Alors que la consommation mondiale de viande augmente constamment, plusieurs ONG internationales tirent la sonnette d’alarme face au désastre écologique provoqué par la monoculture intensive du soja – massivement utilisé dans les élevages à travers le monde – dans les régions productrices comme l’Amérique du Sud.
Un penchant carnivore
L’homme a un faible pour la viande. Autrefois réservée aux plus riches – en témoigne le décret légendaire d’Henri IV pour mettre du poulet une fois par semaine sur la table de chacun de ses sujets – ce savoureux marqueur social a la cote : menée par les pays en voie de développement (46 % des volumes sont consommés en Asie) dont le niveau de vie augmente, sa consommation devrait pratiquement doubler entre 2010 et 2050, selon les projections de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
En France, si les progrès de l’écologie, conjugués à une certaine baisse du pouvoir d’achat, ont conduit les Français à bouder légèrement les boucheries (-3 % entre 2005 et 2015), tous deux restent copains comme cochons. Ainsi, la viande représente encore 67 % du marché de la grande distribution dans l’Hexagone, avec une consommation annuelle moyenne de 86 kg par habitant.
Soja, so good
Notre penchant pour la viande n’est pas sans conséquences ; si l’on s’intéresse de près à ce que l’on mange, on scrute avec moins d’attention ce que mange notre nourriture. Dans le cas précis de la viande, il s’agit de soja – beaucoup de soja.
Selon une estimation de WWF, chaque consommateur français occupe l’équivalent d’un terrain de basket de culture de soja pour sa simple consommation de viande. Le résultat, à l’échelle de la planète, est vertigineux : essentiellement utilisé sous la forme de tourteaux, mais aussi d’huile et de farine, le soja est le premier composant des nourritures animales à travers le monde : une filière qui monopolise entre 70 et 90% de la production mondiale, soit 300 millions de tonnes.
La production de soja, en plein essor (multipliée par dix entre 1960 et aujourd’hui), est essentiellement assurée par les Etats-Unis et l’Amérique du Sud (Brésil en tête, mais aussi Argentine, Bolivie ou encore Paraguay), ridiculisant les efforts de la France par exemple, dont la production nationale n’assure que 3% de la consommation ; le reste est importé. De l’autre côté de l’Atlantique s’étendent donc de vastes étendues agricoles subvenant aux besoins gargantuesques de la filière : selon une étude de l’ONG Mighty Earth, un million de kilomètres carrés de terres y est consacré (soit la surface cumulée de la France, de l’Allemagne et du Benelux).
« Chaque consommateur français occupe l’équivalent d’un terrain de basket de culture de soja pour sa simple consommation de viande. »
Encouragés par leurs clients, les géants de l’export comme les américains Cargill (120 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel) ou Bunge, les fermiers d’Amérique du Sud ont grignoté depuis plusieurs décennies sur les terres vierges du continent : entre 2001 et 2010, 4 millions d’hectares (soit 400 fois la superficie de Paris) sont ainsi partis en fumée pour laisser place à la monoculture du soja, dont 2,6 millions au Brésil. Ces parcelles sont directement découpées dans un territoire à la biodiversité fourmillante, que ce soit la forêt amazonienne (30 % de la faune et de la flore mondiale, 10 % des mammifères terrestres, 15 % des plantes connues) ou les savanes avoisinantes.
Le centre de la cible
Alertées par cet état de fait, des associations environnementales se mobilisent régulièrement pour défendre la nature contre l’avidité de l’industrie agroalimentaire. Dans le cas de la forêt amazonienne, la déforestation, qui a connu son apogée dans les années 90, est en constant recul. C’est notamment grâce à la campagne de Greenpeace, lancée en 2006, qu’on pourrait traduire par « l’Amazonie dévorée ». Dans un rapport adressé aux exportateurs de soja et à leurs clients (notamment McDonald’s), l’ONG démontrait l’exploitation illégale de terres protégées menée par Cargill au Brésil.
L’efficacité de ce rapport est surprenante : dans l’année qui suit, un moratoire est décrété par les industriels (producteurs, revendeurs, acheteurs de la viande comme McDonald’s), en collaboration avec des ONG et le gouvernement brésilien, afin « d’exclure des circuits commerciaux légaux les cultivateurs qui auraient planté sur des terres nouvellement conquises sur la forêt tropicale ». Renouvelé chaque année jusqu’en 2016, où il a été rendu permanent jusqu’à nouvel ordre, le moratoire a permis de réduire de 30% à 1,25% la part de responsabilité de la culture du soja dans la déforestation. Aujourd’hui, les exportateurs travaillent avec le gouvernement brésilien sur une solution permanente au problème.
