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Seine-Saint-Denis : Le LEØ, un tiers-lieu écolo et social entièrement gratuit, est menacé d’expulsion

« Militants, anticapitalistes, nous mettons les institutions face à leurs contradictions, déclare-t-elle. Mais nous avons fait nos preuves. Et maintenant que nous les avons faites, on nous traite de squatteurs ! C’est incohérent. »

Installé depuis deux ans dans un ancien entrepôt de Pantin, en Seine-Saint-Denis, le Laboratoire écologique zéro déchet (LEØ) est emblématique du lien profond qui unit l’écologie aux solidarités. Mais le propriétaire souhaite aujourd’hui récupérer les bâtiments et le LEØ est menacé d’expulsion. La Relève et La Peste est allée à sa rencontre.

Inventer un monde sans argent

« Tout ce qui ne sera pas défendu sera perdu » : inscrite en lettres noires sur une banderole de soutien à la ZAD du Carnet, cette implacable devise frappe les yeux de tout visiteur franchissant pour la première fois le seuil du Laboratoire écologique zéro déchet (LEØ), à Pantin.

Crédit : Augustin Langlade

Installé depuis deux ans dans des entrepôts abandonnés de l’Établissement public foncier d’Île-de-France (EPFIF), l’un des plus grands bâilleurs de la région, le LEØ n’est pourtant ni une ZAD ni un squat ordinaire.

À la fois association solidaire, atelier de réparation, lieu d’accueil pour personnes précaires, plate-forme de redistribution des dons et des invendus, bibliothèque, il s’agit plutôt d’une galaxie, autour de laquelle gravitent des centaines, voire des milliers de personnes.

Stéphanie à la couture – Crédit : Augustin Langlade

« J’habite dans le quartier depuis bientôt quinze ans. J’ai fait partie de plusieurs associations, mais le milieu m’a assez déçue. Quand j’ai découvert le LEØ, j’avais déjà une démarche zéro déchet. On avait la même façon de voir les choses. Ça a été un coup de foudre : des idées très pointues, dans une démarche respectueuse des gens, sans ligne trop dure. L’écologie accessible à tous. Alors, j’ai ouvert des ateliers et ça a vraiment bien fonctionné. Le premier consistait à fabriquer des serviettes hygiéniques lavables. Il avait lieu tous les quinze jours, à l’été 2019. Puis les autres ateliers couture ont attiré des publics vraiment différents, de la jeune étudiante à la petite mamie, en passant par un livreur Uber, qui venait réparer son jean et son vélo. » raconte Stéphanie pour La Relève et La Peste

À première vue : un bazar indéchiffrable, un grand amas de bric et de broc où se côtoient pêle-mêle livres et vélos, parapluies et machines à coudre, lampes, outils, instruments de musique, bureaux, cuisine, salon, cantine. Mais peu à peu, l’ordre apparaît.

La salle publique – Crédit : Augustin Langlade

Au fil de la visite, chaque objet semble avoir trouvé sa juste place, chaque pièce sa juste fonction. L’équilibre se dessine, une harmonie surprenante, atteinte au terme de longues négociations, sans doute. 

Au quotidien, trois personnes vivent et travaillent au LEØ : Amélie, Michel, Julie. Mais les bénévoles se comptent en dizaines, sans parler de ceux qui viennent donner de temps en temps un coup de main. Qui sont-ils ? Ce sont des gens comme vous et moi, qui ont au cœur d’aider les autres, qui adhèrent au projet de société se dessinant entre les lignes. À la question du « qui », Amélie nous répond « comment » :

« Ce n’est pas tant les personnes que le lieu qui compte. C’est le contenant, solidaire, écologique, militant, créé pour accueillir tous ceux qui le veulent et vivre à travers eux. »

La fine équipe, Michel, Amélie, Julie et Délos – Crédit : Augustin Langlade

Le LEØ est né de bon sens et de quelques idées fortes. En 2018, une ancienne troupe de théâtre investit une imprimerie désaffectée de Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis. Le projet : fonder un lieu de lutte contre le gaspillage alimentaire et matériel, où les activités seraient entièrement gratuites. C’est la première idée forte : pas d’argent. De là, tout devient possible.

