Mercredi 18 mai 2022, la cour d’appel de Paris a confirmé la mise en examen du groupe cimentier Lafarge pour « complicité de crimes contre l’humanité » concernant ses activités jusqu’en 2014 en Syrie. Le cimentier est accusé d’avoir donné plusieurs millions d’euros à des groupes terroristes et leurs intermédiaires afin de maintenir l’activité d’une usine en Syrie lorsque le pays sombrait dans la guerre. Suite à l’annonce de sa mise en examen, le groupe a aussitôt annoncé vouloir engager un recours.
C’est un véritable retournement de situation qui a lieu avec cette nouvelle décision, pour une épopée judiciaire lancée en 2017. En 2019, Lafarge avait obtenu l’annulation de sa mise en examen grâce à la cour d’appel de Paris. C’est la Cour de cassation qui avait relancé l’affaire en septembre 2021 en cassant la décision de la cour d’appel prise deux ans plus tôt.
En 2022, contre l’avis du parquet général, la cour d’appel a également prononcé le maintien de la mise en examen de Lafarge pour « mise en danger de la vie d’autrui », c’est-à-dire des ex-salariés syriens qui ont été amenés à continuer leur activité dans la cimenterie de Jalabiya alors que la région était en proie à la guerre civile.
Relire notre article de 2018 sur le sujet.
Une mise en examen historique
La société Lafarge est poursuivie en justice pour complicité de crimes contre l’humanité. Fusionnée en 2015 avec le suisse Holcim, le leader mondial des matériaux de construction a voulu maintenir son activité en Syrie pendant la guerre… jusqu’à financer plusieurs groupes armés, dont l’Etat islamique.
Les juges d’instruction ont retenu quatre chefs d’inculpation : « financement d’une entreprise terroriste», « mise en danger de la vie d’autrui », « violation d’un embargo », et « complicité de crimes contre l’humanité ».
Considérée comme personne morale, l’entreprise encourt la dissolution. Elle est en outre soumise à un contrôle judiciaire comprenant une caution de 30 millions d’euros.
En retenant la « complicité de crimes contre l’humanité », les magistrats ont rendu cette audition historique.
C’est la première fois qu’une multinationale est poursuivie pour cette infraction. En droit français, une personne morale peut être responsable pénalement, mais devant la Cour pénale internationale, seuls des individus sont poursuivis. C’est aussi la confirmation qu’une maison mère peut être mise en examen pour l’activité de l’une de ses filiales à l’étranger.
Le rôle de Sherpa et l’ECCHR
À l’origine de l’ouverture de l’information judiciaire en juin 2017, il y a une plainte déposée par Sherpa et le Centre européen pour les droits constitutionnels et humains (ECCHR). Sherpa est une organisation non gouvernementale luttant contre les crimes économiques. Elle observe en particulier l’activité des entreprises à l’étranger.
En mai, l’association avait rédigé une note juridique pour que soit retenue la « complicité de crimes contre l’humanité ». Défendant onze anciens salariés syriens, elle s’est constituée partie civile.
« Nous estimons que Lafarge a commis un certain nombre d’actes positifs de complicité. Par exemple, le fait que l’entreprise maintienne son activité, alors que toutes les autres grandes sociétés sont parties. Ou encore que les salariés soient forcés d’aller à l’usine et qu’il n’y avait pas de plan d’évacuation prêt. Et surtout les nombreuses sources de financement des groupes armés, à hauteur de millions d’euros. » explique un membre de Sherpa, Marie-Laure Guislain, responsable du contentieux.
Accusations
Afin de franchir les check-points et continuer son activité dans le nord de la Syrie, Lafarge est accusée d’avoir versé de l’argent à des groupes armés. À partir de 2012 et pendant deux ans, des « donations » — c’est ainsi que l’écrivent les dirigeants de l’époque dans leurs échanges par mail — sont faites à Daesh et à un groupe affilié à Al-Qaeda, le Front al-Nusra.
En plus de cela, l’entreprise intègre dans ses prix de vente une taxe prélevée à ses clients par le groupe terroriste.
Enfin, la société achète des matières premières comme le gypse et la pouzzolane dans des carrières contrôlées par Daesh et à des fournisseurs liés à l’organisation.
L’intentionnalité
Reste la question de l’intentionnalité. En droit français, la complicité repose sur un élément matériel et sur un élément intentionnel.
Le financement est l’élément matériel. Il a été établi par l’enquête :
« Les diverses sources de financement de l’EI ont largement contribué au renforcement de ses capacités humaines, matérielles et opérationnelles et, par voie de conséquence, à la commission des crimes contre l’humanité » notent Sherpa et l’ECCHR.
Quant à l’élément intentionnel, il réside dans la connaissance que pouvait avoir l’entreprise des crimes de Daesh et dans le fait que ses actions contribueraient à ce qu’ils soient commis. C’est avec ce raisonnement que les juges d’instruction ont estimé que Lafarge avait facilité en connaissance de cause les exactions perpétrées par l’EI, puisqu’elle n’avait pu ignorer leur existence.
« Sans les armes de pointe que Daesh possédait, le groupe terroriste n’aurait pas eu cette force de frappe, que ce soit en Syrie, en France ou dans le monde. Et c’est notamment grâce au business des matières premières qu’ils se sont constitué une fortune. » soutient Marie-Laure Guislain.
Justifications
Les avocats de Lafarge ont l’intention de faire appel. Christophe Ingrain, avocat de Lafarge SA, tente de justifier le comportement de l’entreprise :
« Il y a eu des erreurs de commises, dans un cadre qui était un cadre très difficile et très complexe. Les salariés ont vécu des moments épouvantables. En dépit de cette situation épouvantable, leur sécurité est toujours restée au cœur des préoccupations et des priorités de Lafarge. »
En 2012, 9 salariés de l’entreprise avaient été enlevés par une bande armée. En 2014, des membres de Daesh avait pénétré dans l’usine. Les derniers des 25 ouvriers présents sur le site s’étaient enfuis seulement 2 heures auparavant. La direction avait ordonné à ses salariés :
« En cas d’attaque de l’usine, réfugiez-vous dans les tunnels et attendez. Surtout, pas de fuite en voiture en cas d’urgence. ».
Mustafa SheikhNuoh, salarié de Lafarge en Syrie a déclaré ensuite :
« Pour moi, les dirigeants de cette société ne cherchaient qu’à gagner de l’argent. »
Répercussions
Le groupe semble avoir été repris en main par les cadres du suisse Holcim, au détriment des dirigeants français.
Dans un communiqué, le président du conseil d’administration de LafargeHolcim Beat Hess a précisé :
« Nous regrettons profondément ce qui s’est passé dans notre filiale syrienne et, dès que nous en avons été informés, nous avons immédiatement pris des mesures fermes. Aucune des personnes mises en examen n’est aujourd’hui dans l’entreprise. ». Bruno Lafont et Eric Olsen, anciens responsables de Lafarge, ont dû quitter leur poste en 2017 et le 25 mai, le groupe a annoncé la fermeture de son siège parisien.
Les répercussions de cette affaire sont donc déjà visibles. Pour Sherpa et l’ECCHR, elle « marque un pas décisif dans la lutte contre l’impunité des multinationales opérant dans des zones de conflits armés ».