Report du problème
L’histoire, malheureusement, ne s’arrête pas là. Ne pouvant plus s’attaquer à la forêt amazonienne, les producteurs de soja se sont tournés vers les régions voisines, comme la savane du Cerrado, une étendue sauvage de 2 millions de km2, abritant 5% de la biodiversité mondiale, dont certaines espèces menacées de disparition (le jaguar, le fourmilier géant ou le loup à crinière). D’autres régions, comme la forêt atlantique du Brésil (dont il ne reste aujourd’hui plus que 7%), ou encore les forêts de Bolivie, sont touchées.
Dans un rapport publié en 2012, « Soja, un arrière-goût de déforestation », le WWF fait le point sur la responsabilité de la culture du soja dans la disparition des forêts d’Amérique du Sud. Reprenant les chiffres avancés plus tôt par Greenpeace, l’étude y ajoute un volet décrivant les conséquences environnementales, sociales et sanitaires de la monoculture sur ces territoires. Ainsi, en plus de nuire à un écosystème crucial pour la planète (réservoir de découvertes génétiques, « poumon » naturel qui renouvelle le dioxygène dans l’atmosphère), « le soja peut tuer », énonce le rapport. Ce dernier cite l’exemple de Petrona Villasboa, dont le fils de 11 ans a été tué par une pulvérisation de pesticides alors qu’il rentrait de l’école à vélo, en 2003. Le danger est aussi social : en détruisant la forêt, la monoculture prive de nombreuses communautés paysannes et indigènes de leur foyer, les forçant à un exode rural paupérisant. Le rapport mentionne également l’impact du soja sur l’environnement dans les pays consommateurs, victimes de l’élevage intensif, que nous évoquions dernièrement dans nos lignes.
Le roi de la déforestation
Alors que 49 % de la végétation naturelle du Cerrado a aujourd’hui disparu, et que 289 000 hectares de forêt bolivienne cèdent chaque année leur place à la culture du soja, une troisième initiative militante a été lancée en mars dernier par l’ONG américaine Mighty Earth, en collaboration avec la fondation Rainforest (Norvège), intitulée « Les derniers mystères de la viande ». A l’instar de Greenpeace avec McDonald’s, l’ONG met en cause la chaîne Burger King dans la déforestation massive décrite plus haut : « le roi du burger règne sur un royaume de déforestation », assène Kristin Urquiza, directrice de campagne de Mighty Earth.
Alors que 49 % de la végétation naturelle du Cerrado a aujourd’hui disparu, et que 289 000 hectares de forêt bolivienne cèdent chaque année leur place à la culture du soja…
Selon Nils Hermann Ranum, directeur du département des politiques et campagnes de Rainforest, « Burger King n’a mis en œuvre aucune politique permettant d’éviter que la nourriture qu’elle sert contribue à la destruction des forêts », à la différence de son concurrent McDonald’s, engagé depuis 2006 dans la lutte contre la déforestation. Même si la chaîne n’a pas de responsabilité directe (le soja est vendu par Cargill et Bunge à des éleveurs qui vendent leur viande à Burger King), l’association considère qu’elle a, du fait de sa taille et de son influence dans la filière économique, un devoir de diligence envers les conséquences environnementales et sociales de son activité. Or, l’entreprise refuse de s’engager à n’acheter que de la viande certifiée, ou même à dévoiler ses circuits d’approvisionnement.
Comment y remédier ?
En guise de solutions pour panser les plaies des forêts sud-américaines, le WWF suggère de généraliser la certification RTRS (table ronde pour le soja responsable) qui « définit un ensemble de principes et critères visant à arrêter la conversion d’habitats à haute valeur de conservation, de promouvoir de meilleures pratiques agricoles, et de s’assurer que le travail est effectué éthiquement et dans le respect de la revendication des terres », en attendant que s’étende la culture du soja bio. Le Fonds se prononce aussi pour une réduction des importations, notamment en Europe, rendue possible par l’amélioration des rendements nationaux et l’utilisation d’alternatives (colza, pois, luzerne).
Greenpeace, de son côté, propose d’étendre le moratoire concernant la forêt amazonienne aux autres régions touchées par la déforestation, forçant les agriculteurs à améliorer l’efficacité des terres à disposition plutôt que de s’étendre indéfiniment. Sur ce sujet, Mighty Earth cite comme preuve l’augmentation constante de la production dans les anciennes terres de la forêt amazonienne (+100% entre 1999 et 2010), sans déforestation supplémentaire.
La prédiction de la FAO menace pourtant le fragile équilibre gagné par les ONG environnementales : pour ralentir la frénésie de la culture du soja, la solution la plus simple passe par nos assiettes. En mangeant moins de viande, nous consommerons moins de soja. Cela ne veut pas dire renoncer entièrement aux steaks juteux : selon un nutritionniste contacté par WWF, 400 grammes de viande par semaine suffisent à un régime équilibré ; or, les Français en consomment entre 800 et 1200 grammes par semaine !
Crédit Photo : WWF / Autumn Mott
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