Dimanche dernier, Marlène Schiappa annonçait sur Twitter le lancement des « Prodiges de la République », nouveau dispositif mis en place par le gouvernement français. Quel est le principe ? Des « prodiges » sont désignés par leurs proches, puis envoyés devant un « jury départemental » (réuni pour l’occasion) qui choisira un.e citoyen.ne modèle dont l’honneur sera de verser 500 € à une association de son choix.
Le collectif virtuel des Répliques n’a pas tardé à relever la réponse cinglante de Cédric Herrou à cette annonce. En quelques mots, Cédric Herrou a fait apparaître l’envers du décor : sous ce dispositif « valorisant » la solidarité et la citoyenneté, est abritée une France où il a fallu se battre quatre années durant pour qu’un citoyen se voie accorder le droit d’aider des personnes en danger malgré leur irrégularité administrative.
Alors, si la réplique nous fait rire (pour ne pas pleurer), c’est parce qu’elle nous donne à voir la distance absurde qui se trouve entre deux usages du terme de « solidarité ». Un usage relève de la communication opportuniste d’un gouvernement mal en point – un autre vient de l’activisme patient d’un citoyen encore mis à mal par les idéologues dominants. « Solidarité », voilà donc un qualificatif qui vous coûtera 30.000 euros si vous ne l’orientez pas vers les bons gens, et vous couvrira d’une gloire momentanée s’il convient aux critères d’un jury départemental. Mais comment en est-on arrivé-là ? Explications par Pierre Boccon-Gibod.
Cédric Herrou, défenseur actif de la solidarité humaniste contre les réactions nationalistes
L’histoire de Cédric Herrou est celle d’un agriculteur venant en aide à des personnes en danger près de chez lui conformément à un principe que lui a enseigné sa mère : tous les humains méritent d’être aidé lorsque leur vie est en danger. Au-delà son milieu familial, ce principe humaniste et d’universaliste est conforme au préambule de la Constitution de la IVé République, qui lui-même se réfère à la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789.
« Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. Il réaffirme solennellement les droits et libertés de l’homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des droits de 1789 et les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. » Préambule de la Constitution de la IVé République
Ce texte sera repris dans la constitution de la Vème République, celle qui est en vigueur. De ce fait, la volonté de Cédric Herrou d’aider des personnes démunies à obtenir la reconnaissance de leurs droits est totalement en phase avec notre constitution. C’est d’ailleurs précisément ce qu’a reconnu le conseil constitutionnel en 2018, instituant alors le « principe de fraternité » qui légitime « la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ».
C’est donc ce nouveau droit qui a permis à Cédric Herrou d’être relaxé par la justice Française au début de l’année. Au terme de son combat, il a obtenu le simple droit d’être solidaire avec un humain malgré son irrégularité administrative. Pourtant, sans ce droit, nous autres citoyens français encourrons une peine, le fameux « délit de solidarité », si nous portons secours à une personne sans-papiers.
Pourtant, ce délit n’a pas d’existence juridique. Il correspond à l’usage détourné que font certains juristes de l’article L. 622-1 du Code de l’Entrée et du Séjour des Etrangers et du Droit d’Asile. Cet article (qui visait initialement à sanctionner « toutes les officines louches, tous les individus qui, gravitant autour des étrangers indésirables, font un trafic honteux de fausses pièces, de faux passeports ») édicte que« toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers d’un étranger en France sera punie d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros ».
Contre l’usage de cette loi qui criminalise la solidarité universelle, Cédric Herrou a mené un long combat pour arracher aux forces politiques dominantes le droit de porter secours à son prochain sur le territoire français, de quelque nationalité, religion ou ethnie qu’il soit.
