Plongeurs virtuoses et grands amoureux des fonds marins, Emmanuelle Périé-Bardout et Ghislain Bardout parcourent les océans depuis plusieurs années, en partenariat avec des chercheurs du CNRS, à la découverte des « forêts animales marines ». Des forêts jusqu'alors inconnues qui jouent pourtant un rôle crucial dans la préservation de la biodiversité sous-marine.
Under The Pole
Au début de l’histoire, il y a la rencontre entre deux plongeurs amoureux des profondeurs, Ghislain Bardout, ingénieur, et Emmanuelle Périé-Bardout, marin de formation. C’est l’explorateur Jean-Louis Étienne qui leur a appris comment monter une mission exploratoire, lui qui a été le premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire dans les années 80. En 2008, le couple décide de créer le programme d’exploration sous-marine Under The Pole.
L’objectif, « faire de la plongée en eau profonde un allié de la recherche scientifique et ainsi mieux préserver les océans », entame Emmanuelle Périé-Bardout, jointe par téléphone depuis leurs bureaux en Bretagne, pour La Relève et La Peste.
S’en suivent une quinzaine d’années de missions scientifiques exploratoires, des eaux polaires de l’Arctique à la Polynésie française, qui ont permis à l’équipe de recueillir des données dans des zones jusqu’alors inexplorées. Puis le lancement, en 2021, du nouveau programme d’exploration océanographique d’Under The Pole, DeepLife.
L’équipe Under The Pole
A la découverte des « forêts animales marines »
Reconnu comme projet officiel de la décennie des Nations Unies (NU) pour les sciences océaniques au service du développement durable, et lancé en partenariat avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), ce programme international (2021-2030) a pour ambition d’étudier la zone mésophotique des océans. Cette zone, entre 30 et 200 mètres de profondeur, est encore largement inexplorée et l’obscurité y augmente avec la profondeur. Le programme veut évaluer l’impact du changement climatique, et pouvoir ainsi mieux la protéger.
Surtout, l’équipe cherche à y étudier les « forêts animales marines ». Un concept aux contours encore flous que Lorenzo Bramanti, chercheur au CNRS et codirecteur scientifique de la mission DeepLife, s’attelle à définir.
« Pour le moment, il n’y a pas encore de critères arrêtés pour définir ce qu’est une forêt animale marine, entame le chercheur pour La Relève et La Peste. Mais ce qu’on peut dire, c’est que ces forêts sont des habitats complexes en trois dimensions qui créent des micro-climats et qui abritent une très grande biodiversité, ce qui leur confère un un rôle écologique très important. »
Et de renchérir : « Contrairement aux forêts terrestres dominées par des végétaux, ces forêts peuvent s’épanouir dans la pénombre des zones mésophotiques ».
Des fonctions écologiques majeures
Quel intérêt y-a-t-il à appliquer le concept de forêt terrestre à l’univers marin, pourrait-on se demander. Un intérêt de taille, répond Lorenzo Bramanti, pour qui cela permet justement « d’avoir une approche scientifique basée sur la fonction écologique de la forêt, et non pas uniquement sur les espèces qui la constituent ».
En clair, « au lieu de protéger les coraux ou les gorgones indépendamment les uns des autres, on protégerait les fonctions écologiques des forêts marines. »
Des fonctions écologiques que l’équipe d’Under The Pole a bel et bien constatées depuis le lancement de la mission DeepLife, à commencer par la capacité des forêts animales marines à modifier le courant dès lors que la densité d’espèces y est suffisamment forte.
« Étant donné qu’il y a moins de courant dans les forêts animales marines, des espèces juvéniles de poissons peuvent s’y trouver, développe Lorenzo Bramenti. Ces forêts constituent donc l’habitat d’espèces qui ont besoin de peu de courant. »
Sans compter le fait qu’au sein des forêts animales marines, notamment composées d’éponges, coraux, hydrozoaires et gorgones, plus la densité est importante, plus la biodiversité y est riche, comme dans la première forêt animale marine découverte en Arctique par le CNRS et l’équipe d’Under The Pole.
Un manque criant de protection
Des découvertes dont se réjouit Lorenzo Bramanti, qui ne cache pas son inquiétude face à l’absence de protection des forêts animales marines.
« Il existe bien des Aires marines protégées (AMP), constate le chercheur, mais les protections qui s’y appliquent concernent essentiellement les zones peu profondes et ne prennent pas en compte la question de la profondeur. »
Conséquence directe, certaines forêts sont soumises à la surpêche et courent le risque d’être chalutées, alors même qu’elles abritent une très riche biodiversité.
En l’absence de protection effective, les forêts animales marines sont également soumises aux nuisances du trafic maritime, « qui couvre les bruits acoustiques à l’intérieur des forêts, continue Lorenzo Bramanti. Pour protéger l’environnement acoustique des forêts, il faudrait des bateaux qui fassent moins de bruit et à des distances plus importantes des AMP ».
Et de renchérir : « Surtout, il faudrait qu’on arrive à identifier des zones prioritaires où des aires de conservation puissent être créées ».
Sensibiliser le plus grand nombre à la protection des océans
Pas de quoi décourager pour autant l’équipage pluridisciplinaire d’Under The Pole, au contraire. Après une première phase d’expédition à la découverte des forêts marines des îles du Svalbard, à l’extrême-nord de la Norvège, suivie d’une exploration aux îles Canaries et aux Caraïbes, l’équipe stationne actuellement en Méditerranée avec sa goélette « Why », avant de repartir pour les Caraïbes l’an prochain.
« On va continuer à plonger pour rapporter des données utiles à la recherche scientifique, sourit Emmanuelle Périé-Bardout qui, particulièrement humble, fait pourtant partie des rares plongeurs au monde capables de plonger en eaux profondes tout en collectant des données scientifiques. Je le fais aussi pour mes enfants. Être mère a beaucoup renforcé mon engagement. »
Un engagement que la mère de famille, aux côtés de l’équipe d’Under The Pole, défendra notamment à la Conférence des Nations Unies sur l’océan (Unoc), où elle sera présente aux côtés de la société civile en juin 2025 à Nice.
« On espère également pouvoir être présent du côté des décideurs pour défendre les zones mésophotiques et les forêts animales marines pour qu’elles soient enfin protégées, conclut-elle. Quand on détruit la forêt amazonienne, tout le monde se rend compte du problème. Pour les forêts animales marines, c’est la même chose, et il faut qu’on le fasse entendre jusqu’aux plus hauts niveaux de décision. »
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