Et si, plutôt que d'être coincés toute l'année derrière leur ordinateur, les salariés pouvaient participer ponctuellement à une activité professionnelle à laquelle ils donnent plus de sens tout en participant, à leur échelle, à la transition écologique ? C'est l'ambition de l'association les Ateliers Icare, qui propose aux professionnels qui le souhaitent d'expérimenter le concept encore méconnu de polyactivité. L'objectif, réconcilier travail, quête de sens et écologie. Tout un programme, donc, que détaillent pour La Relève et La Peste Frédéric Berthelot et Bruno Jougla, ingénieurs aéronautiques de formation et membres fondateurs de l'association des Ateliers Icare.
La Relève & La Peste : De quels besoins et quelles envies sont nés Les Ateliers Icare ?
Bruno Jougla : L’association est issue d’un collectif qui s’est formé en 2021. Elle rassemble des salariés et travailleurs indépendants de multiples secteurs, qui essaient de repenser la manière de travailler en essayant de retrouver du sens dans le travail tout en étant plus en phase avec l’urgence écologique.
Notre réflexion est venue du fait qu’on est beaucoup, aujourd’hui, à voir les limites d’un modèle de vie où, en étant engagés pour l’écologie, on fait des efforts à la maison, on commence à manger moins de viande, à prendre moins l’avion, à aller au travail à vélo, etc., alors qu’en arrivant au travail, soudainement, on fait des métiers qui ne sont pas du tout en adéquation avec nos valeurs et convictions, soit parce qu’on travaille dans des secteurs très polluants, soit dans des secteurs tournés uniquement vers le profit. A un moment, on s’est dit que ce n’était plus possible, qu’il y avait une perte de sens et une dissonance cognitive beaucoup trop grandes. C’est de là qu’est venue notre envie de redonner du sens au travail, pour que travail et écologie puissent marcher ensemble.
Frédéric Berthelot : Initialement, le collectif rassemblait surtout des professionnels du secteur de l’aéronautique, puisqu’il s’inscrit notamment à la suite de la lettre ouverte que l’Atécopol [collectif de scientifiques toulousains engagés dans la lutte contre le dérèglement climatique, NDLR] a écrite aux salariés du secteur aéronautique [pour les inciter à réfléchir sur la place de leur secteur face à la crise climatique, NDLR] en 2020. Moi par exemple, je suis ancien ingénieur aéronautique chez Airbus. J’en suis parti il y a plusieurs années par conviction écologique et sociale. Mais aujourd’hui, l’association s’est élargie à des secteurs beaucoup plus divers.
LR & LP : L’ambition de l’association de réconcilier travail et écologie s’articule autour d’un concept précis, celui de polyactivité. A quoi est-ce qu’il renvoie exactement ?
B. J. : Concrètement, la polyactivité, c’est le fait de cumuler au moins deux activités. On y réfléchit depuis longtemps, parce que dès le début, l’association a été composée de personnes qui ont insisté sur la nécessité de remettre en question notre rapport au travail par des expérimentations concrètes. Ça a tout de suite été clair qu’on voulait se tourner vers des métiers qui répondent aux besoins sociétaux prioritaires de notre temps, comme l’agriculture en agroécologie. A ce moment-là, on s’est dit que c’était un secteur qu’on voulait aider mais en même temps, on voyait bien qu’aucun de nous n’était prêt à quitter son métier pour s’installer à la ferme.
Ça peut être très difficile d’opter pour un changement radical, qui peut impliquer de perdre en salaire aussi. En réfléchissant on s’est donc dit : si on ne veut pas tout plaquer, est-ce qu’on ne pourrait pas trouver un modèle un peu hybride, qui ne soit ni un temps plein chez Airbus, ni un plein temps à la ferme, mais un d’entre deux ? C’est cette question qui nous a menés au concept de polyactivité. D’ailleurs, cette idée n’est pas nouvelle. Au XIXe siècle par exemple, au moment des révolutions industrielles, certains paysans allaient à l’usine à temps partiel.
F. B. : Aujourd’hui, on en est loin. On est plutôt enfermé dans des formes d’ultraspécialisation qui nous enferment. Avec la polyactivité, on veut vraiment s’inscrire sur un nouveau chemin.
LR & LP : Concrètement, comment ce concept de polyactivité est-il mis en place ?
F. B. : Pour permettre aux salariés qui le souhaitaient d’expérimenter la polyactivité, on a lancé une première expérimentation l’année dernière. On était huit. J’étais au chômage, les autres étaient à temps partiel ou ont pris des jours de congés. On s’est rendu plusieurs fois sur deux fermes en maraîchage bio sur sol vivant à côté de Toulouse. Ce qui m’a le plus interpellé, c’est le fait qu’en tant qu’ingénieur, on applique des process, on ne se questionne pas vraiment. C’est assez déshumanisant comme posture alors que quand on est dans une ferme, l’agriculture moderne ultra mécanisée mise à part, on travaille avec le vivant, il n’y a jamais de résultat garanti.