Ce droit, ce sont les politiciens comme Christian Estroi et Eric Ciotti, ralliés au parti « Les Républicains », qui ont cherché à le bafouer. Pour ces élus, la solidarité humaniste inscrite dans la Constitution est un crime parce qu’elle implique le droit apporter de l’aide à des personnes qui ne sont pas reconnues par l’Etat comme légitimes sur son sol. Selon eux, aucune aide ne doit être prêtée à ceux qui n’ont pas obtenu le droit de poser pied sur le territoire français.
Ainsi, ils répudient l’universalisme Républicain ; en lieu et place, c’est la bureaucratie de l’Etat qui décide de qui a le droit d’être traité comme une personne, et de qui doit être traité comme moins que rien.
Marlène Schiappa, réparatrice de pots cassés chez Start-Up Nation
Marlène Schiappa, de son côté, a « créé une initiative » qui est sa propre « touche personnelle » au gouvernement. Oui, il faut bien mesurer l’exploit : elle a réussi à transformer un système de primes – régulièrement utilisé en entreprise pour raviver ponctuellement la compétition entre les employés – en un système de revalorisation symbolique du civisme et des milieux associatifs.
D’une pierre, deux coups : les individus qui ont pallié aux carences de l’Etat pour répondre aux défis de la crise sanitaire se verront offerts le pouvoir financier de soutenir une association de leur choix. En un même dispositif, la solidarité citoyenne qui s’est mise en place lors du premier confinement, va être mis en scène comme renflouant les caisses du monde associatif… grâce à la soi-disant bienfaisance d’Etat !
Oscillant alors entre héroïsation des individus et mise en valeur de subventions publiques, ce dispositif met en scène le gouvernement comme soutenant les milieux associatifs et les actions civiques. Pourtant, cela ne va pas de soi. Tournons-nous vers l’histoire récente des associations à qui l’on propose ici une prime, et vers celle des « prodiges » qui auront l’honneur de décider qui en bénéficiera.
Ces prodiges, rappelons-le, seront élus parmi ceux qui ont réalisé ou participé à des initiatives citoyennes qui se sont mis en place ici et là pour répondre aux enjeux de la crise sanitaire lors du premier confinement.
Mais nous devons nous rappeler que c’était sur fond d’une incompétence gouvernementale face à la gestion de la crise que ces initiatives sont apparues. Ainsi en atteste le rapport Lizuray, 67 pages commandées par Edouard Philippe auprès d’un haut fonctionnaire pour détailler les dysfonctionnements au sommet de l’Etat.
C’était donc malgré l’absence de soutien concret venu de l’Etat à cette époque que ces citoyens ont mis en place des actions solidaires. Et c’est précisément sans soutien du gouvernement que l’urgence d’agir a été ressentie ; dans ce contexte, l’héroïsation de ces actions aujourd’hui peut être vue comme une tentative pour l’Etat de pallier à sa gestion médiocre de la crise sanitaire et sociale dans les représentations collectives.
Mieux, il peut servir à entériner l’absence d’action de la part de l’Etat comme normale : après tout, à quoi bon avoir un Etat responsable du bien-être collectif quand on peut compter sur nos prodiges locaux ?
L’abandon par l’Etat de sa responsabilité sociale s’est aussi fait ressentir au niveau associatif. Et nous pouvons suivre la trace de ce sentiment et de son évolution dans les communiqués de presse du Mouvement Associatif.
Dans un premier communiqué du 13 Mars, le mouvement adopte le ton de l’urgence, mettant de côté toute divergence idéologique, et en appelle à l’organisation de tous et de chacun face à la crise sanitaire.
« Le Mouvement associatif en appelle […] à ce que l’organisation du dialogue entre les autorités et les associations soit au cœur du dispositif de mobilisation nationale. » Il met néanmoins déjà en garde sur « les difficultés économiques auxquelles l’ensemble des secteurs associatifs doivent faire face », en appelant alors « les autorités » à ne pas négliger cette difficulté, dans l’intérêt de tous.
Puis, dans un deuxième communiqué publié peu de temps avant le premier déconfinement, le ton change, et se fait déjà plus polémique. Les auteurs font preuve de plus de colère et de panique en considérant l’avenir proposé par le gouvernement au monde associatif.
