition internationale mobilisée sur le projet pour éviter qu’il ne se réalise. Une pétition a déjà récolté plus d’un million de signatures en un mois et les médias s’emparent de plus en plus du sujet.
Cette polémique environnementale et sociale vient entacher la multinationale française alors qu’elle vient d’annoncer en grande pompe la fermeture de la raffinerie de Grandpuits pour la remplacer par une « plate-forme zéro pétrole » dans la métropole. Un signe révélateur des pratiques néocoloniales persistantes au sein des grandes industries françaises.
Total est par ailleurs impliqué dans un projet écocidaire gazier au Mozambique avec le soutien de l’Etat français, et une gigantesque usine à gaz en Arctique russe.
« Plus on avance dans le temps, plus ils vont chercher le pétrole et le gaz dans des zones qui étaient jusqu’ici protégées, avec beaucoup plus de forages en offshore profond et d’hydrocarbures non conventionnels. On est en train de repousser beaucoup plus loin les frontières de l’extractivisme. Des pratiques qu’on avait déjà vues au Nigeria, en Birmanie et en Argentine se répètent en pire : les projets sont de plus en plus dangereux en termes d’impacts climatiques, environnementaux et sociaux. » avertit Juliette Renaud, des Amis de la Terre, à La Relève et La Peste
Lorsque ces projets sont soutenus par le gouvernement, comme c’est le cas en Arctique, on peut déplorer que cette recherche effrénée d’énergies fossiles prenne le dessus sur une politique nationale efficace de réduction de la consommation d’énergie, seul levier véritable pour tenir nos objectifs climatiques.
En Afrique de l’Est, les opérations de forage deviennent un autre symbole d’un modèle à bout de souffle, et cela encore une fois au détriment des populations les plus fragiles et des dernières zones naturelles qu’il nous reste.
crédit photo couv : DELIL SOULEIMAN / AFP