Plusieurs mois après son ouverture, le LEØ a mis en place un grand atelier de réparation, une cuisine, une AMAP, accueille d’autres associations, attire les habitants du quartier.

Deux tonnes d’objets ont été récupérés, réparés, redistribués. C’est une réussite sociale et écologique. Mais le collectif est expulsé par la mairie et doit déménager.    

« Après ce premier squat, se souvient Amélie, nous avons été accueillis dans un lieu en cours de procédure. C’est là que l’association a été montée. Des habitants de Noisy-le-Sec se sont proposés spontanément pour l’administration. »

Très vite, nouvelle expulsion. Le LEØ doit déménager une seconde fois. Direction l’entrepôt actuel de Pantin, entre le périphérique parisien, la gare, un cimetière et un quartier particulièrement précaire de la Seine-Saint-Denis. Le bâtiment est choisi un peu au hasard : une friche, un lieu désert, de la place, une opportunité. 

Cette fois-ci, l’entrepôt s’étend sur deux étages et 4 000 mètres carrés. Le LEØ peut se déployer dans toute la puissance de son second principe : pallier les déficits chroniques de solidarité de notre société.

Suivie par des habitants de Noisy, l’association ne tarde pas à prouver qu’elle répond à de réels besoins. En quelques mois, l’atelier d’autoréparation se remet en place, la gratuiterie pour mamans précaires rouvre ses portes, les distributions alimentaires s’organisent.

Epicerie solidaire pour les mamans – Crédit : Augustin Langlade

Deux ans ont passé, on ne compte plus les volets d’action du LEØ, décidément sur tous les fronts : couture, cantine végétale, hébergement d’urgence et accompagnement pour les femmes et mineurs isolés, projections, spectacles, débats, cours de français, sérigraphie, soudure, low-tech, compostage…

« On peut dire que c’est comme une grosse boîte, avec plein de trucs dedans », nous confie Amélie, tout en caressant le vieux chien Délos qui s’est glissé entre ses jambes. Lui aussi a été recueilli.

Délos – Crédit : Augustin Langlade

Il y a maintenant des chats, un noir, un blanc, d’autres absents. Il y a des caravanes où dort l’équipe. Il y a des espaces où plusieurs associations peuvent stocker leur matériel, préparer leurs actions, se coordonner : Extinction Rebellion, les Brigades de solidarité populaire, Entraide citoyenne et bien d’autres en font partie.

Là se trouve la troisième idée forte du LEØ : être un lieu d’accueil universel, à condition de ne pas introduire en ces murs l’argent, l’odieux argent.  

À l’arrière, dans la partie « privée » de l’entrepôt, des montagnes de nourriture attendent d’être distribuées. Ce sont des récupérations alimentaires de toutes sortes, des invendus, des dons. Le LEØ retire et recycle les emballages, valorise les pertes en compost et concocte des paniers-repas destinés aux mamans pauvres du quartier.

Des centaines de lots sont écoulés chaque semaine : encore un franc succès. Pendant que nous discutons avec Amélie, quelqu’un amène des produits frais donnés par un supermarché, un autre repart avec une palette de radis. Ici, rien ne se perd, rien ne crée, tout se transforme (et s’échange).

Un des chats du LEO – Crédit : Augustin Langlade

L’opposition des institutions capitalistes

Mais aujourd’hui, le lieu est en péril. Tout ce que le LEØ a accompli pendant deux ans pourrait être détruit. En guerre contre les squats, l’EPFIF souhaiterait reprendre en main les bâtiments, sur lesquels poussera sûrement, d’ici 2024, un « écoquartier » flambant neuf.