Alors qu’on annonce de « possibles mesures de réduction budgétaire compte tenu des coûts engendrés par la crise », les auteurs soulignent que « le tissu associatif, sur lequel les pouvoirs publics sont bien heureux de s’appuyer dès qu’il s’agit de répondre aux difficultés, se retrouve fortement fragilisé. Cela n’est pas acceptable ! ».
L’indignation se poursuit : « Combien de temps encore les pouvoirs publics encenseront-t-ils les associations dans les discours, tout en les négligeant dès qu’il s’agit de prendre des mesures économiques ? ».
Pour terminer, un appel est alors adressé directement au gouvernement : « Les citoyens ne cessent d’exprimer leur soutien à ces acteurs de proximité et de solidarité. Il serait grand temps que le Gouvernement donne enfin à la vie associative la place qui lui revient dans son agenda. ».
Cette colère est tempérée dans leur communiqué le plus récent publié en Septembre. Ici, le M.A. exprime une certaine gratitude envers un gouvernement qui semble avoir enfin entendu certains de ses appels au secours.
« Dans le plan de relance présenté par le Premier Ministre, Le Mouvement Associatif constate la prise en compte du rôle des associations et de leurs apports à la société dans différents domaines-clé des politiques publiques, mais déplore l’absence de soutien global à la sauvegarde et au développement de la vie associative. »
Pour autant, la négociation semble loin d’être terminée, et les bons rapports entre le gouvernement et les associations restent tendus. En témoigne d’ailleurs la tribune actuelle du Mouvement, écrite en Juin et disponible sur leur site, qui critique frontalement le modèle néolibéral et ses conséquences atrophiantes sur les milieux associatifs.
En effet, si lors de la crise sanitaire : « le tissu associatif qui maille le territoire national prouve à nouveau son rôle essentiel pour la résilience de notre société », « ces enseignements devront être au cœur non seulement du plan de relance de l’activité, mais des choix fondamentaux de société qu’il nous faudra faire dans les mois et les années à venir. »
Comment ? « D’abord, en mettant fin aux tendances qui, depuis plus de 30 ans, ont significativement affaibli les valeurs de l’Etat providence, conduit au recul des services publics et à la marchandisation croissante des biens communs, et réduit drastiquement les financements publics des initiatives associatives. Le tout marchand, même responsabilisé ne peut être une perspective soutenable, et l’économie de marché elle-même ne pourra y trouver son propre intérêt sur le long terme. Il faudra sans doute sortir du New Public management qui ne juge de la qualité d’une politique publique que sous l’angle de son moindre coût budgétaire. ».
Leur position est claire : il y a un problème de fond dans la vision du gouvernement en place, qui ne sera remédié que par une réévaluation des priorités économiques et sociales. La disparition progressive de l’Etat-providence et la financiarisation de toutes choses met en danger la vie associative et ses vertus.
Face à cette revendication venue d’un monde associatif à bout de souffle et face au mécontentement des citoyens ayant répondu seuls aux défis de la crise sanitaire, il est clair que Marlène Schiappa a dû innover. Son dispositif, mêlant système de prime, subvention publique et héroïsation d’acteurs individuels, essaie le plus probablement d’y répondre.
Elle le fait de deux manières : en dissolvant les tensions sur le plan des représentations, et en divisant les acteurs « solidaires » sur le plan matériel. En effet, en « valorisant » après coup le travail exceptionnel fourni par les « prodiges » et par les associations, le gouvernement dissout toute tension entre ses membres et les citoyens dans une unité idéelle (ou magique), « La République ».
En créant un système de compétition entre les individus où chacun voudra être élu « le plus » solidaire, entre les associations où chacune prétendra mériter plus qu’une autre les 500€ disponibles, le dispositif va créer, pour ceux qui se prennent au jeu, de la division entre les individus exemplaires et les associations éligibles.
