Le 9 avril, le fleuve Escaut a été pollué par 100 000 mètres cubes de pulpes de betteraves en décomposition, une matière organique hautement toxique, car les bactéries qu’elle contient asphyxient tout sur leur passage. En cause : la sucrerie Tereos, à Escaudœuvres (Nord), où une digue s’est rompue, libérant un immense réservoir. La gestion trouble de l’accident par les autorités est sûrement à l’origine d’une catastrophe écologique majeure en France et en Belgique, passée inaperçue à cause de la crise sanitaire.
Un accident dévastateur pour la vie du fleuve
Une nappe de 100 000 mètres cubes d’eaux polluées s’écoule peu à peu le long des 350 kilomètres de l’Escaut, ce fleuve qui traverse Cambrai et Valenciennes, Tournai, Gand et Anvers en Belgique, puis se jette dans la mer du Nord, après avoir passé la frontière des Pays-Bas. À une vitesse d’une dizaine de kilomètres par jour, elle tue toute la faune aquatique sur son passage, ne laissant derrière elle que des eaux à moitié mortes, qui mettront des années à se repeupler.
D’où vient-elle ? Selon toute apparence, de la sucrerie Tereos, implantée dans la ville d’Escaudœuvres, à proximité de Cambrai. D’envergure internationale, le groupe Tereos commercialise la marque Béghin-Say.
Dans la nuit du 9 au 10 avril dernier, peu avant minuit, la digue de terre d’un bassin de décantation de la sucrerie se brise. Il s’agirait d’un accident : des rats musqués auraient creusé des terriers dans les parois, fragilisées. Le bassin n’en contenait pas moins de 100 000 mètres cubes de pulpes de betteraves en décomposition, l’équivalent du chargement de 14 285 camions, selon la RTBF. Une quarantaine de piscines olympiques.
Est-ce de la boue ? Est-ce de l’eau de lavage ? Ce ne sont pas des produits chimiques, c’est certain, mais des « matières organiques » — ce qui ne rend pas ces eaux moins dangereuses. Pour se débarrasser de ses déchets, l’entreprise les introduit dans un grand bassin, dans lequel les bactéries vont se nourrir des résidus de betteraves tout en consommant de grandes quantités d’oxygène. Tant que cette décomposition est sous contrôle, il suffit d’insérer de l’oxygène dans le bassin jusqu’à l’achèvement du processus, puis nettoyer ce qui reste, comme dans une station d’épuration.
Mais quand la digue des réservoirs s’est rompue dans la nuit du 9 avril, ces dizaines de milliers de mètres cubes de boues se sont infiltrés dans les champs et les habitations des alentours, avant de s’écouler comme eaux de pluie jusqu’au fleuve. Pendant que le cours les mène inévitablement jusqu’à la mer, les masses de bactéries présentes dans les boues continuent leur travail et consomment l’oxygène du fleuve : c’est l’asphyxie. Les organismes vivants sont anéantis partout où circulent ces eaux pernicieuses.
En pleine période de confinement, qui monopolise les corps comme les esprits, les milliers de poissons morts flottant à la surface du fleuve ou s’échouant sur ses berges ont fait peu de bruit. Quelques promeneurs livrent des témoignages disparates ; tous s’accordent cependant à reconnaître que ces boues ont provoqué une hécatombe.
À Paillencourt, dans le Nord, une professeure des écoles témoigne à Franceinfo : « C’est la première fois qu’on voyait ça, des centaines de poissons morts de toutes tailles, des petits et des grands. » Et encore, ce n’est que la partie visible du carnage. Qui s’inquiétera des anguilles, des larves des insectes, des œufs, des micro-organismes, sans compter les espèces menacées ?
Pendant ce temps, l’entreprise Tereos reconnaît sa responsabilité dans l’accident ; du moins, sur toute la section française de l’Escaut. Dès le 10 avril, elle aurait alerté les autorités préfectorales, procédé à des contrôles de l’eau, mis en œuvre des moyens d’oxygéner le fleuve, envoyé des équipes ramasser discrètement les cadavres de poissons…
Confrontation diplomatique entre la France et la Belgique
Car depuis le 9 avril, la nappe de boue a continué son chemin. Le 10, elle était à Bouchain, le 12 à Denain, le 18 à Valenciennes. Le 20 avril, peut-être avant, elle a traversé la frontière avec la Belgique. Désormais, après Tournai, la vague est passée par Gand, bien plus au nord, dans les Flandres.
Des dizaines de villes ont fait les frais de cette pollution, que certains décrivent comme une marée noire, d’autres comme une écume blanche, tous comme un carnage.
Le scandale, qui ne s’est pas arrêté à l’écocide, est rapidement devenu diplomatique. Fondée en 1994, la Commission internationale de l’Escaut, qui rassemble la France, la Belgique fédérale, la Wallonie, la Flandre, la région Bruxelles-Capitale et les Pays-Bas, est censée assurer la gestion vertueuse du fleuve et coordonner la réponse des six partenaires aux épisodes de pollution. On ignore ce qu’il s’est passé dans le détail, mais le fait est que la Commission n’a pas été prévenue de l’accident avant le 19 avril. À vrai dire, personne n’a été sollicité.