Ça me parle beaucoup, parce que ça participe à nous remettre à notre juste place, ce qu’on a complètement oublié dans le monde hors sol et ultratechnologisé dans lequel on est. Ce que je retiens aussi de cette première expérience, c’est que la polyactivité permet aussi de recréer du lien. En agriculture, on l’a beaucoup entendu cette année, les agriculteurs sont très seuls et même esseulés. Le fait d’avoir des personnes qui viennent s’intéresser à eux, ça leur procure une grande bouffée d’oxygène et ça permet de recréer du lien entre des espaces qui ne se côtoient plus.
B. J. : Cette année, dans le cadre de l’expérimentation « 4 jours dans les bureaux 1 jour à la ferme », on a reconduit des expérimentations, mais cette fois, on est une quarantaine de participants, sur une quinzaine de fermes bio entre Toulouse, Paris, Lyon et Nantes. Je me souviens très bien de la première expérimentation que j’ai faite l’année dernière, dans une ferme à 15 kms de chez moi, dans la région toulousaine.
En tant que responsable de projet dans un grand groupe aéronautique à Toulouse, mon quotidien, c’est un ordinateur, des mails, des réunions. On est dans un bureau où on se fiche de la météo par exemple, alors qu’à la ferme, on s’adapte en fonction du temps qu’il fait et on découvre tout un monde autour de nous, les poules, les grenouilles, le vivant, les odeurs, le vent. Et puis on apprend à ramasser les pommes de terre, repiquer les poireaux.
On découvre ce qu’il faut faire et les raisons pour lesquelles il faut le faire aussi évidemment. On se laisse guider et très vite, on arrive à du concret, avec les mains dans la terre tout de suite, ce qui fait un bien fou. Cette année, comme je ne travaille pas le vendredi, j’ai décidé de consacrer tous mes vendredis d’avril à juin dans trois autres fermes. C’est très enrichissant aussi, ça permet de voir différentes façons de travailler.
LR & LP : Les expérimentations que vous racontez ont été rendues possibles car les salariés participants étaient en temps partiel, ou bien parce qu’ils ont accepté de poser des congés ou de donner de leur temps libre. Au-delà de ces initiatives individuelles, comment la polyactivité pourrait-elle être mise en place à plus grande échelle ?
F. B. : La deuxième partie du projet sur laquelle on travaille, c’est justement comment structurer la polyactivité de façon plus systémique. Ça fait plusieurs mois qu’on contacte des entreprises dans des domaines très variés pour voir si elles seraient prêtes à accorder du temps à leurs salariés, d’un jour par semaine à un mi-temps, pour prendre part à une expérimentation de polyactivité.
Ce n’est pas aussi simple que l’on aimerait, alors qu’il y a de vrais avantages pour les entreprises à s’engager dans la polyactivité. Le niveau de perte de sens et de mal-être au travail est grandissant, et certaines entreprises ont du mal à recruter. Dans ce contexte, contrairement à ce que pensent les ressources humaines des grandes entreprises, permettre aux salariés de faire plusieurs activités leur donnera envie de rester dans l’entreprise ou même de postuler. C’est important de voir la polyactivité non pas comme un danger, mais comme une opportunité pour les entreprises.
LR & LP : Si des entreprises aéronautiques comme Airbus ou d’autres secteurs très polluants venaient à favoriser la polyactivité, ne craignez-vous pas une forme de greenwashing ?
F. B. : C’est un sujet dont on discute, bien sûr, puisqu’on s’adresse souvent à des entreprises qui ne portent pas du tout notre vision politique. Le greenwashing est clairement un risque, mais on part aussi du principe que si on ne travaille pas ensemble, il ne se passera pas grand chose, ou alors on restera juste une petite alternative dans notre coin et malheureusement, les petites alternatives, il y en a plein, mais elles arrivent peu à faire bouger les lignes. Le but, c’est de trouver des espaces de commun où on arrive à fonctionner ensemble alors que de base, on ne porte pas les mêmes valeurs.
B. J. : On sera content si Airbus, Sanofi ou Pierre Fabre font de la polyactivité. On est les premiers à penser que c’est comme ça que ça pourra prendre de l’ampleur pour toucher plus de personne. On travail sur travail et écologie, on ne va clairement pas le faire ça sans le monde de l’entreprise. Pour autant, on ne va pas renier nos valeurs. On va continuer à porter le discours qui est le nôtre. Dans notre secteur de l’aéronautique par exemple, on va continuer à dire qu’un doublement du trafic dans les quinze ans, ce n’est pas soutenable, et que les agrocarburants ne suffiront certainement pas à de l’aviation un un secteur soutenable.
LR & LP : A terme, comment envisagez-vous le développement de la polyactivité ?
F. B. : Le but, si on arrive vraiment à faire évoluer les choses, c’est qu’il ait une sorte de projet de loi pour que tout le monde puisse avoir, de manière choisie, une activité avec une dimension écologique et/ou sociale. Aujourd’hui on démarre par l’agriculture, mais à terme, la polyactivité pourrait concerner beaucoup d’autres domaines du soin, celui de nos aïeux ou de nos enfants par exemple. Notre but, c’est vraiment de s’hybrider avec ce qui existe déjà pour essayer de mettre en place collectivement une autre appréhension du travail.