« Quand nous nous sommes installés, raconte Amélie, nous avons demandé une convention d’occupation. Refusée, évidemment. L’EPFIF nous a ensuite envoyé un huissier pour entamer une procédure. »

À contre-courant des lignes de défense classiques, le LEØ a choisi de ne pas miser sur la situation personnelle des dénommés « squatteurs », mais de défendre « un projet, un lieu de solidarité, d’écologie pratique, dans un quartier vraiment populaire », nous confie avec un sourire Amélie.

C’était périlleux, mais la ligne de défense a fonctionné : le 19 novembre 2019, le tribunal d’instance de Pantin a choisi d’accorder trois ans de délai à l’association, « ce qui était presque historique, continue Amélie, car une décision similaire n’avait été prise que trois semaines auparavant, à Avignon. »

Cette affaire opposait l’association Rosmerta, lieu d’accueil de mineurs isolés et familles en exil, à l’association diocésaine d’Avignon.Sont-ce là les prémices d’une future jurisprudence sur la possibilité, pour les associations d’intérêt public comme le LEØ, de jeter l’ancre dans des locaux abandonnés, vides d’occupants, dénués de toute fonction ? 

Mais après la première instance, il y a bien souvent la seconde. L’EPFIF a fait appel. Et le contexte n’est pas le même. Comme pour s’en convaincre, Julie, récemment arrivée au LEØ, énumère les expulsions récentes qui « pleuvent dans tous les pays ».

La maison de l’écologie et des résistances occupant l’ancienne bourse d’affrètement de Saint-Mammès, en Seine-et-Marne : expulsée. La ZAD du Carnet, défendant 110 hectares de zones humides dans l’estuaire de la Loire : expulsée. La ZAD du triangle Gonesse, au nord-est de Paris : expulsée sans délai. La ZAD de la Colline en Suisse, la « Casa cantoniera occupata » en Italie, la ZAD d’Arlon en Belgique, le Landy sauvage de Saint-Denis : expulsés, évacués, dispersés.

Crédit : Augustin Langlade

L’audience en appel, qui maintiendra un rêve ou y mettra fin, se tient à Paris le 20 mai prochain.

« Trois semaines après, le jugement sera rendu et nous serons potentiellement jetés dehors », redoute Amélie. « Mais la cour peut aussi confirmer les trois ans », ajoute Julie, qui tient à compenser les craintes par des espoirs.

En attendant les journées fatidiques de mai, le LEØ mobilise tous ses atouts. L’association a déjà reçu des centaines d’attestations de témoins et de lettres de soutien, qui seront versées au volumineux dossier.

Certains élus locaux prennent officiellement position en faveur du projet, « mais personne ne s’en est jamais emparé, en déclarant que c’était utile au quartier, regrette Amélie. Le passage entre soutenir et agir est difficile. »

Une prospection de longue haleine, pour obtenir un lieu conventionné plus durable, a également été entreprise, sans succès pour l’instant. Le conflit latent avec l’EPFIF, très puissant en Île-de-France, entrave la plupart des démarches.

« D’où la nécessité de solliciter des élus, des institutions ou des médias », explique Julie.

Julie prépare le café – Crédit : Augustin Langlade

Le LEØ ne demande qu’un lieu conventionné, où il lui serait possible de s’implanter à long terme, sans appréhender une procédure de « nettoyage » qui ruinerait à nouveau tous ses efforts.

« On ne déménagera pas dans un autre squat, prévient Amélie. C’est trop de travail. Nous ne demandons pas d’argent, juste un lieu, même une friche où l’on mettrait des bâtiments nomades, sans impact au sol. Des friches, en Île-de-France, il y en a beaucoup. »

La cofondatrice du LEØ aimerait que le bien-fondé de l’association soit reconnu.

« Militants, anticapitalistes, nous mettons les institutions face à leurs contradictions, déclare-t-elle. Mais nous avons fait nos preuves. Et maintenant que nous les avons faites, on nous traite de squatteurs ! C’est incohérent. » 

D’ici le 20 mai, espérons que cet appel à l’aide rencontrera de plus propices oreilles.      

Augustin Langlade

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