Le « cercle vertueux de citoyenneté » que promeut Schiappa se révèlera surtout comme un évènement créateur de dissension et de jalousie parmi ceux qui essaient aujourd’hui de s’unir contre un gouvernement qui méprise les responsabilités sociales de l’Etat.
La « Solidarité Républicaine », une valeur à confiner au strict réseau des citoyens Français
Après ces analyses, nous pouvons enfin revenir sur cet échange entre Marlène Schiappa et Cédric Herrou. Il n’est pas juste qu’un seul et même gouvernement punisse un agriculteur solidaire de 30.000 euros tandis qu’il permette à un jeune « prodige » élu par des fonctionnaires d’offrir 500€ à une association.
Dans un bel exercice de novlangue, la solidarité redevient publiquement une valeur importante pour le gouvernement français alors qu’il a principalement agi dans le sens d’une désolidarisation généralisée de la République par rapport à ses citoyens. Cette désolidarisation porte le beau nom de « responsabilisation » dans la vision néolibérale de l’Etat.
Alors, le dispositif de Marlène Schiappa et le tweet qui l’accompagne est une moquerie d’envergure. Disons-le comme ceci : après avoir « responsabilisé » les individus, on les félicite d’avoir affronté un défi collectif (la crise sanitaire) en les invitant à reverser une modeste somme à l’une des associations qui se sont elles aussi efforcées de remédier aux enjeux de l’époque malgré une faiblesse de moyens. « Et puissent les chances être toujours en leur faveur », n’est-ce pas.
Les revendications du Mouvement Associatif sont claires : ce n’est pas une prime ponctuelle venue d’un héros ou d’une héroïne de la solidarité locale qui est demandée, mais bien une refonte intégrale de la place accordée au monde associatif au sein des mondes politiques.
Cela impliquerait un agrandissement des fonds économiques qui leur sont alloués, hausse justifiée par la position concrète que les associations occupent dans le développement réel de la société nationale et internationale.
C’est d’ailleurs à partir de cette perspective montrant la place des associations dans le développement de la société internationale que nous pouvons réellement cerner toute la distance qui sépare Cédric Herrou et Marlène Schiappa, et qui oppose leurs conceptions respectives de la « solidarité ».
Pour le premier, faire preuve de solidarité face à un humain en danger s’est révélé plus important que de respecter les frontières nationales. Nous avons vu que c’est précisément sur ce point que l’opposition a essayé de l’incriminer.
C’est que Cédric Herrou a finalement agi dans le sens du développement de la société internationale, en faisant de la solidarité une valeur supranationale. Ses frais de justice exorbitants sont le prix qu’il a payé pour que ce principe, pourtant reconnu par notre constitution, ne soit pas noyé sous la réaction nationaliste des « Républicains ».
Quant à la deuxième, elle a transformé l’action solidaire en un moyen d’obtenir un droit, celui de remettre une prime à une association de son choix. Cette remise de prime devra se faire sous l’œil attentif d’un jury garantissant que l’Etat garde le contrôle sur ce processus.
Alors, cette « solidarité » doit avoir de la valeur pour l’Etat, qui se réserve le droit de départager ce qui en relève de ce qui n’en relève pas. Se conformer à la définition du jury donnera accès à la possibilité de financer une association… qui, on s’en doute, devra elle-même être validée par le jury.
Bref, « Les Prodiges de la République » seront ceux qui auront fait preuve de solidarité sur le territoire français, à l’égard de citoyens français, et qui seront prêts à remettre une enveloppe aux associations dont l’Etat est certain qu’ils participent au développement de la société française. C’est que, comme toute start-up, la valeur intrinsèque du pays doit être savamment entretenue – cela, Marlène Schiappa le sait bien. Mais qu’en sera-t-il des associations ou des individus qui, comme Cédric Herrou, desservent la cause de l’Etat français pour développer la valeur de la société mondiale ?