Le 9 avril, les autorités françaises sont contactées et interviennent. Le 15, l’Office français de la biodiversité observe une mortalité anormale dans le fleuve et publie un communiqué, repéré le lendemain par les délégations flamande et bruxelloise de la Commission. Celles-ci interrogent les autorités françaises, demandent des explications, mais l’alerte n’est officiellement lancée à l’échelle internationale que le 20 avril, une date bien trop tardive pour prévenir les dégâts en Wallonie.
À présent, la Belgique reproche à la France son manque de transparence, alors qu’elle disposait de tous les outils pour gérer correctement la crise. C’est vrai : pourquoi diable se servir d’une organisation européenne efficace quand il n’est pas question de profits, mais d’environnement ? Il aura fallu dix jours à la France pour alerter la Wallonie et une journée à la Wallonie pour alerter la Flandre.
Grâce à son éloignement et à la mobilisation massive d’entités et de volontaires, rapporte La Voix du Nord, la région flamande a pu sauver presque toute la faune piscicole de sa partie du fleuve, au cours de « la plus grande opération de sauvetage écologique dans ses eaux navigables ».
À Gand, les écluses ont été fermées pour que les boues ne pénètrent pas les canaux de la ville ; en aval, avant l’arrivée de la vague, des armées d’agents et de bénévoles ont retiré des eaux les poissons et de l’oxygène a été injectée dans le fleuve au passage de la marée toxique. C’est ainsi que le pire a été évité.
En France et en Wallonie, l’accident s’est transformé en catastrophe écologique majeure, selon Nicolas Yernaux, porte-parole de la région wallonne. La faune piscicole du fleuve a été complètement décimée : ce sont dix années de travail pour améliorer la qualité de l’eau et restaurer la faune et la flore qui partent en fumée.
« On entend faire la lumière sur ce qui s’est passé, a déclaré Nicolas Yernaux, car ni la Wallonie, ni la Flandre, ni les Pays-Bas n’ont été prévenus par la France. C’est extrêmement dommageable. De notre côté, on a immédiatement prévenu nos homologues flamands, qui ont réussi à sauver 90 à 95 % des poissons. C’est bien la preuve que ces processus d’alerte sont pertinents. C’est silence radio du côté de la France. »
En premier lieu, le pollueur devra payer, c’est la moindre des choses. Or, Tereos ne veut pas être tenu pour responsable de la pollution en Belgique.
« Il est à ce stade impossible d’établir un lien de causalité avéré entre l’incident survenu à Escaudœuvres en France et ce qui est rapporté de la situation en Belgique avec une mortalité des poissons d’ampleur », a estimé le groupe.
La sucrerie d’Origny-Sainte-Benoite (Aisne), appartenant également à Tereos, avait déjà pollué l’Oise en 2018, après une fuite de vinasse, un fertilisant industriel issu de la betterave. Une enquête est encore en cours, mais il est à parier que l’entreprise s’en sortira sans grand encombre.
Un élément supplémentaire qui devrait être versé au dossier actuel : le 19 février dernier, l’un des bassins de la sucrerie d’Escaudœuvres a connu un premier épisode de fuite, qui n’a pourtant pas alarmé les responsables de l’usine, ni alerté les autorités françaises, n’ayant quant à elles effectué aucun contrôle des bassins ces quinze dernières années. Il va bien falloir faire la lumière sur l’accident ; mais la préfecture et l’usine étant impliquées à égale mesure, l’affaire risque de se tasser à la manière de toutes les autres, tranquillement, évincée par les nouvelles actualités, et l’oubli.
« Il y a un silence de l’État, de la région et du département autour de cette affaire qui interroge », a chuchoté à Franceinfo Thomas Walet, un élu écologiste de la ville de Cambrai.
Le parquet de Cambrai a ouvert deux enquêtes judiciaires, pour « déversement de substances nuisibles en milieu aquatique ». Elles ont été confiées à l’Office français de la biodiversité. En ce qui le concerne, l’Escaut aura beaucoup de mal à s’en remettre. Quand la biomasse reviendra-t-elle a son niveau du mois de mars ? Dans cinq ans, dans dix ans ? Et si jamais un autre épisode de pollution survient dans quelques années ? Comment pourra-t-on mesurer la pollution due au nitrate et au phosphore, issus de la décomposition des matières organiques ?
Laissons le soin de conclure à Xavier Rollin, directeur du Service de la pêche de Wallonie : « Il faut arrêter de penser qu’avec des catastrophes pareilles, il suffit de rempoissonner avec des poissons achetés en pisciculture. Ce n’est pas comme ça que ça se passe dans la nature, on a de toute façon perdu en biodiversité génétique et ce n’est pas remplaçable. » Et tout cela pour entretenir l’obésité de la population.
Crédit Photo couverture : capture d’écran reportage FR3